Tous les poètes habitent Valparaiso, texte de Carine Corajoud, en collaboration avec Dorian Rossel, conception et mise en scène de Delphine Lanza et Dorian Rossel

Tous les poètes habitent Valparaiso de Carine Corajoud, conception et mise en scène de Delphine Lanza et Dorian Rossel

Ça commence par une émission de radio, avec l’efficace tyrannie de celui qui tient le micro, ça continue avec la compagnie fictive  Le retour du Verdier , qui pourrait être aussi le retour au théâtre d’une célèbre comédienne empêtrée dans une série policière et le vedettariat qui s’ensuit. On ira faire un tour au siège et sur le terrain de la Croix-Rouge (c’est une histoire suisse, donc internationale), à la recherche d’un poète qui est peut-être deux : Juan Luis Martinez et/ou Jean-Louis Martinez.

©x

©x

La compagnie Super Trop Top s’est donné des principes de jeu rigoureux et ludiques : ne pas s’encombrer de théâtre, pour pouvoir faire du pur théâtre. Jouer au maximum, avec le minimum de signes, si possible reconnaissables par tous. Comme les petits enfants disent « broum broum » pour signifier le bruit d’un moteur de voiture, alors qu’ils savent très bien que le bruit réel n’est pas broum broum, mais que tout un chacun identifie aussitôt la voiture à ce son. Donc les trois comédiens sur scène et leurs compères cachés vont vous embrouiller joyeusement le temps de ce court spectacle. Qui est Juan Luis Martinez ?

Existe-t-il, a-t-il existé, ce poète qui raye systématiquement sa signature, exige que son livre ne soit publié que vingt ans après sa mort et qui a enflammé en vingt mots et deux vers les étudiants chiliens, contribuant ainsi à la chute du dictateur Pinochet ? Et dont on trouve un livre imprimé en Français, et signé Jean-Louis Martinez ? Qui est l’Un, qui a copié l’Autre, ou inversement ?

Ce qui est certain dans cette affaire : ce qu’on voit sur scène. Deux comédiens et une comédienne, épatants (réhabilitons ce vieil adjectif), Karim Kadjar, ultra léger en statue du poète, Fabien Coquil avec son humour rentré et d’autant plus intense, et Aurélia Thierrée, née dans le cirque et qui prend ici la parole en douceur et au sérieux.
D’un geste, d’un accessoire saisi instantanément, ils changent de rôles, de temps, chaque signe étant choisi pour son efficacité immédiate. Exemple : qu’est-ce qu’un chercheur de l’université Columbia aux États-Unis ? Réponse : celui qui arbore la casquette de cette université. Qu’est-ce un poète, sinon la statue d’un poète ? Une actrice star ? Un chapeau ou des lunettes de soleil. Valparaiso ? Des panneaux de couleurs vives (mais sans escaliers). Un voile de plastique ultra-léger se gonfle et prend toutes les formes que lui suggèrent les courants d’air : voilà de l’art modeste qui fait du beau avec l’emblème du moche. Et ainsi de suite, et ça marche, on s’attache à ces personnages fugaces, on rit de la complicité qu’ils installent à chaque instant avec nous, on est charmé.

