Royan, la professeure de français de Marie NDiaye, mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia

Royan, la professeure de français de Marie NDiaye, mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia

 Pour la quatrième fois, Frédéric Bélier-Garcia met en scène un texte de Marie Ndiaye et ici avec un monologue écrit pour Nicole Garcia. Trois mots: solitude, trahison, souvenir, suggérés par la comédienne et le metteur en scène, à l’autrice, vont l’inspirer. L’histoire?  Un événement tragique qui va faire basculer le quotidien monotone de Gabrielle, professeur de français au lycée de Royan: « Daniella était subtile, elle était tendre-mon élève préférée.» Mais la jeune fille s’est défenestrée, du troisième étage de son établissement scolaire.

© Ch. Raynaud de Lage

© Ch. Raynaud de Lage

Depuis le drame, ses parents attendent chaque soir le retour de lenseignante à son domicile, pour la confronter à ce qui sest passé : «Cela fait des semaines que vous essayez de me forcer à une rencontre que je repousse de toute mon âme.» Au fil dun monologue passionné, Gabrielle sadresse avec virulence à ces parents mais aussi à nous : « Oh! Je ne veux pas vous voir je ne veux pas vous parler je ne veux pas vous connaître. Je voudrais que vous soyez morts emportés par votre douleur bien proprement sans souffrir. Mourez ! Disparaissez ! »
La mort de son élève mais aussi son double, laisse place à l’évocation de sa jeunesse, puis au départ d’«Oran la radieuse », sa ville natale, puis à son arrivée à Marseille et enfin à Royan : «Je marche dans les rues de Royan, comme je marchais dans les rues dOran forcenée inquiète et séductrice. » Des souvenirs qui éclipsent la culpabilité.
Le contexte géographique et le climat ont toute leur importance dans l’évolution de la pièce
à la fin dune journée de printemps sous une douce lumière. Gabrielle quitte le lycée et rentre chez elle mais cest un peu le calme avant la tempête, lentrée en scène dune actrice et le début dune fiction théâtrale.
Nous ne manquons pas un mot, fascinés par cette femme qui ne semble en apparence, n’avoir rien d’extraordinaire. Mais au moment où Gabrielle arrive dans son immeuble, comme elle, nous entrons dans un autre univers. De l’extérieur à l’intérieur, de l’espace physique et public, à l’espace mental de Gabrielle, du clair au sombre : «J’ai laissé dans lavenue le grand soleil blond foncé. »

Du milieu public et socio-professionnel, nous passons au monde intime et confidentiel de son être : «Mais voilà quittant lunivers radieux la sphère bleu et or de lavenue de la Falaise pour entrer dans limmeuble obscur je ny vois rien mes paupières battent pour tenter de chasser les cercles miroitants qui m’égarent »Extérieur/intérieur, lumière/obscurité, mouvement/immobilité, bruit/silence, réalité/fiction : ces antinomies reflètent le rythme de l’écriture, la succession de situations dramatiques, et le mental tourmenté de Gabrielle : « Je ne porte le deuil de personne jamais jamais je nai fait de mal à qui que ce soit. »

Ici, un décor unique: cet espace fermé qui fait écho à la solitude et à l’état psychique du personnage : la cage descalier et lentrée de l’immeuble avec boîtes à lettres en bois vernis et moquette orange des années soixante-dix. La scénographie réaliste, sobre et bien pensée de Jacques Gabel nous laisse percevoir les changements de contexte dramatique, et d’autres situations plus évanescentes, comme le souvenir de la lumière et du soleil d’Oran. Elle entre en résonance avec ce fait divers et le personnage en apparence sans histoire, banal de Gabrielle. Cette enseignante est là avec son cartable, habillée simplement  : imperméable beige, jeans bleu foncé, chemisier bleu ciel et mocassins noir (costumes de Camille Janbon).
Les subtils éclairages signés Dominique Bruguière, comme les interventions musicales et sonores de Sébastien Trouvé, offrent un passage du clair, au sombre,
très graphique, contrasté et réussi, en harmonie avec le rythme et l’esthétique de l’écriture de Marie NDiaye. La mise en scène renforce l’atmosphère douloureuse et énigmatique qui traverse le texte et l’intériorité de cette professeure de français: entre les séquences, apparaissent furtivement et en clair-obscur, des silhouettes: les parents de Daniella? Fantasme et/ou réalité dans ce déferlement de paroles, proférées ici avec une émotion froide, une violence, et parfois humour.
La pièce est remarquablement mise en vie, avec une sensibilité profonde et l’interprétation de Nicole Garcia est unique. Avec une voix grave, des gestes et regards pré
cis, elle est à la fois dure, blessée, ironique et parfois drôle et s’empare avec une vérité saisissante, de ce texte complexe et brûlant. Elle évoque avec une rare intensité, la conscience perturbée de Gabrielle dont le tempérament tranchant nous surprend : «Mais je ne suis pas une femme aimante et mon cœur nest pas formé pour adorer. »

