La Clepsydre de Wojciech Has

La Clepsydre de Wojciech Has

Très jeune, le cinéaste polonais (1925-2000) découvre la prose poétique de son compatriote Bruno Schulz (1892-1942) mais n’envisage d’en faire une adaptation, qu’une fois terminé son magnum opus, Le Manuscrit trouvé à Saragosse (1965). Après La Poupée (1968), il présente des scénarios qui sont refusés mais, en 71, Josef Tejchma, un ministre de la Culture plus libéral, voit avec un œil favorable le projet de Wojciech Has et lui donne le feu vert… Ce film obtiendra un budget important, jamais accordé dans le cinéma polonais. La réalisation à Cracovie des décors, très coûteuse, sera plus  longue que prévu. Tourné à partir de 1972, La Clepsydre avait nécessité une longue recherche documentaire à l’étranger pour recréer l’atmosphère des petites villes de Galicie, avec la ferveur hassidique et ses traditions de commerce et d’artisanat dont sont familiers, les lecteurs de Joseph Roth.

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Principe retenu pour le scénario : un parcours à travers les nouvelles de Bruno Schulz comme Sanatorium pod Klepsydre (1937) titre du recueil éponyme, traduit d’abord : Le Sanatorium sous le signe de la clepsydre, puis  Le Sanatorium au croque-morts. La nouvelle sert de cadre à des scènes tirées d’autres récits : en particulier, Le Printemps, très riche pour tout ce qui concerne l’enfance, Le Livre, ou La Dernière fuite de mon père. Avec des personnages pouvant avoir été rencontrés dans le cycle Les Boutiques de cannelle, paru trois ans plus tôt.
Le film commence dans un train. Un trentenaire, Josef, rend visite à son vieux père Jakob dans un sanatorium. L’étrange contrôleur aux yeux délavés, une figure de passeur, lui indique où descendre. Josef traverse un cimetière juif pour accéder au sanatorium. Un lieu-délabré, fascinant, où l’on se perd dans les couloirs et les recoins, encombré de plantes vertes couvertes de poussière, de tout un bric-à-brac digne d’un marché aux puces : oiseaux exotiques empaillés, guéridons, bustes de plâtre aux yeux de verre…

L’endroit est désert, jusqu’à ce que le protagoniste découvre une infirmière gironde, manifestement nue sous son uniforme. Elle le mènera plus tard chez le docteur Gotard (Gott ?), occupé à une opération. En attendant, elle veille à l’application du règlement : « Dormir, il n’y a rien d’autre à faire ici. » Son père, dont il doit partager le lit, est pitoyable comme celui du géniteur de Georg Bendemann, protagoniste du Verdict, une nouvelle de Franz Kafka, (1913). Mais Jakob, lui, reste serein et bienveillant à l’égard de son propre fils. 

À Josef, inquiet de savoir si son père est mort ou vivant, le docteur Gotard, expose ses méthodes :  »Nous retardons le temps d’une certaine durée impossible à déterminer. Cela se ramène à une simple question de relativité ».La science manipule le temps. Josef a, de son côté, un rapport érotique et poétique, au temps. Quasiment, celui d’un voyeur, une énigme explicitée dans le récit où Josef confie, sans détour, avoir commandé un objet chez son fournisseur de pornographie et avoir reçu, à sa surprise, une clepsydre : un télescope qui se transforme en chenille. À travers la lentille, il vise le sanatorium et l’infirmière, de dos, qui se dandine. Elle se retourne et lui sourit.

 

Dans ce film, l’espace est aussi instable que le temps. Josef a-t-il des souvenirs d’enfance, quand ses parents tenaient un commerce? Ou bien le vieux Jakob, son énergie retrouvée, quitte-t-il le sanatorium en catimini pour vaquer à ses affaires? Il explique à son fils qu’il a acheté une boutique au village.  On le voit fringant, vendant des tissus mités et il y a une foule de chalands. Soudain, l’échoppe se transforme en synagogue où de vieux juifs hassidiques chantent et dansent. Apparaissent des personnages féminins comme Adèle, une serveuse et prostituée occasionnelle, volontiers dévêtue, très entreprenante avec Josef. Dans la digression mexicaine, (justifiée par la malheureuse entreprise de l’archiduc Maximilien, jeté dans un piège par son frère aîné l’Empereur d’Autriche), on aperçoit, on ne sait pourquoi, un éléphant.
La mère de Josef survient fréquemment  toujours dans son cadre habituel et  se plaint des absences de son mari et reproche à son fils de ne pas « surveiller les commis qui nous volent ».