On a envie de dire : « spectacle puzzle », qui se défait à mesure qu’il se construit, pour rebâtir une nouvelle réalité, tout aussi incertaine. Que donnera l’enquête ? Attendons la fin. Le résultat est malicieux, profond, nature, et tout, sauf naïf. La compagnie nous assure que cette histoire invraisemblable est réellement arrivée, si l’on en croit Le Temps, journal suisse, donc sérieux, où elle a déniché cette histoire. Ce serait un bel hommage vécu au poète portugais Fernado Pessoa (« Personne ») et à ses hétéronymes (il est permis de chercher le mot dans le dictionnaire) et aussi à Lautréamont, repris par les surréalistes : « La poésie doit être faite par tous ». la pièce se heurte peut-être là à sa limite : trop de pudeur, devant un sujet sublime (c’est-à-dire d’une effrayante beauté), la force de la poésie, la vraie, qui dépasse de mille lieues les questions de nom (et de droits) d’auteur, trop de légèreté devant le tragique du monde où il lui arrive d’être agissante.
Au bénéfice des auteurs, acteurs et actifs du plateau, on peut aussi penser que cette pudeur et cette modestie donnent une mission au public : à vous d’accueillir la poésie dans toute sa force énigmatique et évidente, faites l’effort d’aller la chercher. Bon, nous essaierons de ne pas oublier la mission, propulsés dans les airs par ce spectacle d’une originalité exemplaire, cette bulle irisée, « simplement compliquée », aurait dit Thomas Bernhardt, qui n’était pas suisse.

Christine Friedel

Jusqu’au 20 octobre, Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, route du Champ de manœuvre. Métro : Château de Vincennes +navette gratuite. T. : 01 43 28 36 36.

 

 


Archive pour 24 septembre, 2024

Maître Obscur, texte et mise en scène de Kurō Tanino

Maître Obscur, texte et mise en scène de  Kurō Tanino

 ©Jean-Louis Fernandez

©Jean-Louis Fernandez

C’est, dit l’auteur et metteur en scène japonais, une réécriture de The Dark Master (voir Le Théâtre du Blog) présenté au Festival d’Automne, il y a six ans quand on parlait encore très peu d’intelligence artificielle.
«Elle n’est pas, dit-il, de façon optimiste, une menace dépossédant les humains de leur travail. Elle déploie des efforts pour comprendre l’Homme et pour le soutenir.
Elle tente de le comprendre dans toute sa complexité: sa nature opportuniste, son égoïsme et sa dépravation. Il ne s’agit en aucun cas d’une puissance de l’ombre qui contrôle les humains. »

Le public ici est invité à mettre le casque distribué à l’entrée et la Voix, masculine douce mais aussi menaçante et cérémonieuse à la fois, va donner les instructions nécessaires: «Mettez-le à vos oreilles et ne touchez pas aux préréglages. Si vous contrevenez à cette dernière directive, votre expérience en sera compromise et vous vous exposerez à certaines conséquences. Merci. (…)  La Voix masculine s’exprime de façon, assez rigide et cérémonieuse: « Afin d’éviter les fuites d’informations confidentielles et les risques d’ingérence, nous communiquons par le biais d’ondes radio à signal analogique. Il s’agit d’un système hautement sécurisé. En cas de nouveau problème de son, nous prendrons immédiatement des mesures. (..) Les lumières vont s’éteindre. N’ayez pas peur. La salle va être progressivement plongée dans le noir. Comme ça. Lentement, lentement, lentement… (…) « Développons notre sensibilité. Nous allons respirer profondément. (…)Votre concentration s’accroît dans l’obscurité. Le cerveau entre en état de méditation et il fonctionne à toute allure.
Respirons de nouveau profondément. Nous allons maintenant ouvrir les portes de la mémoire. Nous allons procéder à un jeu de devinettes, qui va faire travailler notre imagination. (Bruits de mastication)Ceci est le bruit de quelque chose que l’on mange. À votre avis, de quel aliment s’agit-il ? Oui, c’est cela. Ce sont des « chips ». Nous percevons une légère moiteur dans le son. Nous n’avons pas affaire à de simples chips salées. Oui, ce sont effectivement des chips goût vinaigre. (…) Nous allons remplir un verre d’eau. Tendez bien l’oreille. Nous remplissons un verre d’eau. (On entend le bruit d’un verre d’eau qu’on remplit.)– Est-ce de l’eau chaude ? Ou bien de l’eau bien froide ? Nous allons répéter l’opération. Nous remplissons un verre d’eau. Tendez bien l’oreille. Vous entendez des bruits de pas (…) qui résonnent dans un couloir. Vous percevez leur écho. Où donc cette personne est-elle en train de marcher ? Le couloir ne semble pas très large. Oui, c’est ça, on sent un mur et un sol en béton froid. (…) À quoi ressemble la personne que vous imaginez ? Quelle est sa taille, quel est son poids ? Son âge? Son sexe? Allons plus loin dans notre imagination. Quel est son tempérament ? S’agit-il d’une personne gentille ? Terrifiante ? Peu commode ? À quoi pense cette personne pendant qu’elle marche ? Les bruits de pas s’approchent.v Merci à tous pour votre venue aujourd’hui. Maître obscur va pouvoir commencer. » (…)

