Lefty !, d’après Waiting for Lefty, de Clifford Odets, mise en scène de Natascha Rudolf
Lefty !, d’après Waiting for Lefty de Clifford Odets, mise en scène de Natascha Rudolf
L’Histoire se cogne, se bouscule, se ressemble. On peut sentir à l’échelle mondiale, un relent des années trente, ou pas. Mais rien ne manque : remontée des fascismes, aggravation de la pauvreté, guerres pas encore officiellement mondiales, mais sur toute la terre, sans parler (donc on n’en parlera pas) de la guerre faite par la «loi du profit », à la planète elle-même. Mais cela produit-il du théâtre? Natascha Rudolf avec Laurent Cibien, journaliste et documentariste, essaient une forme théâtrale qui a fleuri en Europe et aux Etats-Unis sur une décennie avant la seconde guerre mondiale, l’agit-prop : agitation et propagande, une forme de théâtre rapide, interactif avec les spectateurs principaux intéressés par ce qui est montré sur scène.
Dans la pièce de Clifford Odets, les membres du syndicat des chauffeurs de taxi, face à leurs représentants ou leurs dirigeants. Est-ce ou non, le moment opportun pour faire grève ? Oui, disent les femmes qui n’en peuvent plus de voir leurs enfants ne pas manger à leur faim. Sur ce point, voir les études actuelles : combien d’enfants «en-dessous du seuil de pauvreté », ou à peine au-dessus, dans notre hexagone prospère ? Non, disent les représentants, ou responsables.
D’où une perte de confiance. Là encore, Lefty ! agit comme un miroir, non chez les syndicats qui n’ont pas la même fonction qu’aux États-Unis, dans les années trente mais chez les politiques. Peut-on croire à l’arrivée d’un sauveur comme Lefty ? Et cela fait-il théâtre ? Natascha Rudolf et Laurent Cibien n’ont pas réalisé un théâtre documentaire, bien qu’ils aient travaillé plusieurs mois avec des gens menacés dans leur emploi, exploités et sous-rémunérés, ou tout simplement en « tension», comme à l’hôpital public, pour dire les choses pudiquement. Du glissement des soins, à la rentabilité, et du pouvoir interne des médecins, à celui des gestionnaires. Ces témoins sont ici présents : un délégué du syndicat des chauffeurs VTC en guerre contre Uber, les soignants de plusieurs spécialités, des lanceurs d’alerte, y compris dans le cadre de leur métier et qu’on prie de ne pas faire de bruit… Et des acteurs, au métier précaire par nature, même s’il peut être prestigieux.
Mais cela fait-il du théâtre ? La confrontation entre la pièce des années trente, et la réalité actuelle et cette forme d’agit-prop, donne au spectacle un côté pop-art, comme une affiche ancienne repeinte en couleurs plus vives. Lefty ! n’arrive pas à sortir des modalités de sa production : une partie des spectateurs applaudit avec enthousiasme, soutenant les combats (et les combattants présents sur scène), et les luttes qui sont directement les leurs. Certains ont peut-être participé à l’élaboration collective de ce travail qui leur appartient aussi.
L’autre partie des spectateurs n’y trouve pas son compte. Et aucune ne saisit la perche tendue par les comédiens pour reprendre leurs slogans. Aujourd’hui, la tentative pour réveiller le théâtre d’agit-prop est audacieuse et nécessaire. Mais : ce « mais » tient peut-être au fait qu’ici le témoignage n’est pas assez nettement distinct, du jeu. Malgré une trouvaille scénique importante : soudain, à un moment-clé, la frontière, un fil tendu du côté jardin, au côté cour, va craquer et faire se rencontrer la pièce historique et les luttes actuelles.
Déception et questionnement du public : la scénographie, ultra- simple, tables et chaise, est parfaitement juste, mais où est la direction d’acteurs ? Les témoins n’ont que tard l’occasion de s’exprimer comme tels, de façon assez frontale. Les comédiens jouent au minimum, sans atteindre la force emblématique du jeu, nécessaire à l’agit-prop. Trouver les trois signes de ce qu’on représente et y aller à fond ? Un personnage à part a la dimension nécessaire : Prométhée, enchaîné, vrai lanceur d’alerte, porte-feu harcelé par l’Olympe de l’administration…
Voilà du théâtre qui agite, donc qui agit, excusez le jeu de mots. Oui, il est important de revenir aujourd’hui vers une forme d’agit-prop. Même si c’est escalader une montagne, avoir à réinventer une façon de jouer, sortir complètement des conventions à la hauteur iconoclaste des causes soutenues sur scène. À ce théâtre-là, on demande encore plus, que ce qu’il donne. Son mérite ? Susciter en nous cette exigence…
Christine Friedel
Jusqu’au 15 décembre, MC 93, 9 boulevard Lénine, Bobigny (Seine-Saint-Denis). T. : 01 41 60 72 72.