Le Suicidé, d’après Nicolaï Erdman, texte français et adaptation de Clément Camar-Mercier, mise en scène de Stéphane Varupenne
Vingt ans après la mise en scène de Jean-Pierre Vincent, le Français renoue avec cette pièce et l’inscrit à son répertoire. Depuis 1928, cette farce politique macabre n’a rien perdu de son mordant : en prise avec l’ l’U.R.S.S. des années trente, elle renvoie de plein fouet à notre présent, comme ici avec la troupe de la Comédie Française. En pleine nuit, Sémione Sémionovitch, dit Podsékalnikov (Jérémy Lopez) farfouille dans la cuisine à la recherche d’un saucisson. Il réveille sa femme Maria Loukianovna, dite Macha (Adeline d’Hermy). Une dispute éclate. Chômeur et sans ressources, il lui reproche, pour comble d’humiliation, de le rationner et menace d’attenter à ses jours. Macha et sa belle-mère, Serafima Ilinitchna (Florence Viala), le prennent au mot et appellent à l’aide. Dans l’immeuble, la nouvelle se répand.
Macha court dans les couloirs à la recherche de son mari. Elle réveille le veuf Kalabouchkine, Alexandre Pétrovitch (Clément Bresson), en pleins ébats avec Margarita Ivanovna (Julie Sicard). Pariant sur ce futur suicide, ce voisin avertit les gens qui, en monnayant son intermédiaire, pourraient tirer profit de ce geste funeste… Dans la tradition satirique d’un Nicolas Gogol, Nicolaï Erdman convoque un défilé de personnages hauts en couleurs : archétypes des anciennes classes sociales russes, ils s’attachent à défendre leur existence bouleversée par le régime soviétique.
Tous ces laissés-pour-compte voient, en ce martyr possible, un espoir de porter leurs revendications et changer leur avenir. Aristarque Dominiquovitch (Serge Bagdassarian) demande à Sémione de mourir au nom de l’intelligentsia, menacée de disparition : « Aujourd’hui plus que jamais, dit-il, nous avons besoin de défunts idéologiques. »
© Vincent Pontet
Puis Cléopatra (Anna Cervinka), une femme délaissée, espère regagner son amant, si Sémione se tue, par amour pour elle… Suivront un écrivain pontifiant (Yoann Gasiorowski), un prêtre hypocrite et libidineux (Adrien Simion), le boucher Pougatchov (Christian Gonon), défenseur du petit commerce et Igor Timoféimovitch Iégorouchka(Clément Hervieu-Léger),un coursier de la police militaire, prêt à tout envisager pourvu que ce soit d’un« point de vue marxiste »…
Emporté malgré lui dans ce bal macabre, Sémione entrevoit la gloire posthume qu’on lui fait miroiter. Mais, après des adieux solennels et à l’approche de la mort, son envie de vivre se fait de plus en plus pressante… Et, coup de théâtre magistral : n’ayant plus rien à perdre, que sa vie, il vaincra enfin la peur et se sentira libre. Car la peur règne dans l’Union soviétique des années 1920 et 1930…
Nicolaï Erdman en sait quelque chose, victime lui-même de la politique autoritaire et répressive menée par le Pouvoir. Sa seconde pièce, Le Suicidé est interdite avant même d’être joue, malgré le succès de sa première: Le Mandat. Arrêté peu après-il a écrit un poème satirique sur Staline-il est envoyé trois ans en camp de déportation, puis assigné à résidence et il abandonnera sa carrière de dramaturge ! Une sorte de suicide artistique et ses deux seules pièces seront définitivement interdites.
«Le Suicidé, écrivait Peter Brook, raconte l’histoire d’un homme à qui la Révolution n’a pas apporté ce qu’il attendait.» N’est-ce pas le cas de Nicolaï Erdman ou de son ami Vladimir Maïakowski qui mit fin à ses jours en 1930? Nadejda Mandelstam, écrivaine et femme du célèbre poète Ossip Mandelstam, mort en Sibérie, voyait dans cette œuvre :«Une pièce sur les raisons qui nous ont fait rester vivants, alors que tout nous (poussait) au suicide». Le dramaturge comme son héros, a survécu et. plus tard, reviendra modestement avec quelques comédies musicales et scénarios de film. Mais ses pièces sont parvenues jusqu’à nous et ont été montées en version intégrale, avant de l’être en Russie. Elles sont indémodables : pour preuve, cette création.
