Racine, carrée du verbe être, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad


Racine, carrée du verbe être, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad

Sur ce grand plateau, cela commence en 1978 dans un Beyrouth en pleine guerre civile, par un dialogue avec des questions : réponses scientifiques entre Talyani, un enfant de onze ans et un vieux monsieur qui épluche une orange et lui dit : «Pour se rendre du point A au point B, un électron emprunte simultanément tous les chemins possibles. Tu emprunteras simultanément tous les chemins possibles, mais souviens-toi : peu importent les chemins, ils te conduiront tous au point B.»  Dans Incendies ( 2003), il y avait déjà une réplique où une grand-mère disait à sa petite-fille :  « Si tu veux t’en sortir, tu dois apprendre à : lire, écrire, compter, parler et penser. » Ce n’est pas d’hier que son auteur, fils d’émigré et émigré lui-même, est obsédé par la transmission et l’héritage de valeurs morales qui forgent le futur des jeunes gens.

Soit en six heures (entractes compris), un immense conte pour adultes, écrit et bien écrit par Wajdi Mouawad, remarquable auteur et metteur en scène mais aussi directeur du Théâtre de la Colline (voir Le Théâtre du Blog : Littoral (1997), Incendies (2003), Forêts (2006), Ciels (2009), Tous des oiseaux (2018), Mère (2021). Il avait créé cette formidable saga sur fond politique mais aussi métaphysique (où est notre place sur cette planète mais aussi dans l’univers ?), il y a deux ans (voir aussi Le Théâtre du Blog ). Et à la fin, il y a une projection de milliers de chiffres de 1,414213563 etc…, nombre irrationnel donc infini, racine carrée de 2, qui donne le tournis…

C’est en filigrane, la vie de Wajdi Mouawad dont la famille libanaise s’est exilée à Montréal quand il avait dix ans (il en cinquante-quatre) et qui se demande ce qu’elle aurait été, s’il avait pris un autre avion-une question fondamentale que nous nous sommes tous posée un jour- avec, comme destination, l’Italie, la France, Les États-Unis, en quittant ce Liban à la fois aimé et haï. Ce fut pour lui, le Québec.

©x

©x

Dans ce pays déjà meurtri par une guerre civile, sa capitale, Beyrouth, fut ravagée par la terrible explosion il y a quatre ans, d’un stock dans son port de 2.750 tonnes de nitrates d’ammonium. Effroyable bilan: plus de deux-cent morts, 6.000 blessés et 250.000 personnes sans-abri ! Et depuis quelques jours, un assassinat collectif avec plus de trente morts et des milliers de blessés…  Comme si l’histoire bégayait. Dans un bus à Paris, un ancien diplomate libanais m’avait dit: « Je suis d’un pays qui n’existe plus. »

Histoire impossible à résumer… Pour dire toute la complexité de la vie, Wajdi Mouawad a imaginé ce conte merveilleux mais souvent d’une extrême violence  quise passe à la fois à Rome, Vérone, Paris, Montréal, à Livingstone au Texas, au Liban… Les scènes sont le plus souvent très courtes, certaines s’emboîtent, se superposent, grâce aux éléments scéniques coulissants avec des portes qui claquent sec d’Emmanuel Clolus, maniés à vue par les acteurs. Les dispositifs scéniques et accessoires sont simples et d’une radicale efficacité. Quelques chaises, une table, des tasses à café, des bâches en plastique et cartons déchirés, gravats… pour évoquer l’explosion du port de Beyrouth, et que les acteurs enlèveront pour que la scène retrouve son espace primitif. Il y a aussi de « belles » vidéos, où on voit, entre autres, les explosions successives à Beyrouth.

©x

©x

Avec des personnages-clés comme cet enfant qu’il fut au Liban, à Paris, puis à Montréal en 1983 où sa famille émigra, au lieu du Texas initialement prévu, et où il grandit. Il y a vingt ans, il fonda avec son ami Emmanuel Schwartz, les compagnies Au carré de l’hypoténuse en France et Abé carré cé carré. Une forme qui le fascine- la seule, dit-il, non créée par la nature- que l’on retrouvera… à la fin de cette pièce.