©x

©Jean-Louis Fernandez

On entend une porte s’ouvrir puis se refermer. Le rideau blanc se lève et on voit dans une scénographie hyperréaliste comme toujours chez  Kurō Taninoun appartement au rez-de chaussée: côté jardin, un salon carrelé avec une cheminée, lustre vieillot et une télévision en noir et blanc. Côté cour sur un parquet (mais pourquoi?), une cuisine en stratifié il y a  soixante ans, une table ronde et quatre chaises en bois style rustique et une chaise haute pour enfants.
Au-dessus, un lustre vieillot et au mur, un coucou qui, plus tard, se mettra à cracher de petits œufs, un lit pour deux personnes avec un ancien meuble de toilette sans  robinet, deux tables de nuit et au-dessus, deux appliques avec abats-jours plissés.
Le tout, en chêne foncé et très kitch, comme on en voyait dans les années cinquante avant  la dictature d’Ikea avec ses meubles en pin clair, ou le plus souvent en stratifié, imitation pin… Les murs gris sale n’ont pas été repeints depuis longtemps. Au-dessus et face public, un grand écran où s’afficheront quelques consignes et gros plans des cinq personnages qui entreront l’un après l’autre. Une femme debout, mâche un chewing-gum. Tout semble soumis à une implacable lenteur… Et quand sonne le coucou, on entend des bruits de pas et la Voix annonce : »Le prochain participant arrive. Il est un peu en avance. » La porte d’entrée en effet s’ouvre lentement, et un homme entre, puis s’assied sur une chaise de la table à manger: « Je suis un peu en avance. »

© Jean-Louis fernandez

© Jean-Louis Fernandez

La Voix dit simplement : «Je vous souhaite la bienvenue. Et la Femme: «J’attendais votre arrivée. Nous allons commencer. Comment allez-vous? » Et elle propose d’effectuer quelques mouvements de gymnastique simples.
L’Homme, comme les autres, enlèvera sa combinaison gris foncé et ira se changer dans une penderie. Il revient, emperruqué, chemise ocre et veste marron : le tout très laid! On entend dans l’oreillette le craquement d’une tranche de pain grillée. (Mais les bruits sont enregistrés en off, d’où une certaine distanciation comique). La Voix continue à tout diriger et conclut après un silence : « Il serait préférable de manger ensemble. » E elle invite L’Homme, à proposer à la Femme de se joindre à lui. » L’Homme obéit et dit : « Tu viens manger avec moi?»

Il y a donc ici une alternance d’anaphores/répliques, très limitées sémantiquement ne entre la Voix et les cinq personnages qui parlent peu, avec des images de situations les plus banales: entrer, changer de vêtement, marcher, prendre quelque chose dans le réfrigérateur. Ou loufoques comme sauter sur le canapé puis sur le lit. Le public reste très attentif  et comme fasciné…alors qu’il ne se passe rien.  Kurō Tanino comme d’habitude sait remarquablement y faire quand il emploie toutes les technologies actuelles pour les mettre au service de sa dramaturgie personnelle. Ici,  tous les codes spatio-temporels du théâtre moderne sont bousculés !
Même si, bien entendu, on pense souvent à Eugène Ionesco ou Samuel Beckett, que l’auteur et metteur en scène connaît sûrement très bien. Les personnages n’ont que des prénoms jamais dits sur scène. Il y a des répliques qui n’en sont pas et quand l’homme dit à la femme : « « On est tous les deux des êtres humains insignifiants. Mais moi, ça ne me gêne pas. Toi aussi, tu fais partie des personnes qui s’en fichent, hein ? » La femme lui demande : « De quoi tu parles ? ». Une phrase reprise par la Voix : « Bonne question.  » L’homme dit simplement : « Tu vois la coiffeuse, à côté du lit ? Le tiroir est rempli de préservatifs. La dernière fois, je les ai comptés, il y en avait plus de cent. C’est incroyable. Vraiment. Je les ai comptés un par un, je n’ai pas pu me tromper. »