La poésie de la langue étonnante, merveilleuse de Marie NDiaye, est ici transmise par l’actrice, avec de temps à autre, une diction hésitante, ou hachurée-mais parfaitement maîtrisée-et en accord avec l’agitation mentale du personnage. Nicole Garcia laisse exploser avec puissance et brutalité, sans aucun pathos, les blessures existentielles, le rapport mimétique, comme les ruptures sociales vécues par Gabrielle, une femme fière : « Je ne donne aucune prise à la curiosité vicieuse à l’apitoiement au désir commun de sintroduire dans lesprit des autres ».
Parfois cynique ou révoltée, de mauvaise foi, Gabrielle nous touche, nous révulse, nous fascine et nous interroge… Ce texte polyphonique laisse entendre des voix, en réverbération ou en contradiction avec celle de Daniella et évoque avec une écriture picturale, sonore et sensorielle, d’autres mondes inconnus ou oubliés, cruels, mythiques
Marie NDiaye nous interpelle entre autres, sur le rapport entre vérité et fantasmes. Entre dire et silence, non-dits, cette parole dramatique sans aucune ponctuation ou presque, chemine toute en nuance et sans rien étouffer. la puissance théâtrale est ici manifeste.
Fiction et réalité semblent se fondre en un seul geste. Du grand art ! Sur les mots de Marceline Desbordes-Valmore : « Ah! Je crois que, sans le vouloir, jai fait un malheur sur la terre. », le public s’en va, touché, du Théâtre de la Commune et se réjouit de la nomination de son nouveau directeur et metteur en scène de la pièce, Frédéric Bélier-Garcia.

 Elisabeth Naud

 Jusqu’au 15 décembre, Théâtre de la Commune d’Aubervilliers-Centre Dramatique National, 2 rue Édouard Poisson, Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). T. : 01 48 33 16 16.


Archive pour 15 décembre, 2024

Royan, la professeure de français de Marie NDiaye, mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia

Royan, la professeure de français de Marie NDiaye, mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia

 Pour la quatrième fois, Frédéric Bélier-Garcia met en scène un texte de Marie Ndiaye et ici avec un monologue écrit pour Nicole Garcia. Trois mots: solitude, trahison, souvenir, suggérés par la comédienne et le metteur en scène, à l’autrice, vont l’inspirer. L’histoire?  Un événement tragique qui va faire basculer le quotidien monotone de Gabrielle, professeur de français au lycée de Royan: « Daniella était subtile, elle était tendre-mon élève préférée.» Mais la jeune fille s’est défenestrée, du troisième étage de son établissement scolaire.

© Ch. Raynaud de Lage

© Ch. Raynaud de Lage

Depuis le drame, ses parents attendent chaque soir le retour de lenseignante à son domicile, pour la confronter à ce qui sest passé : «Cela fait des semaines que vous essayez de me forcer à une rencontre que je repousse de toute mon âme.» Au fil dun monologue passionné, Gabrielle sadresse avec virulence à ces parents mais aussi à nous : « Oh! Je ne veux pas vous voir je ne veux pas vous parler je ne veux pas vous connaître. Je voudrais que vous soyez morts emportés par votre douleur bien proprement sans souffrir. Mourez ! Disparaissez ! »
La mort de son élève mais aussi son double, laisse place à l’évocation de sa jeunesse, puis au départ d’«Oran la radieuse », sa ville natale, puis à son arrivée à Marseille et enfin à Royan : «Je marche dans les rues de Royan, comme je marchais dans les rues dOran forcenée inquiète et séductrice. » Des souvenirs qui éclipsent la culpabilité.
Le contexte géographique et le climat ont toute leur importance dans l’évolution de la pièce
à la fin dune journée de printemps sous une douce lumière. Gabrielle quitte le lycée et rentre chez elle mais cest un peu le calme avant la tempête, lentrée en scène dune actrice et le début dune fiction théâtrale.
Nous ne manquons pas un mot, fascinés par cette femme qui ne semble en apparence, n’avoir rien d’extraordinaire. Mais au moment où Gabrielle arrive dans son immeuble, comme elle, nous entrons dans un autre univers. De l’extérieur à l’intérieur, de l’espace physique et public, à l’espace mental de Gabrielle, du clair au sombre : «J’ai laissé dans lavenue le grand soleil blond foncé. »