Autres personnages: un chauffeur de taxi en France, un marchand de vêtements, un peintre de grandes toiles dont un triptyque à tendance expressionniste peint avec sperme, sang et poudre d’os humains. Un grand spécialiste italien en neurochirurgie qui a abandonné femme et enfants et qui s’offre, dans une chambre d’hôtel, Aurora, une belle et jeune prostituée albanaise (Maïté Buffala)… Mais elle est mineure (dix-sept ans), ce qu’il ne savait pas, dit-il, quand il sera interrogé par la police).  Sa fille  qui a pris les apparences d’une prostituée, se vengera de son abandon, en le violant à son tour.
Un homme condamné à mort, en combinaison orange ( Jérôme Kircher), avait dix-sept ans quand il a tué au Texas de jeunes parents, épargnant leur bébé qu’il n’avait pas vu dans la voiture. Détenu depuis très longtemps, il apprend qu’après avoir utilisé tous les recours possibles, il sera, sauf miracle, exécuté dans quatre jours par piqûres létales !

Il y a aussi un documentariste venu l’interviewer et qui se révélera avoir été… le bébé épargné. Un clin d’œil de l’auteur au hasard des destinées? Et un vieil homme cancéreux qui en a assez de vivre et exige d’être euthanasié, malgré le refus de ses enfants… dont Layla (remarquable Norah Krief).

©x

©x

Wajdi Mouawad sait dire la vie, le mal imposé aux autres, la prostitution avec violence sexuelle mais aussi les actes criminels, la prison, la fin de vie mais aussi la cellule familiale et ses conflits. Mais convaincu de cette vérité, il met l’accent sur l’inévitable interpénétration entre le bien et le mal dans «cette chose triste qu’on appelle réalité.» Lui-même serait-il ce dramaturge fabuleux, s’il n’avait pas connu les déchirements de l’exil au Québec, un pays qui n’a rien à voir avec son pays? « Que serais-je devenu si j’étais resté au Liban ? Que serais-je devenu une arme à la main ? »

Il défend aussi l’écologie avec ces scènes où en France, un village essaye de lutter contre l’abattage d’arbres centenaires. Ici dans ce spectacle exceptionnel tout sonne juste et vrai. Il y a bien quelques trous d’air et il faut parfois se retrouver dans ce dédale de personnages, et il y a quelques scènes moins bien jouées comme à la fin un long monologue face public dit avec une diction approximative… mais quelle qualité de texte, de mise en scène et de jeu ! Et en ces temps plus que douloureux pour le Liban, il y a bien des phrases prémonitoires…

Oui, c’est long… et pas du tout : ces cinq heures passent très vite et toute la salle, fascinée par cette audace de paroles et d’images comme on en voit rarement dans le théâtre contemporain français, a fait une ovation debout à ce spectacle. Si vous le pouvez, allez voir Racine, carrée du verbe être,vous ne le regretterez pas. Même si les places sont chères  (tarif plein : 44 € mais il y a de nombreuses réductions), cela vaut le coup. Apportez de quoi grignoter et boire, les en-cas sont chers aussi.

Oui, Wouajdi Mouawad est un grand dramaturge. Merci au Liban de nous l’avoir envoyé. Il occupe pour 2024 la chaire annuelle de L’Invention de l’Europe par les langues et les cultures créée en partenariat avec le Ministère de la Culture.
Nous conseillons à Jordan Bardella et Marine Le Pen d’aller le voir ce spectacle. Cela leur ferait du bien… Mais aucun risque, ils n’iront sûrement pas…

Philippe du Vignal

Jusqu’au 5 décembre, Théâtre de la Colline, 15 rue Malte-Brun, Paris (XX ème). T. : 01 44 62 52 52.

