Pour en revenir à La Mouette d’Anton Tchekhov, le point de vue de Jean-François Rabain, psychiatre et psychanalyste
«Attchevo ? (Pourquoi ?) : premier mot de la pièce. « Pourquoi êtes-vous toujours en noir ? », demande Medviedenko à Macha. « Je suis en deuil de ma vie. Je ne connais pas le bonheur », répond la jeune fille. « Attchevo » renvoie au suicide de Treplev qui clôt la pièce. Le suicide est une énigme… Anton Tchekhov a choisi: «attchevo», plutôt que «patchemou», un mot plus courant pour dire : Pourquoi? Les traducteurs français précisent que, dans « attchevo », il y a une interrogation qui touche au passé, à l’origine, à la cause, d’où la version française : «D’où vient que vous soyez toujours en noir? » Cette formule interroge le passé, et non le présent, comme patchemou. « Attchevo » porte le poids d’un passé noir, mort, en deuil.

©x Anton Tchekhov
Dans La Mouette Constantin Treplev, un jeune homme de vingt-cinq ans, par bien des traits encore adolescent, qui s’adresse à une mère froide et narcissique, Arkadina, une grande actrice. Il veut attirer l’attention de cette femme ambivalente, en écrivant une pièce, alors qu’elle ne l’a peut-être jamais ni regardé ni écouté. Par ailleurs, Treplev aime une jeune fille, Nina, qui veut aussi devenir comédienne et qui apparait ici comme le double de sa mère dont il n’a jamais pu et ne pourra jamais se faire aimer. Treplev erre entre ces femmes. Lui aussi est en deuil de la vie Il ne connait pas le bonheur…
« Sous l’apparent tissu de la banalité quotidienne, s’agitent de grandes figures mythiques, cachées », écrivait Antoine Vitez, l’un des meilleurs metteurs en scène français de La Mouette, il y a déjà quarante ans au Théâtre National de Chaillot. Sous le registre parodique du mélodrame et de la comédie, des thèmes tragiques appartiennent au mythe, avec des paraboles énigmatiques : la mouette, le lac… Les références à Hamlet de Shakespeare et à Oedipe Roi de Sophocle sont ici très claires. L’écrivain de vingt-deux ans, fasciné par la pièce, avait écrit un vaudeville Hamlet, prince danois, dont il ne reste plus aujourd’hui que le titre.

©Ina Hamlet mise en scène d’Antoine Vitez (1983)
Comme Hamlet face à sa mère Gertrude et son oncle Claudius, Treplev affronte sa mère Arkadina et veut tuer en duel son amant Trigorine, un auteur à succès. Le fils et la mère s’adressent la parole en jouant ensemble le rôle d’Hamlet et de sa mère Gertrude. « Mon fils ! Tu m’as fait voir jusqu’au fond de mon âme et j’y ai vu de si sanglants ulcères, de si mortels, qu’il n’est point de salut ». Et Treplev lui répond, suivant Hamlet : «Et pourquoi donc t’être livrée au vice, cherchant l’amour dans le gouffre du crime.» Le ton est parodique dans la pièce de Tchekhov mais tout aussi cruel. «Pourquoi a-t-il fallu que cet homme se dresse entre toi et moi ? », demande le jeune homme à sa mère. « Notre intimité, ça va de soi, tu ne peux pas t’en réjouir, lui répond Arkadina, mais j’ai le droit d’exiger que tu respectes ma liberté ».

©x Oedipe et le Sphinx vers 450 avant J.C.
Ernest Jones a montré dans Hamlet et Œdipe que la tragédie de Shakespeare était proche, de par sa structure, d‘Œdipe-Roi de Sophocle. Tuer son oncle Claudius, l’amant de sa mère Gertrud, équivaut pour Hamlet, au meurtre de Laïos par Œdipe. La référence à la tragédie de Sophocle est explicite dans la pièce de Tchekhov qui fait directement allusion à Oedipe devant la Sphinge. Et Medvedenko, l’instituteur, proposera la célèbre devinette : « Qu’est-ce qui est, le matin, sur quatre pattes, à midi sur deux et le soir sur trois. » On connait la réponse d’Oedipe : « C’est l’homme ». Œdipe et Hamlet sont deux figures universelles de l’homme tragique.
Le premier symbolise l’universel de l’inconscient déguisé en destin et Hamlet, héros moderne, renvoie à la naissance d’une subjectivité coupable. Tragédie du dévoilement d’un côté, drame du refoulement de l’autre. Le freudisme repose sur ce double modèle : la tragédie inconsciente de l’inceste et du crime se répète dans le drame de la conscience coupable.
Il revient à Freud d’avoir fait du personnage de Sophocle, un modèle universel du fonctionnement mental. En décrivant le complexe d’Oedipe, il montrait les désirs refoulés d’inceste et de parricide, contenus dans deux tabous propres à la civilisation : interdit de l’inceste et interdit de tuer le père-totem. Il apportait ainsi à l’anthropologie, les notions de loi morale et de culpabilité.