Du milieu public et socio-professionnel, nous passons au monde intime et confidentiel de son être : «Mais voilà quittant lunivers radieux la sphère bleu et or de lavenue de la Falaise pour entrer dans limmeuble obscur je ny vois rien mes paupières battent pour tenter de chasser les cercles miroitants qui m’égarent »Extérieur/intérieur, lumière/obscurité, mouvement/immobilité, bruit/silence, réalité/fiction : ces antinomies reflètent le rythme de l’écriture, la succession de situations dramatiques, et le mental tourmenté de Gabrielle : « Je ne porte le deuil de personne jamais jamais je nai fait de mal à qui que ce soit. »

Ici, un décor unique: cet espace fermé qui fait écho à la solitude et à l’état psychique du personnage : la cage descalier et lentrée de l’immeuble avec boîtes à lettres en bois vernis et moquette orange des années soixante-dix. La scénographie réaliste, sobre et bien pensée de Jacques Gabel nous laisse percevoir les changements de contexte dramatique, et d’autres situations plus évanescentes, comme le souvenir de la lumière et du soleil d’Oran. Elle entre en résonance avec ce fait divers et le personnage en apparence sans histoire, banal de Gabrielle. Cette enseignante est là avec son cartable, habillée simplement  : imperméable beige, jeans bleu foncé, chemisier bleu ciel et mocassins noir (costumes de Camille Janbon).
Les subtils éclairages signés Dominique Bruguière, comme les interventions musicales et sonores de Sébastien Trouvé, offrent un passage du clair, au sombre,
très graphique, contrasté et réussi, en harmonie avec le rythme et l’esthétique de l’écriture de Marie NDiaye. La mise en scène renforce l’atmosphère douloureuse et énigmatique qui traverse le texte et l’intériorité de cette professeure de français: entre les séquences, apparaissent furtivement et en clair-obscur, des silhouettes: les parents de Daniella? Fantasme et/ou réalité dans ce déferlement de paroles, proférées ici avec une émotion froide, une violence, et parfois humour.
La pièce est remarquablement mise en vie, avec une sensibilité profonde et l’interprétation de Nicole Garcia est unique. Avec une voix grave, des gestes et regards pré
cis, elle est à la fois dure, blessée, ironique et parfois drôle et s’empare avec une vérité saisissante, de ce texte complexe et brûlant. Elle évoque avec une rare intensité, la conscience perturbée de Gabrielle dont le tempérament tranchant nous surprend : «Mais je ne suis pas une femme aimante et mon cœur nest pas formé pour adorer. »

La poésie de la langue étonnante, merveilleuse de Marie NDiaye, est ici transmise par l’actrice, avec de temps à autre, une diction hésitante, ou hachurée-mais parfaitement maîtrisée-et en accord avec l’agitation mentale du personnage. Nicole Garcia laisse exploser avec puissance et brutalité, sans aucun pathos, les blessures existentielles, le rapport mimétique, comme les ruptures sociales vécues par Gabrielle, une femme fière : « Je ne donne aucune prise à la curiosité vicieuse à l’apitoiement au désir commun de sintroduire dans lesprit des autres ».
Parfois cynique ou révoltée, de mauvaise foi, Gabrielle nous touche, nous révulse, nous fascine et nous interroge… Ce texte polyphonique laisse entendre des voix, en réverbération ou en contradiction avec celle de Daniella et évoque avec une écriture picturale, sonore et sensorielle, d’autres mondes inconnus ou oubliés, cruels, mythiques
Marie NDiaye nous interpelle entre autres, sur le rapport entre vérité et fantasmes. Entre dire et silence, non-dits, cette parole dramatique sans aucune ponctuation ou presque, chemine toute en nuance et sans rien étouffer. la puissance théâtrale est ici manifeste.
Fiction et réalité semblent se fondre en un seul geste. Du grand art ! Sur les mots de Marceline Desbordes-Valmore : « Ah! Je crois que, sans le vouloir, jai fait un malheur sur la terre. », le public s’en va, touché, du Théâtre de la Commune et se réjouit de la nomination de son nouveau directeur et metteur en scène de la pièce, Frédéric Bélier-Garcia.

 Elisabeth Naud

 Jusqu’au 15 décembre, Théâtre de la Commune d’Aubervilliers-Centre Dramatique National, 2 rue Édouard Poisson, Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). T. : 01 48 33 16 16.

DAROU L ISLAM |
ENSEMBLE ET DROIT |
Faut-il considérer internet... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Le blogue a Voliere
| Cévennes : Chantiers 2013
| Centenaire de l'Ecole Privé...