 


Archive pour 22 septembre, 2024

Racine, carrée du verbe être, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad


Racine, carrée du verbe être, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad

Sur ce grand plateau, cela commence en 1978 dans un Beyrouth en pleine guerre civile, par un dialogue avec des questions : réponses scientifiques entre Talyani, un enfant de onze ans et un vieux monsieur qui épluche une orange et lui dit : «Pour se rendre du point A au point B, un électron emprunte simultanément tous les chemins possibles. Tu emprunteras simultanément tous les chemins possibles, mais souviens-toi : peu importent les chemins, ils te conduiront tous au point B.»  Dans Incendies ( 2003), il y avait déjà une réplique où une grand-mère disait à sa petite-fille :  « Si tu veux t’en sortir, tu dois apprendre à : lire, écrire, compter, parler et penser. » Ce n’est pas d’hier que son auteur, fils d’émigré et émigré lui-même, est obsédé par la transmission et l’héritage de valeurs morales qui forgent le futur des jeunes gens.

Soit en six heures (entractes compris), un immense conte pour adultes, écrit et bien écrit par Wajdi Mouawad, remarquable auteur et metteur en scène mais aussi directeur du Théâtre de la Colline (voir Le Théâtre du Blog : Littoral (1997), Incendies (2003), Forêts (2006), Ciels (2009), Tous des oiseaux (2018), Mère (2021). Il avait créé cette formidable saga sur fond politique mais aussi métaphysique (où est notre place sur cette planète mais aussi dans l’univers ?), il y a deux ans (voir aussi Le Théâtre du Blog ). Et à la fin, il y a une projection de milliers de chiffres de 1,414213563 etc…, nombre irrationnel donc infini, racine carrée de 2, qui donne le tournis…

C’est en filigrane, la vie de Wajdi Mouawad dont la famille libanaise s’est exilée à Montréal quand il avait dix ans (il en cinquante-quatre) et qui se demande ce qu’elle aurait été, s’il avait pris un autre avion-une question fondamentale que nous nous sommes tous posée un jour- avec, comme destination, l’Italie, la France, Les États-Unis, en quittant ce Liban à la fois aimé et haï. Ce fut pour lui, le Québec.

©x

©x

Dans ce pays déjà meurtri par une guerre civile, sa capitale, Beyrouth, fut ravagée par la terrible explosion il y a quatre ans, d’un stock dans son port de 2.750 tonnes de nitrates d’ammonium. Effroyable bilan: plus de deux-cent morts, 6.000 blessés et 250.000 personnes sans-abri ! Et depuis quelques jours, un assassinat collectif avec plus de trente morts et des milliers de blessés…  Comme si l’histoire bégayait. Dans un bus à Paris, un ancien diplomate libanais m’avait dit: « Je suis d’un pays qui n’existe plus. »

Histoire impossible à résumer… Pour dire toute la complexité de la vie, Wajdi Mouawad a imaginé ce conte merveilleux mais souvent d’une extrême violence  quise passe à la fois à Rome, Vérone, Paris, Montréal, à Livingstone au Texas, au Liban… Les scènes sont le plus souvent très courtes, certaines s’emboîtent, se superposent, grâce aux éléments scéniques coulissants avec des portes qui claquent sec d’Emmanuel Clolus, maniés à vue par les acteurs. Les dispositifs scéniques et accessoires sont simples et d’une radicale efficacité. Quelques chaises, une table, des tasses à café, des bâches en plastique et cartons déchirés, gravats… pour évoquer l’explosion du port de Beyrouth, et que les acteurs enlèveront pour que la scène retrouve son espace primitif. Il y a aussi de « belles » vidéos, où on voit, entre autres, les explosions successives à Beyrouth.

©x

©x

Avec des personnages-clés comme cet enfant qu’il fut au Liban, à Paris, puis à Montréal en 1983 où sa famille émigra, au lieu du Texas initialement prévu, et où il grandit. Il y a vingt ans, il fonda avec son ami Emmanuel Schwartz, les compagnies Au carré de l’hypoténuse en France et Abé carré cé carré. Une forme qui le fascine- la seule, dit-il, non créée par la nature- que l’on retrouvera… à la fin de cette pièce.