Une façade monumentale figure l’immeuble collectif et barre inutilement le plateau sans que, derrière, rien ne se passe. Pour le reste, Eric Ruf qui signe la scénographie, a vu juste l’aire de jeu se cantonne à la petite chambre de Sémione, réduite à un lit. Un couloir situé à l’avant-scène donne sur plusieurs appartements et sur la cuisine communautaire. Aucune intimité chez le couple comme chez la plupart des habitants des « kommunalka» (appartements communautaires), obligés de vivre dans une promiscuité exacerbant tensions et méfiance.
Là, se croisent tous les personnages venus solliciter le futur défunt. Dans cet espace confiné, c’est un défilé incessant, rythmé par Vincent Leterme, au piano. Ses citations musicales bien senties, empruntées à des compositeurs russes, apportent un contrepoint comique aux saillies des personnages. Ce tourbillon emporte Sémione vers la mort et les comédiens s’inscrivent avec bonheur dans cette ronde. À commencer par Jérémy Lopez, touchant de naïveté mais d’un bon sens à toute épreuve. Pour les autres, le metteur en scène, en poussant quelquefois la caricature à outrance, passe à côté de ce qu’a de pathétique, toute cette humanité en déshérence.
Dans la deuxième partie où s’organise une cérémonie d’adieu au suicidé, la troupe s’égaye dans une salle des fêtes, un espace surdimensionné où certaines répliques se perdent. La pièce se dilue alors, malgré le petit orchestre dirigé par Vincent Leterme : piano, guitare et clarinette. Il joue les musiques de Dmitri Chostakovitch qui a beaucoup écrit pour la scène de l’époque et d’Alexander Tsfasman, le «Gershwin russe» des années vingt…
Mais dans la troisième partie surtout, le rythme ralentit; une suite de fausses fins hilarantes aurait mérité une plus grande concision. Dommage: dans l’ensemble, la troupe s’engage avec vigueur dans cette farce grinçante.
Jérémy Lopez qui sait trouver une connivence avec le public, en lui adressant à l’orée de son geste fatal, des questionnements existentiels comme dans un pastiche d’Etre ou ne pas être d’Hamlet.
Empathie et tendresse garantie envers cet homme fragile et démuni sous ses apparences bourrues. « Je n’étais qu’un homme qui vivait comme un homme.», dit-il, en guise d’oraison funèbre, lors du banquet d’adieu, alcoolisé à la russe.
Loin de tout naturalisme, le monde risible et désespéré selon Nikolaï Erdmann, est absurde et il n’y a personne pour en rétablir le sens… Une nouvelle traduction* a été demandée à Clément Camar-Mercier, après celles de Michel Vinaver pour Jean-Pierre Vincent, et celle d’André Markovicz publiée aux Solitaires intempestifs et qui avait été commandée par Jacques Nichet pour une création au Théâtre National de Toulouse en 2006. Et reprise par Patrick Pineau au festival d’Avignon (voir Le Théâtre du Blog), et dernièrement par Jean Bellorini au T.N.P. à Villeurbanne.
Ici, le dramaturge tire la pièce vers le théâtre d’Eugène Labiche-dont Nicolaï Erdman avait traduit La Cagnotte-rendant le texte un brin franchouillard. Mais les comédiens du Français s’emparent avec gourmandise de ces dialogues musclés. Le plaisir du spectateur est au rendez-vous et l’histoire de ce petit homme qui se démène dans le chaos du monde, reste derrière le rire, une critique virulente de l’oppression et du despotisme. Et surtout, malgré sa noirceur, Le Suicidé est un hymne joyeux à la vie, lancé par Sémione Sémionovitch: «Camarades, je ne veux pas mourir : ni pour vous, ni pour eux, ni pour une classe, ni pour l’humanité, ni pour Maria Loukianovna. (…) Laissez moi vivre ! »
Mireille Davidovici
Jusqu’au 2 février, Comédie Française, 1 place Colette, Paris (Ier). T. : 01 44 58 15 15.
*Le texte est publié par les éditions esse que.