©x
Après Freud, Mélanie Klein a mis l’accent sur la relation archaïque avec la mère. La psychanalyse des enfants permit de mieux étudier l’organisation des psychoses qui relèvent en général, d’une fusion destructrice avec le corps maternel, vécu comme objet persécuteur. Au modèle œdipien classique, les kleiniens ont opposé ainsi un modèle « pré-œdipien » renvoyant à l’univers angoissant d’une symbiose avec la mère, un « monde sauvage, inaccessible à la Loi, livré non plus au despotisme paternel mais à la cruauté du chaos maternel », comme l’écrit Elisabeth Roudinesco. Dans cette perspective, on pourrait interpréter différemment les troubles dont souffre Treplev. Celui-ci éprouve une grande difficulté à faire le deuil de l’objet maternel, d’où sa dépression, son inhibition et sa difficulté à écrire. Le matricide, le meurtre imaginaire de la mère est une condition de la pensée et de la créativité.

©x mise en scène de Stéphane Braunschweig ( 2024)
D’autres éléments nous renvoient à la tragédie de Shakespeare. On peut rapprocher Nina, d’Ophélie. Elle est «comme une mouette blanche, heureuse et libre, près d’un lac, et va bientôt être détruite par un homme qui survient » dira Trigorine. L’allusion au lac et à la blanche Ophélie est claire. « Sur l’onde calme et noire où flottent les étoiles, la blanche Ophélia flotte comme un grand lys. » est un poème célèbre de Rimbaud.
Cet espace idyllique appartient à l’enfance, au rêve, ou encore à l’utopie.
Treplev aime Nina mais la rejette sans explication, comme Hamlet rejette Ophélie. Bien des traits de caractère rapprochent Treplev d’Hamlet : incertitude, doute, indécision, aspect velléitaire, mais aussi attachement à Nina et à Ophélie puis brusque rejet. Il dit de lui :« J’erre toujours dans le chaos des songes et des images ». « Qui suis-je ? Que suis-je ?» s’interroge-t-il, faisant écho au célèbre: « To be or not to be » d’Hamlet.
Dans une même scène, il offre à Nina une mouette blanche qu’il a tué et lui dit « qu’il va se tuer lui-même». «Vous parlez de façon incompréhensible avec des symboles… Cette mouette est visiblement un symbole. » lui dit Nina. Un symbole, sans doute, mais de quoi ? Une figure allégorique de l’artiste, de l’art? Le symbole, une fois la mouette empaillée, d’une éternité périssable, comme le crâne de Yorrick? Un symbole des vœux matricides de Treplev qui s’éloigne de Nina voulant devenir actrice comme Arkadina, sa mère ? «Je suis une mouette… Non, ce n’est pas ça. Je suis une actrice. » dit Nina. Un symbole de l’inconscient, de l’impensé de la jeune fille ? De Treplev lui-même ?
«La métaphore de la mouette, cet oiseau libre et tué sans raison, désigne soit directement Nina ou Treplev, soit la pièce elle-même dans sa recherche de signification. Le symbole n’est pas ici directement explicité, appliqué à un seul personnage ou réduit à un seul sens. «Je suis attirée par ce lac comme une mouette. », dit Nina et «Treplev a eu la bassesse de tuer cette mouette aujourd’hui. » Chacun des personnages peut s’identifier à cet oiseau mort. L’oiseau est symbole de la vie passionnée de Nina et de l’obsession morbide de Treplev qui va se suicider et qui y voit la préfiguration d’un destin inexorable et Nina, la métaphore de sa vie errante et douloureuse, victime de Trigorine qui « par désœuvrement, la fait périr». Cette mouette ne se limite donc pas à un seul personnage. Symbole/titre de la pièce, elle est « la métaphore vive d’une quête de sens, de la recherche incessante du sens ».
Mais « tchaïka », la mouette, en russe, c’est aussi « tchaïat », espérer. Espérer, sentir notre existence accompagnée de nos espoirs, de nos désirs et de nos rêves, de nos illusions et désillusions, qui nous façonnent et nous construisent. On retrouve tous ces thèmes chers à Anton Tchekhov, dans Les Trois Sœurs, La Cerisaie, Oncle Vania, des pièces régulièrement jouées à Paris et en France, en particulier dans les belles mises en scène de Lev Dodine.

