L’Amante anglaise de Marguerite Duras, mise en scène de Jacques Osinski
L’Amante anglaise de Marguerite Duras, mise en scène de Jacques Osinski
Pourquoi Claire Lannes a-t-elle assassiné sa cousine? À partir d’un fait divers sordide,l’autrice explore l’insondable psyché d’une femme en perdition. En 1949, Amélie Rabilloud assassine son mari tyrannique avec un marteau. Pour se débarrasser du corps, elle le découpe en morceaux qu’elle jette sur les trains depuis un viaduc, non loin du village. Elle ne gardera que la tête, ne dira jamais ce qu’elle en a fait et n’expliquera pas son geste
Dans la pièce, le mari est bien vivant. C’est une cousine sourde et muette, Marie-Thérèse, domestique du couple, que Claire Lannes assassine sans raison. «Amélie Rabilloud a avoué dès qu’elle a été arrêtée, dit Marguerite Duras. Je les ai appelés les Lannes. Elle, Claire, Claire Lannes. Lui, Pierre, Pierre Lannes. J’ai changé aussi la victime du crime; elle est devenue Marie-Thérèse Bousquet… »
Dans une interview à Claude Sarraute pour Le Monde, la romancière explique son titre: «Il s’agit de la menthe anglaise, de la plante, ou, si vous préférez, de la chimie de la folie. Elle l’écrit avec l’apostrophe. Elle a tout désappris, y compris l’orthographe. »
Qui est cette femme et quelles sont ses raisons ? Pour faire le clair, Marguerite Duras invente un Interrogateur qui va soumettre les époux l’un après l’autre, à ses questions. A la fois inquisiteur, psychanalyste, confident et confesseur, il tente de remonter aux racines du crime. L’interrogatoire de Pierre Lannes fouille dans l’histoire d’un couple qui n’en est plus un. Sa version, pleine de zones d’ombre, présente un portrait en creux de la criminelle. Puis vient le tour de l’inculpée. Toute la pièce tient à la manière dont chez ces êtres, ce tiers personnage décèle des bribes de vérité. On reconnaît ici l’art de l’interview de l’autrice. Jacques Osinski, après Fin de partie et Cap au pire de Samuel Beckett, traite avec la même rigueur l’écriture tout aussi radicale de Marguerite Duras.
Dans ce théâtre à l’état pur, sans décor ni costumes, les acteurs sont entièrement concentrés sur leur texte, d’abord Grégoire Oestermann, le mari. Immobile sur une chaise devant le rideau de fer, il reste calme et résigné sous le feu des questions, lancées d’une voix neutre par Frédéric Leidgens, assis parmi les spectateurs. Le ton dépassionné de l’Interrogateur épouse le rythme inimitable de la prose durassienne et l’on croirait entendre l’écrivaine en personne. Triste sire, ce Pierre Lannes : il n’a rien vu, rien entendu, rien compris, il en sait plus qu’il ne le dit mais se révèle assez odieux pour mériter d’être assassiné.
La résolution de l’énigme Claire Lannes viendra-t-elle de l’intéressée elle-même ? Elle apparaît-seul effet de mise en scène- au lever du rideau de fer. Sandrine Bonnaire, frêle silhouette vêtue de noir, s’avance depuis le lointain du plateau nu. Immobile sur son siège, elle répond modestement à L’Interrogateur. Il la met en confiance, sans jamais la juger et il s’établit entre eux, une sorte de connivence, au point qu’il la rejoint sur scène. Ne cherche-t-elle pas, comme lui, les raisons de son acte ?
Il demande avec sollicitude : «On ne vous a jamais posé la bonne question sur ce crime ?» Elle répond : «Non. Si on me l’avait posée, j’aurais répondu.» L’Interrogateur semble libérer la parole de la criminelle et parfois un joli sourire effleure les lèvres de Sandrine Bonnaire. « C’était ridicule cette vie. », avoue-t-elle. Elle évoque « le bonheur de Cahors, un bonheur pour toujours », avec un homme qu’elle a connu avant son mariage, puis « le gâchis Alfonso », un ouvrier portugais du village qu’elle aurait pu aimer. Elle explique qu’assise dans le jardin, à regarder pousser la menthe anglaise,elle avait pu parfois sortir du « mélange » et du « brouillement » de ses idées : «Vous savez, monsieur, sur ce banc, à force de rester immobile, j’avais des pensées intelligentes.»
Elle rit en évoquant le physique bovin de sa cousine… Pendant plus d’une heure, les acteurs nous tiennent sous tension, dans un dialogue entre la salle d’où Frédéric Leidgens interroge avec ferveur ses partenaires sur la sellette à l’avant du plateau. Gros plan sur Sandrine Bonnaire, poignante d’humanité et nous sommes à l’affut d’une vérité et à l’écoute de cette femme en déréliction, au bord de la folie, au-delà de l’horreur : « Moi, à votre place, j’écouterais. Écoutez-moi… je vous en supplie… », dit-elle à la fin de la pièce.
Jacques Osinski s’inscrit, par sa sobriété, dans la lignée d’un Claude Régy : « Le metteur en scène, disait-il, est un parasite intelligent. Il n’est là que pour libérer certaines forces inconscientes. Les animateurs autoritaires cassent le texte, brisent le jeu… » Il fut le premier à monter la pièce dans sa première version, Les Viaducs de la Seine-et-Oise en 1960. Marguerite Duras reviendra sur cette histoire avec un roman, L’Amante anglaise en 67 et une pièce éponyme, mise en scène un an plus tard, au T.N.P., toujours par Claude Régy, avec Madeleine Renaud, Claude Dauphin et Michael Lonsdale. Les acteurs de cette nouvelle mise en scène n’ont rien à leur envier.
Mireille Davidovici
Jusqu’au 31 décembre, Théâtre de l’Atelier, 1 place Charles Dullin, Paris (XVIII ème). T. : 01 46 06 49 24.
Du 9 au 11 janvier, Théâtre Montansier, Versailles (Yvelines). Le 14 janvier TAP avec les ATP, Poitiers (Vienne). Les 16 et 17 janvier, Châteauvallon-Liberté Scène Nationale, Toulon (Var).
Le 8 février, Les Franciscaines, Deauville (Calvados).
Le texte est publié aux éditions Gallimard.