Joséphine, la cantatrice, ou le peuple des souris de Franz Kafka, traduction d’Olivier Mannoni, adaptation et mise en scène de Régis Hébette
Joséphine, la cantatrice, ou le peuple des souris de Franz Kafka, traduction d’Olivier Mannoni, adaptation et mise en scène de Régis Hebette
Franz Kafka s’y connaissait peu en musique et son ami Max Brod s’en amusait. Selon lui, l’auteur de cette nouvelle n’aurait su faire la différence entre La Veuve joyeuse et Tristan et Iseult! Pourtant, les allusions au quatrième art majeur, quoique sporadiques dans son œuvre, ne manquent pas. Dès La Métamorphose (1915), le cancrelat, relégué dans sa chambre, est attiré par les sonorités du violon de sa sœur provenant du salon et ose braver l’interdiction familiale de se montrer : « Était-il un animal si la musique le bouleversait ainsi ? La voie s’ouvrait, lui semblait-t-il, vers une nourriture inconnue et longtemps désirée. » Et dans le bestiaire kafkaïen, on trouve sept chiens musiciens et danseurs, mémoire-flash qui hantera le canidé de Recherches d’un chien (1922).
Deux autres de ses textes font aussi explicitement allusion à la musique. Un fragment du Silence des sirènes ( 1917) que Max Brod publia en 31. Mais elle y brille… par son absence. Franz Kafka y reprend le mythe d’Ulysse qui se bouche les oreilles avec de la cire et se laisse attacher au mât de son bateau pour jouir du chant des sirènes, tout en échappant au danger. Mais l’écrivain y introduit une variante. Les sirènes ont en effet une arme plus redoutable que leur chant: le silence. Elles se contentent d’exécuter des gestes de divas : «avec leurs gorges qui se tordent, leur respiration profonde, leurs yeux pleins de larmes, leurs bouches mi-closes ».
Et le dernier sera Joséphine, la Cantatrice ou le peuple des souris, que ses contemporains purent lire dans Die Prager Presse en mars 24, quelques semaines avant la mort de l’écrivain. Cette nouvelle se prête, de par sa longueur moyenne, à la mise en ondes et au spectacle théâtral. Cette adaptation est remarquablement mise en scène par Régis Hebette. «C’est dit-il, à une énigmatique et savoureuse interrogation sur la place de l’artiste et sur sa relation au peuple que nous invite Kafka à travers ce récit qui revêt-forcément-une dimension testamentaire ».
Une femme (Laure Wolf), seau et balai à la main, surgit de l’obscurité, en blouse grise et chaussée de bottines 1900, affublée d’une queue de souris et de prothèses en silicone agrandissant ses oreilles. Expressionnisme oblige, ses yeux sont charbonneux comme ceux de la danseuse Anita Berber dans son portrait par Otto Dix. Laure Wolf est ici à la fois femme de ménage, narratrice et ce «nous» du texte de Kafka, autrement dit : une souris ordinaire, faisant partie d’une communauté privée d’enfance et qui mène une vie pénible. Et peu portée sur l’art, en tout cas, pas sur la musique.
Elle évoque pourtant une cantatrice prénommée Joséphine: « Qui ne l’a pas entendue ne connaît pas la puissance du chant ». Le rapport entre l’artiste et ses congénères est paradoxal. Dans l’exercice de son art, Joséphine trouve un bonheur refusé aux autres. Elle fait tout pour être vénérée comme une star et se permet des caprices de prima donna, exigeant d’être soulagée de l’obligation de travailler. Elle choisit elle-même la longueur de ses récitals. Le peuple en vient à s’interroger sur ce qu’est le chant de Joséphine. N’est-il pas plutôt un sifflement, semblable à celui que tous produisent : « Nous admirons chez Joséphine, ce que nous faisons tous. »
Ce sifflement serait-il la langue dont certains êtres savent extraire la musique ? Dans le recueil de nouvelles comprenant Joséphine et dans d’autres nouvelles, Franz Kafka aborde le thème de l’artiste et de son public. Dans Un artiste de la faim (un temps traduit Un champion du jeûne), le protagoniste- un humain-se laisse mourir de faim dans une cage, devant les visiteurs du zoo où il s’exhibe, lesquels finissent par se lasser. Son imprésario ne tarde pas à le lâcher à son tour. Au contraire, l’agent du trapéziste de Première souffrance cède aux désirs de son poulain et le console comme s’il était un enfant.
Joséphine, elle, n’a nul besoin d’imprésario et établit un rapport de domination sur son « peuple » et inaugure jusque dans son habitus, l’ère des orateurs. Le peuple en question, c’est « il popolo », deux ans après la Marche sur Rome …
Le propos complexe et d’une extrême densité, obéit à une logique circulaire et donne l’impression de ne pas avancer. Chaque phrase du monologue semble nier celle qui la précède ou, du moins, en éroder le sens. Un écriture obsessive. Pour que le public reste concentré une heure durant, il fallait à Régis Hebette, une comédienne hors pair. Laure Wolf l’est à tout point de vue. Elle ne trébuche jamais sur le texte et a captivé la salle avec sa gestuelle animale et ses mimiques. Mère courage usée par la vie ou aguicheuse sûre de son emprise-la souris se métamorphose en félin avec un manteau en faux léopard (costume d’Alice Touvet). Laure Wolf est vraiment exceptionnelle.
Nicole Gabriel
Jusqu’ au 14 décembre, L’Echangeur, 59 avenue du Général de Gaulle, Bagnolet (Seine-Saint-Denis). T. : 01 43 62 71 20.
Le texte, traduction d’Olivier Mannoni, est publié aux éditions Payot.
« L’effet conjugué de l’explosion des coûts énergétiques et la diminution des financements de l’État (orientés semble-t-il vers d’autres ambitions) met aujourd’hui L’Échangeur en péril, dit son directeur Régis Hebette. Les effets collatéraux d’une situation internationale pour le moins chaotique creusent un déficit annuel de près de 50. 000 €. Pour ne rien dire des conséquences de l’inflation.
Pour tenter de remédier à cette situation d’urgence, L’Échangeur a pris dès 2023 des mesures drastiques : il a sensiblement réduit une masse salariale qui était pourtant loin de correspondre aux besoins du projet (elle est aujourd’hui inférieure à ce qu’elle était il y a dix ans) et il loge au sein de ses espaces plusieurs équipes artistiques qui prennent en charge le coût des locaux qu’elles occupent; les moyens alloués à l’activité de création de la compagnie Public Chéri qui a créé le lieu et le conduit depuis trente ans, ont été ramenés à 3% des financements attribués à L’Échangeur (…)
Mais cela ne suffit pas et ne suffira pas à permettre l’équilibre économique de la structure dans les mois à venir. Comme des millions de nos concitoyens, des milliers de P.M.E. ou d’équipes artistiques, L’Échangeur est sous le coup de forces et d’enjeux qui le dépassent et sur lesquels, il ne sait pas agir.
Nous continuons à nous battre au quotidien et nous continuerons à le faire, pour que vive un projet qui nous paraît relever de l’intérêt collectif et que nous pensions durable. Il nous faut reconnaitre aujourd’hui que nous ne sommes plus du tout certains d’y parvenir. »