Autres personnages: un chauffeur de taxi en France, un marchand de vêtements, un peintre de grandes toiles dont un triptyque à tendance expressionniste peint avec sperme, sang et poudre d’os humains. Un grand spécialiste italien en neurochirurgie qui a abandonné femme et enfants et qui s’offre, dans une chambre d’hôtel, Aurora, une belle et jeune prostituée albanaise (Maïté Buffala)… Mais elle est mineure (dix-sept ans), ce qu’il ne savait pas, dit-il, quand il sera interrogé par la police).  Sa fille  qui a pris les apparences d’une prostituée, se vengera de son abandon, en le violant à son tour.
Un homme condamné à mort, en combinaison orange ( Jérôme Kircher), avait dix-sept ans quand il a tué au Texas de jeunes parents, épargnant leur bébé qu’il n’avait pas vu dans la voiture. Détenu depuis très longtemps, il apprend qu’après avoir utilisé tous les recours possibles, il sera, sauf miracle, exécuté dans quatre jours par piqûres létales !

Il y a aussi un documentariste venu l’interviewer et qui se révélera avoir été… le bébé épargné. Un clin d’œil de l’auteur au hasard des destinées? Et un vieil homme cancéreux qui en a assez de vivre et exige d’être euthanasié, malgré le refus de ses enfants… dont Layla (remarquable Norah Krief).

©x

©x

Wajdi Mouawad sait dire la vie, le mal imposé aux autres, la prostitution avec violence sexuelle mais aussi les actes criminels, la prison, la fin de vie mais aussi la cellule familiale et ses conflits. Mais convaincu de cette vérité, il met l’accent sur l’inévitable interpénétration entre le bien et le mal dans «cette chose triste qu’on appelle réalité.» Lui-même serait-il ce dramaturge fabuleux, s’il n’avait pas connu les déchirements de l’exil au Québec, un pays qui n’a rien à voir avec son pays? « Que serais-je devenu si j’étais resté au Liban ? Que serais-je devenu une arme à la main ? »

Il défend aussi l’écologie avec ces scènes où en France, un village essaye de lutter contre l’abattage d’arbres centenaires. Ici dans ce spectacle exceptionnel tout sonne juste et vrai. Il y a bien quelques trous d’air et il faut parfois se retrouver dans ce dédale de personnages, et il y a quelques scènes moins bien jouées comme à la fin un long monologue face public dit avec une diction approximative… mais quelle qualité de texte, de mise en scène et de jeu ! Et en ces temps plus que douloureux pour le Liban, il y a bien des phrases prémonitoires…

Oui, c’est long… et pas du tout : ces cinq heures passent très vite et toute la salle, fascinée par cette audace de paroles et d’images comme on en voit rarement dans le théâtre contemporain français, a fait une ovation debout à ce spectacle. Si vous le pouvez, allez voir Racine, carrée du verbe être,vous ne le regretterez pas. Même si les places sont chères  (tarif plein : 44 € mais il y a de nombreuses réductions), cela vaut le coup. Apportez de quoi grignoter et boire, les en-cas sont chers aussi.

Oui, Wouajdi Mouawad est un grand dramaturge. Merci au Liban de nous l’avoir envoyé. Il occupe pour 2024 la chaire annuelle de L’Invention de l’Europe par les langues et les cultures créée en partenariat avec le Ministère de la Culture.
Nous conseillons à Jordan Bardella et Marine Le Pen d’aller le voir ce spectacle. Cela leur ferait du bien… Mais aucun risque, ils n’iront sûrement pas…

Philippe du Vignal

Jusqu’au 5 décembre, Théâtre de la Colline, 15 rue Malte-Brun, Paris (XX ème). T. : 01 44 62 52 52.

 

DAROU L ISLAM |
ENSEMBLE ET DROIT |
Faut-il considérer internet... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Le blogue a Voliere
| Cévennes : Chantiers 2013
| Centenaire de l'Ecole Privé...