La Vie secrète des vieux, texte et mise en scène de Mohamed El Khatib
La Vie secrète des vieux, texte et mise en scène de Mohamed El Khatib
Révélation : les vieux – et merci à l’auteur metteur en scène de les appeler par leur nom, sans périphrases – ont une vie. Sexuelle, sensuelle, amoureuse, désirante, mais enfin, ils vivent. De mieux en mieux et de plus en plus nombreux, au point de devenir un problème majeur pour les sociétés développées (voir Le Monde daté du 13 septembre dernier). Mais ne nous égarons pas du côté de la macroéconomie et de l’anthropologie : le secret, c’est que les vieux –nous- sont des gens. Françoise Dolto avait bouleversé le monde en révélant : « le bébé est une personne ». Aujourd’hui, même révélation pour les vieux. Des enquêtes récentes ont montré à quel point ils sont « protégés », censurés, aseptisés et parfois même maltraités dans les EHPAD. Compensation : des « activités » leur sont proposées, dont, pourquoi pas, des ateliers de théâtre.
Le spectacle commence ainsi. Dans une salle polyvalente, sobre, avec un micro sur pied, un petit praticable, un écran discret, Jacqueline Juin, de son fauteuil roulant, prend la parole. Pourquoi elle ? « Parce que j’articule », contrairement à bien des comédiens d’aujourd’hui, souligne-t-elle. Une première petite pique contre le théâtre d’aujourd’hui, ses paresses et ses routines. Ensuite, le groupe se présente : Micheline, Marie-Louise, Jean-Paul, Jean-Pierre, Chille, Martine, Salimata, et ceux dont on a oublié les noms, comme dans une soirée entre amis. Et puis tiens, Yasmine, la plus jeune. Quand on lui demande d’où elle vient, elle répond : « je suis d’origine aide-soignante ». Deux secondes qui ouvrent sur le social, avec plus de force encore que la présentation sans fard de chacun (dont deux docteures). Plus de femmes que d’hommes, c’est normal, la statistique sur les « personne s âgées le confirme. Peu à peu, elles, ils, parlent de leurs amours, de leurs désirs et de leurs secrets : il ne faut pas que les enfants sachent. Tabou numéro un : ne rien savoir de la sexualité des parents, surtout quand ils ne sont plus des parents, mais des vieux, dépendants, fragiles, protégés (de la tentation, entre autres) par l’institution. Enfin, ceux qui sont devant nous, avec nous, ne se protègent surtout pas des gros mots et des fantasmes jouissifs. Présent sur scène, l’auteur-metteur en scène leur donne de temps en temps un discret coup de main, une petite aide tendre et respectueuses. Mais ce sont elles et eux qui disent ce qu’il y a à dire.
L’art de Mohamed El Khatib, c’est de chercher et trouver son théâtre dans le réel ; et surtout d’inviter sur les planches ceux qu’on n’y voit pas habituellement. Souvenons-nous de Stadium et de la rencontre improbable et finalement réussie entre les « ultras » du FC Lens (les supporters les plus fervents -et les plus surveillés par la police- du club de football) et le sage public du Théâtre National de la Colline. De vraies frites et une vraie fanfare ont eu raison des timidités parisiennes.
Ce sont donc des non acteurs qui s’adressent à nous, avec un fervent désir de théâtre. Comédie, tragédie (on ne dévoilera pas laquelle, mais il y en a bel et bien une dans La Vie secrète des vieux), confessions personnelles où se glissent les paroles fameuses de Perdican et de Musset dans On ne badine pas avec l’amour; « j’ai souffert souvent, je me suis trompé quelque fois, mais j’ai aimé… », mots de Bérénice coulant tout neufs de la bouche de Jacqueline : « j’aimais, seigneur, j’aimais, je voulais être aimée… » : s’il était besoin de le prouver, le théâtre est dans le vrai autant que le réel engendre son propre théâtre. Allez donc les démêler l’un de l’autre…
Le spectateur est arrivé avec ses attentes : on va bien rigoler (peut-être), s’émouvoir (sûrement), admirer. Et l’art, l’astuce, la malice de Mohamed El Khatib, c’est de lui donner tout ce qu’il attend, mais de façon totalement inattendue. Surprise, retournements, il attrape son public, le retourne et finalement le ramène à ce qu’il avait oublié : devant le spectacle vivant, le spectateur lui aussi est vivant. La scène et la salle forment une communauté provisoire, et ce n’est pas une utopie. Certes c’est le cas de tout spectacle réussi, mais peut-être ici un peu plus qu’ailleurs. Peut-être parce que, bien que spectacle soit court, les uns et les autres ont pris le temps de s’apprivoiser. Et que le « final », bien qu’annoncé, surprend et emporte tout le monde. En sortant du spectacle, on parle avec ses voisins, on a envie d’aimer les gens. Ça durera ce que ça durera.
Christine Friedel
Théâtre de la Ville Les Abbesses Paris XVIIIe jusqu’au 26 septembre T.0142742277
En tournée :
8 et 9 octobre, Espace 1789–Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), le 11 à Choisy-le-Roi (Seine-et-Marne)
8 et 10 novembre Festival RomaEuropa à Rome (Italie), les 20 et 23 à la Comédie de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), les 27 et 29 au CDN d’Orléans (Loiret)
du 12 au 15 décembre à la comédie de Genève, les 18 et 19 à Point Commun à Cergy (Val-d’Oise)
du 8 au 10 janvier 2025 au Théâtre du Bois-de-l’aune, à Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône), du 13 au 15 au Tandem à Arras et les 17 et 18 au Channel à Calais(Pas-de-Calais), le 28 à l’Equinoxe à Châteauroux (Indre), le 30 à La Halle aux grains à Blois (Loir-et-Cher)
du 11 au 15 mars au Théâtre National de Bretagne à Rennes (Ille et Vilaine), les 28 et 29 à Bonlieu-scène nationale d’Annecy (Haute-Savoie),
les 8 et 9 avril à Malraux-scène nationale de Chambéry (Savoie), du 15 au 17 à la MC2 de Grenoble (Isère)
les 27 et 28 mai à L’Espal au Mans (Sarthe)
contact
philippe.duvignal (antispam, enlever antispam) @gmail.com
Méta
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