Le Cadavre encerclé, de Kateb Yacine, mise en scène d’Arnaud Churin
Le Cadavre encerclé, de Kateb Yacine, mise en scène d’Arnaud Churin
Le poète écrivain, journaliste et dramaturge militant pour l’indépendance de son pays, en a fait son slogan, son étendard-et c’est un plaisir de le citer: «La langue française est mon butin de guerre. » Beau retour de service à la colonisation française, belle « appropriation culturelle « . Dans cette langue qu’il a faite sienne, en particulier dans Le Cadavre encerclé, il s’empare avec autant de force des genres littéraires, passant du récit épique, au lamento lyrique et de la tragédie, au dialogue le plus quotidien. Et ce n’est pas un exercice de style mais la réponse la plus juste d’un poète, à la répression sanglante des révoltes par l’armée française et aux massacres de Sétif en 1945, quand l’Algérie revendiquait sa propre libération, à une Francelqui venait d’être libérée…
Dans la rue des Vandales, un petit marchand d’oranges essaie de survivre, le voisin ne veut pas s’engager avec les révoltés. Mais le sang coule, les corps s’entassent, avant qu’on n’ose les ensevelir, les femmes pleurent condamnées au deuil perpétuel et guerrières secrètes… Là, au milieu, un vivant se lève de la masse des morts, l’amour traverse hommes et femmes… Tous les thèmes tragiques et lyriques sont ici présents, l’écriture naît en direct de la rue et de la répression. L’Histoire commande l’écriture, ou, au moins, la nourrit.
Ce monument, cette montagne à franchir pour les acteurs, en particulier Mohand Azzoug qui joue Lakdhar, le Mort, le Survivant, mérite d’être un grand opéra avec chœurs, duos et moments plus humblement populaires, comme un repos accordé à la tragédie.
Mais Arnaud Churin n’a pas eu les moyens de cet opéra. Sur le plateau noir, un peu encombré par des bouquets de projecteurs au sol, les scénographes Léa Jézéquel et Elsa Markou ont installé une sorte de kiosque à transformations. D’abord guinguette en prologue, il abrite un piano qui accompagne les acteurs poussant les chansonnettes de la «douce France ». Avec peut-être l’espoir que le public les reprendra ? Ce qu’il fait mais timidement.
Une jolie idée qui ouvre le spectacle en douceur et en musique et qui rappelle une chose essentielle : c’est de ces petits bonheurs-là que la vie est faite, et que la guerre détruit. Ce sera ensuite la maison de Tahar,le père (Arnaud Churin),et le mur qui s’écroule dans la ruelle, tas de “pierres“ figurant l’amas des corps… C’est peu, mais déjà presque trop, la qualité du décor n’étant pas à la hauteur de l’idée et on se prend à rêver d’un plateau réellement nu.
De la mise en scène et du jeu, on pouvait attendre plus : le caractère hétérogène du texte qui passe par tous les tons et genres littéraires, est ici, comme gommé. On en devine, à l’écoute, les grands mouvements mais, comme on en perd la force et la clarté, on reste frustré. Cette compagnie a eu la belle audace de se mesurer à ce texte important par sa place dans l’histoire de la décolonisation mais aussi par son écriture puissante. Mais elle n’a pas été jusqu’au bout-ce qui serait, du reste, très difficile. Les comédiens sont présents et sincères, mais le jeu, comme lissé. Par crainte de l‘emphase? Mais le spectacle nous offre l’envie d’en demander plus, d’aller plus loin et se plonger dans cette histoire à la fois proche et oubliée, dans cette poésie. Et pour cela, nous remercions la compagnie.
Christine Friedel
Spectacle vu le 15 octobre à L’Échangeur, Bagnolet (Seine-Saint-Denis).
Le Cercle des représailles de Kateb Yacine, contient Le Cadavre encerclé, La Poudre d’intelligence, Les Ancêtres redoublent de férocité, Le Vautour, préface d’Édouard Glissant. Editions Points-Seuil. On y apprend que Le Cadavre encerclé a été interdit de publication et de représentation en France puis a été créé à Bruxelles en 1958 par Paul Anrieu, Jean-Marie Serreau et Jean de Wingen.