©x La Cerisaie, mise en scène de Lev Dodine (1994)
Treplev souffre de ne pas être reconnu par sa mère : « Elle m’aime, elle ne m’aime pas », dit-il. Tchekhov insiste sur l’ambivalence et l’incohérence d’Arkadina, incapable de s’intéresser aux écrits de son fils. Treplev écrit pour séduire sa mère, pour la réanimer, la revitaliser. Mais celle-ci reste insensible : elle n’a pas d’argent, pas d’amour pour lui. Quand il sera reconnu comme écrivain, elle avouera n’avoir jamais lu une seule ligne de ce qu’il écrit. « Je ne l’ai toujours pas lu, figurez-vous. Jamais eu le temps ».
A cette mère narcissique, froide et distante qui ne s’inquiète pas de la tentative de suicide de son fils, Treplev oppose le narcissisme de son adolescence. Il veut imposer sa valeur et réinventer le théâtre en rompant avec les formes de l’art existant. Il fait jouer par Nina, sa propre pièce au début de La Mouette : « Toutes les vies, toutes les vies, leur triste cycle accompli, se sont éteintes… Voici déjà des milliers de siècles que la Terre ne porte plus un seul être vivant et cette pauvre lune allume en vain son fanal… Le froid, le froid, le froid. Le vide, le vide, le vide. La peur, la peur, la peur ». Plus tard, Treplev reprochera à Nina, tout ce qu’il reproche à sa mère. « Vous êtes devenue d’une froideur effrayante, comme si je voyais ce lac tout d’un coup à sec ou disparu sous terre… ». Il écrit pour être vu, pour exister. Mais exister sans mère, est difficile. Au début de la pièce, comme Hamlet vaincu par l’inhibition, il ne peut plus écrire, ni tuer son père, comme le héros de Shakespare. « J’ai tout perdu. Elle (Nina/Arkadina) ne m’aime pas, je ne peux plus écrire. Tous mes espoirs sont brisés ». Hamlet, lui aussi, souffre d’inhibition et ne peut passer à l’acte. On connait cette réflexion célèbre : « La conscience (la réflexion) fait de nous des lâches ».
Pour résoudre son inhibition et représenter sa pensée, Treplev organise, comme Hamlet lui-même, une pièce dans la pièce, une sorte de psychodrame ayant pour but de représenter, de se représenter. Hamlet, pour dénouer le drame, fait venir des acteurs qui vont jouer La Mort de Gonzague, une parodie du meurtre de son père. Treplev organise lui aussi une représentation théâtrale, censée confondre les faux artistes comme Trigorine, dans l’espoir de regagner l’amour de sa mère. « La souricière », cependant, prend le jeune auteur à son propre piège. Le Roi/Trigorine ne réagit pas et la Reine-Mère/Arkadina n’y voit qu’une plaisanterie sans conséquences. Le jeune homme se fâche et la tragédie de la vengeance se transforme en farce. Plus de duel ni de meurtre et, à la place, le suicide manqué de Treplev. En attendant le vrai suicide réussi de la dernière scène…

©x mise en scène d’Arthur Nauziciel ( 2012)
Dans sa mise en scène pour le festival d’Avignon 2012, Arthur Nauzyciel ouvrait la représentation par le suicide de Treplev. On n’entendait pas le coup de feu mais un homme s’avançait et tombait lentement sur le sol. Venait alors Arkadina toute en noir, portant un masque de mouette qu’elle enlèvera pour dire : «Je suis une mouette. Non, ce n’est pas ça. Je suis une actrice. »Cette réplique n’est pas la sienne mais celle de Nina, la jeune fille qui veut devenir comédienne. L’entendre dire par Arkadina, la mère de Treplev, induit un sentiment d’inquiétante étrangeté, d »unheimlich ». Les deux femmes n’ont-elles pas échangé leurs rôles, comme dans le psychodrame, lorsque l’on inverse le rôle des acteurs? Chacune ici pourrait être l’autre. La dimension du temps réel alors s’efface et c’est un autre temps qui apparait. Le temps du rêve, celui du hors-temps de l’inconscient. Le visage de la mère apparait à la place de celui de Nina. Treplev le déclare au début : «Il ne faut pas peindre la vie telle qu’elle est, mais telle qu’elle se représente en rêve.» « Nous dormons», dit Arkadina. Le monde de La Mouette est entre veille et sommeil. On comprend la passion d’Anton Tchekhov pour Shakespeare…
Jean-François Rabain