Adieu Christine Boisson
Adieu Christine Boisson
Fille d’un officier antillais et d’une mère d’origine russe, cette grande actrice est morte lundi à soixante-huit ans à la suite de complications pulmonaires. Elle en avait dix-sept seulement quand elle commença au cinéma dans Emmanuelle, un film réalisé par Just Jaeckin.
Puis elle entra au Conservatoire National Supérieur et ensuite, quel parcours! Nous l’avons vue très souvent au théâtre où elle joua beaucoup, et avec les plus grands metteurs en scène. Dès 77, dans La Mouette d’Anton Tchekhov, mise en scène de Pierre Vial. Puis dans Périclès, prince de Tyr de William Shakespeare, mise en scène de Roger Planchon au T.N.P. à Villeurbanne en 1979 et dans Lorenzaccio d’Alfred de Musset, mise en scène d’Otomar Krejča.
Elle était sublime dans La Trilogie du revoir de Botho Strauss, mise en scène de Claude Régy en 82 et dans Grand et petit de Botho Strauss. Elle joua aussi dans Andromaque de Racine, mise en scène Roger Planchon, toujours au T.N.P. En 93, elle joue le rôle éponyme de La Mégère apprivoisée de William Shakespeare, mise en scène de Jérôme Savary au Théâtre National de Chaillot. Et cinq ans plus tard, Ashes to Ashes, texte et mise en scène d’Harold Pinter. En 2005 dans Viol de Botho Strauss, d’après Titus Andronicus de William Shakespeare, mise en scène de Luc Bondy. Sa dernière apparition au théâtre fut en 2012 dans Tokyo Bar d’après Tennessee Williams, mise en scène Gilbert Désveaux… Rares sont les actrices qui peuvent afficher un tel parcours….
Christine Boisson a joué aussi dans une cinquantaine de films, entre autres, d’Alain Robbe-Grillet, Philippe Garrel, Yves Boisset, Claude Lelouch, Olivier Assayas… Et plus récemment Maïwenn dans Le Bal des actrices. A la voir, on la devinait en proie à un mal à vivre permanent. Elle avait été victime d’inceste maternel : «Comment appeler une mère qui, pour me dire bonjour, me caressait les seins, les fesses et s’adonnait à des caresses, distraitement, en regardant la télé?»
Souvenirs, souvenirs… Nous avions interviewée cette actrice, aussi magnifique que fragile, quand elle jouait avec Andrzej Seweryn en 83 dans Par les Villages de Peter Handke, une pièce mise en scène par Claude Régy au Théâtre National de Chaillot. L’attachée de presse nous l’avait confiée, en nous précisant que l’exercice pouvait être à risques. Elle m’avait demandé de venir la chercher en voiture, de l’emmener, non dans un café mais plutôt chez moi. Et surtout de prendre le plus grand soin d’elle, de lui préparer une tarte ou un gâteau avec un café… Plus de quarante ans après, nous nous souvenons, comme si c’était hier, de son sourire, de son regard lumineux et de sa voix un peu rauque de fumeuse…
Nous l’avions prise en voiture à Chaillit. Cela ne commençait très bien: elle s’était trompée et attendait à l’autre porte. Et nous l’avons su plus tard, elle avait dit au gardien, curieux pressentiment qu’elle se méfiait des interviews qui ne paraissaient pas… Après avoir un peu mangé, mise en confiance elle nous avait raconté son enfance au Maroc, ses obsessions personnelles, entre autres, de la mort, et de son travail de comédienne avec une franchise absolue. Quel bonheur, avoir Christine Boisson, en tête à tête! L’entretien durait depuis trente minutes mais nous avions senti qu’elle était fatiguée et qu’il était temps de la libérer… Mais un camion vert foncé arriva devant la porte de l’immeuble, assombrissant le salon au rez-de-chaussée. Et il y avait beaucoup de bruit dans le hall d’entrée à cause des portes qu’on ouvrait en grand. Christine nous dit alors simplement : «Ce camion a l’air de vous déranger ? »
Nous lui avons, bien entendu, menti, remis l’enregistreur en marche pour continuer à la faire parler coûte que coûte, et arriver ainsi à gagner du temps. Nous savions que les Pompes funèbres allaient venir chercher le corps d’un élève aux Beaux-Arts de Paris qui s’était suicidé dans sa chambre de bonne huit jours avant! Et bien sûr, nous voulions à tout prix lui épargner la vue du cercueil passant dans le hall de l’immeuble. Christine Boisson, heureusement, ne se rendit compte de rien: le camion enfin reparti, la gardienne aéra le hall et je vérifiais que nous pouvions enfin sortir.
Je remerciais chaleureusement Christine Boisson qui me demanda de la raccompagner en voiture aux Invalides où elle avait un rendez-vous important. Sans doute angoissée et très fatiguée, elle rata un trottoir et nous l’avons rattrapé de justesse. Nous l’avons enfin déposée et, rassurée, elle m’embrassa et me dit qu’elle attendait avec impatience la parution de cette interview mais la revue sombra avant! Nous avons encore cette interview.
Adieu, Christine Boisson, et merci pour toutes les belles émotions, surtout au théâtre, que vous avez procurées.
Philippe du Vignal