Josef regarde à plusieurs reprises par la vitre brisée d’une fenêtre du sanatorium. Il voit deux chiens noirs, pas très rassurants et Rodolphe, un de ses camarades de classe en costume marin. Celui-là même qui lui a transmis, avec sa collection de timbres, la passion des lointains au point d’en faire le prétexte à une incantation magique: Guatemala, Nicaragua, Abracadabra… Comme dans le rêve, le souvenir d’enfance est déplacé: Bianca, la sage petite fille en robe immaculée que Josef apercevait au parc, flanquée de sa gouvernante, telle la Gilberte de Proust, est devenue une jeune femme joyeuse que Rodolphe, toujours garçonnet, accompagne désormais. 

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L’épisode des mannequins de cire, motif essentiel chez Bruno Schulz qui puise aux mêmes sources qu’Hoffmann et Nicolas Gogol et auquel dans Les Boutiques de cannelle, il consacre quatre nouvelles (ou «traités »). Dans Le Printempsun cirque présente une spectaculaire galerie de figures de cire. Wojciech Has, lui, filme au sanatorium même, à côté d’horloges, lampes, miroirs, on voit, exposés comme s’ils étaient vivants, les puissants de l’Europe du XIX ème siècle et les personnages emblématiques de la double monarchie, l’assassin de Sissi, François-Josef qui perd un œil, ridicule automate dont les saccades reproduisent sans relâche le salut militaire.
Nous assistons à une double décadence, à une double décrépitude: celle de la monarchie austro-hongroise et la fin annoncée du monde hassidique. Commence alors l’émigration, Adèle, la plus hardie et la plus entreprenante, s’embarque pour les Etats-Unis. Mais on vient d’apprendre que son bateau a fait naufrage avec tous les passagers.

A propos de ce film, critiques et commentateurs ont usé et abusé du mot: surréaliste. Est-ce justifié, cinquante ans après sa sortie? Avec son aspect polyphonique, dramatique, populaire et teinté de nostalgie-accompagné d’un bon poids d’absurde et d’érotisme-l’œuvre participe du carnavalesque, ce qui la situe bel et bien dans le monde slave.
E on peut l’analyser grâce à la psychanalyse : le fantastique y dépasse celui de Bruno Schulz, où les épisodes du texte sont à la fois reliés et indépendants. Chez  Wojciech Has, une logique a-logique triomphe. Le spectateur, médusé, évolue dans 
La Clepsydre comme dans un rêve ou un cauchemar, le metteur en scène utilisant les mécanismes du rêve selon Sigmund Freud: condensation du matériau, déplacement et remaniement au sens d’un traitement visuel…  Un film à voir  dès que possible.

Nicole Gabriel

La Clepsydre ressort le 8 janvier au Reflet Médicis, 3 rue Champollion, Paris (V ème).

 

 

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Archive pour 30 décembre, 2024

Un piano dans la rue

  Un piano dans la rue

Au loin, près du jardin des Halles, vous entendez des notes de piano. Vous écoutez : non, cela ne vient pas d’une fenêtre, ni d’une chaîne hi-fi, ni d’un clavier électrique. Ce sont es vraies notes d’un vrai piano en cet ultime dimanche de l’année. On reconnaît un des Nocturnes de Chopin. Plus tard, un second interprète prendra le relais et jouera carrément la Grande valse brillante, et aussi Mistral gagnant, la chanson la plus populaire de Renaud.

© Christine Friedel

© Christine Friedel

Le piano est brillant, ramage et plumage. Il sonne bien, infiniment mieux traité que les humbles et courageux claviers des gares. Nous questionnons le jeune interprète : « Oui, nous amenons (un piano, cela ne s’apporte pas) l’instrument, avec la camionnette garée là. Et ils jouent. L’un avec une remarquable énergie, l’autre avec une grande délicatesse, devant un public étonné mais peu patient, si l’on ne compte pas les clients, à la terrasse du café voisin. Quelques fans les suivent, regrettant qu’on ne les entende pas plus souvent et d’autres, comme votre servante, les découvrent, émus et enchantés.

Ont-ils le droit d’occuper ainsi l’espace public ? Non, mais la Police ne vient les déloger que si un riverain  l’appelle pour « tapage » (sic !), et les policiers, sensibles, n’agissent alors qu’à regret, semble-t-il. Leurs noms ? Ils les gardent pour eux. Ils voient plus grand : rien moins que La Scène Française, un «collectif de pianistes urbains, performances de rue, répertoire classique et populaire français ».
S’ils jouent dans votre quartier, vous ne pourrez pas les manquer : de loin, vous entendrez les notes du piano, vous écouterez… Non, cela ne vient pas d’une fenêtre: da capo.

Christine Friedel

lascenefr@gmail.com, T. : 0617 78 98 08, et sur Youtube et Instagram  (Lascenefr)

 

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