La feuille d’automne de Jacques Livchine
La feuille d’automne de Jacques Livchine
Il y en a qui pensent parce qu’on est vieux, qu’on on est sage et qu’on a donc du savoir, et donc de l’expérience et des avis sur la politique, les sciences et les arts. Autrefois, les instituteurs et les curés avaient de l’instruction et donnaient leurs avis. Il y avait des utopies en marche, on essayait de les suivre. Mais maintenant à qui se fier ? A Pascal Praud? Alain Fikienlkraut? Serge July? Jérome Fourquet? Sans arrêt, je suis sollicité: et toi tu en penses quoi ?
Donc je suis allé voir Anora de Sean Baker avec Mikey Madison, Mark Eydelshteyn, Yura Borisov… Le film a eu la Palme d’or au dernier festival de Cannes. Une Palme d’or, franchement, je ne prenais pas trop de risques! Mais tout au long de ces deux heures, je m’interrogeais: c’est cela, le meilleur des films primé à Cannes? A la sortie, je vais lire les articles de ceux qui s’y connaissent: les critiques de Télérama, Le Monde, Libération Les Echos…. Je ne m’y retrouve pas. D’accord avec eux: ils saluent tous la performance de Mickey Madison en prostituée, mais pour moi, rien n’est crédible. On a voulu récompenser une comédie légère. Je comprends… Un jury éminent visionne des dizaines de films à contenu sérieux, alors Anora, c’est une récréation avec du sexe, du bling-bling, l’inévitable panorama sur la mer et des courses-poursuites. Bref, 12/20: ma note à moi.
On me demande souvent mon avis en théâtre: là, je m’y connais sans doute mieux… J’ai monté avec Hervée de Lafond plus de quatre-vingt spectacles, j’ai suivi les cours de l’Institut d’études théâtrales à Paris, été étudiant à la Sorbonne en lettres modernes, et en cinquante-cinq ans de carrière, j’ai vu quelque deux mille spectacles !
Et là, divorce… j’ai un avis souvent très différent de celui du public.
Une anecdote : deux critiques sortent d’un spectacle et l’un dit à l’autre : le public seul a aimé!
Quand il applaudit avec frénésie mais, c’est souvent le cas! -je reste froid. J’applaudis rarement, rien ne me plait vraiment. Alors on me demande : Tu as aimé ? Je réponds : je n’ai pas dormi, c’est déjà ça! car je quelquefois pris de narcolepsie. « Mais tu as aimé, ou pas aimé ? » Il n’y a pas de mots en français pour dire: j’ai aimé et pas aimé, tout à la fois…
Quand le metteur en scène me pose la question, je suis bien embarrassé. J’ai un proverbe qui traîne : si tu veux garder des amis, ne va pas voir leur spectacle. Rares sont ceux qui reçoivent la critique sereinement. Donc, on enrobe le propos, on interroge: quelle était ton urgence? Ou on dit: » Je n’ai pas bien perçu le contenu… »
Jouer un spectacle quarante fois dans l’année devient un exploit! Diffusion: maintenant, une chose cruciale quand on le crée! il faut plaire au public mais aussi à tous ceux qui dirigent les salles, les théâtres et les festivals. Actuellement, pour affronter les obstacles d’une création, mieux vaut avoir une sacrée dose de courage et une foi bien accrochée…
Jacques Lichine, codirecteur avec Hervée de Lafond du Théâtre de l’Unité à Audincourt (Doubs).