Il y a aussi à la télévision sur le grand écran, une séance d’aérobic où des hommes et femmes en collant fluo font des mouvements que, l’Homme, vite en sueur, essaye d’imiter. La Voix dit à une autre Femme comment faire cuire un hamburger : « Une fois que tu as fini de couper, sale la viande.(…) Le sel se trouve sur l’étagère à droite.»Puis une troisième femme arrive, se change également dans la penderie. Suit un dialogue ambigu avec l’Homme : » Vous voulez faire quelque chose ? Non dit-elle. L’Homme répond : « Je ne sais pas exactement quoi…. »

Puis La Voix intervient de nouveau : «Ingestion, évacuation. Ingestion, évacuation. C’est en répétant ces actes que l’être humain se renouvelle. Cela ne concerne pas que l’alimentation. Il s’agit d’un tout. Il en est de même de la composition de l’air que nous respirons. Des bactéries et des virus aussi. Toute forme de vie passe son temps à entretenir des échanges. C’est en procédant à ces échanges que vous pouvez exister tel que vous êtes. C’est ainsi que les formes de vie se perpétuent. (On entend la chasse d’eau des toilettes). Cependant, cette capacité d’échange s’affaiblit avec le temps. Ainsi, les formes de vie touchent à leur fin. C’est ce qu’on appelle la mort. »

Puis, arrivera un dernier Homme, très baraqué et tatoué sur tout le corps. Il se mettra en short vert. Puis il y aura enfin grand noir de plusieurs minutes dans le silence le plus absolu et très impressionnant…  Nous nous sommes vite laissé prendre à ce mélange de burlesque et de climat inquiétant où les personnages vivent les situations les plus banales, avec des gestes usuels mais toujours  sous l’emprise de cette Voix qui, souvent, répète les courts dialogues ponctuant les actions muettes de ces corps en mouvement que Kurō Tanino sait mettre en scène avec virtuosité.
On peut reprocher à ce spectacle de ne laisser filtrer aucune émotion. Mais c’est sans doute le but: et c’est à prendre ou à laisser… Malgré quelques courts passages à vide, tout le public, lui, se laisse prendre à cette dystopie sur fond de science-fiction. Et ce maître maître japonais dirige très bien ses acteurs français : Stéphanie Béghain, Lorry Hardel, Mathilde Invernon, Jean-Luc Verna et Gaetan Vourd’h. Tout fonctionne parfaitement jusqu’au bout, grâce aussi à la scénographie exemplaire de Michiko Inida. C’est, en tout cas, un des bons spectacles et faciles d’accès dans cette rentrée un peu terne. Gennevilliers n’est pas toujours à côté pour nombre d’entre vous mais ce Maître obscur vaut  le déplacement.

Philippe du Vignal

Jusqu’au 7 octobre,  T2G,  41 avenue des Grésillons, Gennevilliers ( Seine-Saint-Denis) . T.:  01 41 32 26 26.

 

DAROU L ISLAM |
ENSEMBLE ET DROIT |
Faut-il considérer internet... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Le blogue a Voliere
| Cévennes : Chantiers 2013
| Centenaire de l'Ecole Privé...