Ici sont les Dragons
Si je te dis, c’est une splendeur, si je te dis, j’ai trouvé cela plus encore que magnifique, je n’ai rien dit. Le théâtre a cette force-là, il ne se raconte pas, l’ionisation de l’air entre le public et la scène, cela ne se décrit pas. Le théâtre ne se filme pas non plus: le silence n’est pas photogénique, et puis il y a l’atmosphère très spéciale au Soleil. Il fait froid, et on entre dans une espèce de taverne, les lumières éclairent les petites tables, le bortsch est fumant. Derrière des voiles sous les gradins, les comédiens s’affairent. C’est unique et c’est ici.
Petite annonce, grâce à nos dons, le Théâtre du Soleil fait fabriquer des drones défensifs. Il y a des boîtes pour accueillir nos billets. Nous sommes fixés: ici, nous ne sommes pas dans une indifférence au monde. Si tu n’aimes pas le théâtre politique, le théâtre historique des vraies histoires de 1917, avec les vrais mots prononcés, ce que je vais raconter, n’est pas pour toi.
Si tu n’aimes pas les grandes fresques, les mystères du Moyen-Age, le monumental, inutile de continuer. Il y a cette phrase d’Anton Tchekhov : « Il faut des formes nouvelles, si elles n’existent pas, il vaut mieux que rien n’existe. Et je suis inquiet: le Soleil a soixante ans et Ariane Mnouchkine, bientôt quatre-vingt six. Pouvait-on vraiment attendre du neuf ? J’ai en tête ce vieux proverbe chinois: « Quand tu atteins le haut de la montagne, continue de monter. » Eh ! Bien j’ai encore été étonné et même époustouflé. Pourquoi ? Le Soleil est inventif en diable.
Un de mes aphorismes préférés: »Invente ou je te dévore » signé Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806) l’architecte utopiste des Salines d’Arc-et-Senans. J’ai vu un jour cette équipe de trente-deux personnes en phase de concoctage. Ils ne se contentent pas de jouer, ils enquêtent, s’informent sur 1917, lisent quantité de bouquins et présentent à Ariane Mnouchkine des esquisses de scènes: deux-cent trente deux et elle n’en a gardé que vingt-trois. Une démarche aussi incroyable que titanesque.
Et puis, encore un étonnement, les acteurs sont tous doublés par des comédiens russes, anglais, allemands, ukrainiens. Ils ont appris le texte par cœur et nous croyons que c’est eux, et pourtant, non: ils ont des masques fabuleux et on reconnait facilement Churchill, Lénine, Staline, Trotski etc. Ils sont des têtes plus grosses que la normale. Une impression absolument transcendante. Image de marque du Soleil, les changements de décor très rapides, et très fluides, sur roulettes.
Un spectacle encore plus magique que d’habitude! Hallucinante, l’arrivée du train » plombé » de Lénine dans une délire de bruits et fumées, et son discours galvanisant. On va donc vivre toute la révolution, la fondation de l’URSS et le dévoiement, et déjà l’écrasement de l’Ukraine. On nous raconte l’histoire du vingtième siècle bien sûr cela à voir avec aujourd’hui, puisqu’il y a la dissolution, les bolcheviques minoritaires, la recherche de coalitions, etc.
Je sais, et depuis toujours, que le théâtre est un instrument infaillible du décryptage de la politique, et que l’on peut résumer un livre de cinq cents pages en une seule image. On retrouve ici le grand théâtre politique d’Erwin Piscator, le souffle épique d’Eisenstein. Un puissant livre d’images. Dans la dernière scène, il y a une maquette, la metteuse en scène approche son smartphone et ce qu’elle filme, apparaît sur le grand rideau au fond. Nous voyons des dizaines de personnages qui s’empoignent, c’est l’assassinat de l’assemblée constituante. Fascination. C’est fini pour ce soir, on a envie que cela continue tout de suite, mais il faudra attendre l’an prochain. J’espère que mon enthousiasme excessif ne va pas refroidir ton désir de traverser le bois de Vincennes. Souvent, je m’interroge sur la nécessité de l’Art. J’ai la réponse.
Jacques Livchine, co-directeur avec Hervé de Lafond du Théâtre de l’Unité à Audincourt ( Doubs).