Six pieds sous ciel texte et mise en scène de Jacques Rebotier
Six pieds sous ciel texte et mise en scène de Jacques Rebotier
Ce poète, compositeur et homme de théâtre s’est amusé à capter les rumeurs du monde environnant et les restitue ici dans une partition pour trois « musiciennes parlantes ». Elles apparaissent coiffées de cerveaux protubérants, corps imbriqués les uns dans les autres, monstre à six pieds et trois têtes au babil de nourrisson affamé. Une boite vocale, en guise de maman, leur propose biberon et câlin : à condition d’appuyer sur le bonne touche. Cette étrange figure se défait laissant apparaître un trio clownesque aux habits colorés : on distingue la bleue, la jaune et la verte, mais c’est d’une seule voix qu’elles enchainent des bribes de phrases.
A ce «langage cuit», selon l’expression de Robert Desnos, composé de paroles banales glanées au hasard des cafés, des trottoirs, du métro, des réseaux sociaux ou sur une plage de Normandie, se superpose une bande-son : extraits d’émissions télévisées et reportages sportifs, hauts-parleurs de gare, annonces du métro, slogans publicitaires, jingles d’ordinateur et sons de téléphones mobiles.
Entre les séquences, organisées autour de diverses thématiques, les interprètes circulent sur le plateau avec des valises à roulettes.
Leurs déplacements erratiques, parfois un peu longs, apportent des respirations dans ce trop-plein sonore. Jacques Rebotier est parti à la «chasse aux phrases », les a montées et moulinées à l’aune d’une musique sortant d’une seule et multiple bouche. Il a transcrit en notes et rythmes ces interpellations ruminations, bribes de dialogues ou pensées intérieures. « Y’a d’la viande, dans le poisson », « J’aime bien la musique mais j’aime pas l’écouter » « Et le bien-être animal des chiens qui s’ennuient ? » « Offre soumise à condition… » « Validez votre panier. » « Tournez à gauche puis tournez à gauche. » (…) Vous avez atteint votre destination. »
Dans ce cadavre exquis d’idiotismes, générés par les I.A. ou les humains, la langue de bois des politiques trouve sa place. Les déclarations d’Emmanuel Macron, Gabriel Attal, Bruno Le Maire ou de Rachida Dati nous paraissent dérisoires, mises sur le même plan que réclames, commentaires sportifs, instructions de boites vocales, de GPS… Dans un bruit de vaisselle brisée, on entend : «La France est un magasin de porcelaine, il faut la protéger… » Plus loin : «J’ai sauvé l’économie française, j’ai sauvé les usines, j’ai sauvé les restaurateurs, j’ai sauvé les hôteliers, … J’ai sauvé Renault, j’ai sauvé Air France …» Ou encore, il est question des naufragés en Méditerranée : « Les gardes-côtes tunisiens, si ce sont des noirs, ils ne se déplacent pas… »
Parmi ces voix multiples, proférées à l’unisson par les interprètes ou enregistrées, au milieu de ces machines parlantes, nous parviennent d’abord faiblement, puis de plus en plus fort, les bruits de la nature, et les rumeurs animales : chants d’oiseau, feulement, grognement… L’humain n’est-t-il pas qu’une espèce parmi les autres ? Et les trois interprètes trouveront enfin au repos, couchées sous les nuages, à l’écoute de toutes ces bêtes.
On se souvient que, dans Contre les bêtes, Jacques Rebotier dénonçait avec humour l’hypocrisie devant l’effondrement de la biodiversité et prenait la défense de la cause animale. Un spectacle qui, depuis sacréation en 2004 à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon n’a cessé d’être présenté au public Voir le Théâtre du blog). Dans Six pieds sous ciel ce n’est plus le sujet central : il s’en prend ici à notre environnement artificiel et aux machines qui ont envahi nos vies jusqu’à nous décerveler. Tels des robots, Anne Gouraud, Aurélia Labayle, Émilie Launay Bobillot, toutes musiciennes, débitent une langue morte. Elle sont toujours parfaitement synchrones, drôles et touchantes. En chef d’orchestre, l’auteur les a
Dirigé ce chœur au métronome, en portant attention au grain de la langue, aux intonations, jusqu’à l’échelle des syllabes et des phonèmes. Dans cette étrange symphonie parlée d’une heure et quart, on retrouve la verve et la fantaisie de cet amoureux de la langue, Grand Prix de la poésie SACEM en 2009. Après des études de composition musicale au Conservatoire national à Paris, il se consacre à la création et fonde en 92 la compagnie voQue, « ensemble de musique et compagnie verbale ». Il a depuis signé de nombreux spectacles, au théâtre et à l’opéra et publié une trentaine de livres dont Litaniques et Le Dos de la langue (Gallimard), Description de l’omme (éditions Verticales).. Il met aussi en lumière d’autres poètes : on se souvient encore d’Ode à la ligne 29 de Jacques Roubaud, au Théâtre des Bouffes du nord (Le Théâtre du Blog).
Mireille Davidovici
Jusqu’au 24 novembre, Théâtre de la Colline 15 rue Malte-Brun, Paris (XX ème). T. : 01 44 62 52 52.
Du 22 au 24 janvier, Châteauvallon-Liberté – Scène nationale de Toulon (Var).
Le théâtre de Jacques Rebotier: Réponse à la question précédente, Vengeance tardive, Le Désordre des langages… est édité aux Solitaires intempestifs.