Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce, mise en scène de Johanny Bert
»L’année d’après‚ je décidai de retourner les voir‚ revenir sur mes pas‚ aller sur mes traces et faire le voyage‚ pour annoncer‚ lentement‚ avec soin‚ avec soin et précision -ce que je crois-lentement‚ calmement‚ d’une manière posée-et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux‚ tout précisément‚ n’ai-je pas toujours été un homme posé ?‚ pour annoncer‚dire‚ seulement dire‚ ma mort prochaine et irrémédiable‚. l’annoncer moi-même‚ en être l’unique messager‚ et paraître-peut-être ce que j’ai toujours voulu‚ voulu et décidé‚ en toutes circonstances et depuis le plus loin que j’ose me souvenir-et paraître pouvoir là encore décider. »
Jean-Luc Lagarce (Juste la fin du monde, première scène)
C’est l’histoire d’un homme qui retourne au Pays lointain (ce sera le titre de cette œuvre retravaillée à partir de Juste la fin du monde) dans sa famille, chez les siens-la légitimité de ce possessif sera l’une des questions de la pièce-pour leur annoncer sa mort prochaine. Louis, l’aîné, était parti en ville pour devenir écrivain. Eux, la mère veuve, le fils cadet et la benjamine n’ont jamais quitté cette France « périphérique » moyenne, avec ses petites maisons entourées d’un jardin « bien », comme dit la jeune Suzanne mais qu’elle n’aime pas. Antoine,lui, se dépatouille avec le chômage, une femme et deux gosses venus peut-être trop tôt. Et ce jour-là, ces deux vies se rencontrent, avec comme catalyseur, cette mort prochaine et pas encore annoncée.
Ce jour-là, un grand jour : il s’agit du retour du fils. Louis, le prénom de son père, est aussi celui de son tout jeune neveu. Notre Louis, « transfuge de classe», ne transmettra pas le nom : tous savent qu’il n’aura pas d’enfants, façon discrète d’évoquer son homosexualité, choses intimes qu’on ne dit pas. Mais ce jour-là, enfin, on va se parler.
La parole, c’est la grande affaire. Un mot de trop ou de pas assez et l’un ou l’autre se sent atteint, blessé, mal aimé, ou pas aimé du tout. A l’exception de la mère qui essaye de réunir la famille, de l’envelopper de douceur. Tous sont à vif. Antoine, le cadet, en particulier : tout effleurement est une agression, toute parole, une attaque et il faut s’arranger avec le langage.
Le départ de l’aîné a creusé un fossé social infranchissable. D’où les efforts de chacun pour travailler la langue, la préciser, la nettoyer des termes qui ne seraient pas justes et qui pourraient blesser, et qui blessent, en effet, ou au moins laissent insatisfait. Avec les comédiens, Johanny Bert ne s’est pas laissé prendre aux filets de l’écriture : il ramène cette écriture si particulière, intimidante peut-être avec ses hésitations, reprises, repentirs, à sa source vivante, la parole nécessaire et embarrassée de ceux qui ne la maîtrisent pas forcément et pour qui, elle est vitale.

© Christophe Raynaud de Lage
Restituer ce dimanche qui ressemble à tous les autres et à aucun autre, est essentiel. Partir à la recherche du temps perdu aussi, et du vrai moyen de «faire famille». Pour cela, Johanny Bert fait parler les objets : pendus aux cintres, les meubles viennent se poser au besoin, table de famille, buanderie, chaise longue…et s’envolent, comme des souvenirs, marquant les époques de leur design, de leurs matériaux, créant une véritable poésie du temps qui passe. Le metteur en scène ne s’est pas interdit de faire apparaître le fantôme du père, sous la forme d’un masque à demi-souriant, et pourtant inquiétant : est-ce une invitation à la mort?
La troupe, elle, est une invitation à la vie, avec ses tiraillements. Vincent Dedienne, sobre, élégant, est ce grand frère qui écoute intensément, prend en pleine face et en plein cœur, les rancunes de son frère et l’affection débordante et brutale de sa petite sœur-elle le connaît si peu. Mais c’est avec le public qu’il partage les inquiétudes et les pensées de Louis. Et si tout disparaissait avec moi? Pourquoi ce sentiment de n’avoir pas été aimé ?
Le frère n’a pas cet espace, ce n’est pas son histoire. Et pourtant, c’est tout autant sa propre histoire : se sentir mis de côté, pas assez aimé, lui non plus. Loïc Riewer garde tout au long de la pièce la rage d’Antoine, la colère peut-être de ne pas savoir dire exactement sa colère et la souffrance qu’il déballe durant un long monologue presque final (l’auteur a quand même laissé le dernier mot à Louis) avec un souffle saisissant.
Les comédiens forment une vraie famille, c’est à dire, un de ces bizarres attelages qui tirent un peu dans toutes les directions. Astrid Bayiha est Catherine, la belle-sœur, élément nouveau et légèrement de côté dans la famille, Céleste Brunquell, petite Suzanne passionnée, impatiente et exigeante, Christiane Millet, dans le rôle de mère enveloppante, quoi qu’il se passe entre ses enfants adultes, sont parfaites, justes, chacune jouant de sa propre nature, autant que de sa fonction.
Et la pièce est aussi leur histoire, à chacune d’elles. Parfois, sans le vouloir, elles électrisent le conflit (« Tu es brutal. » dit Catherine, ce qui fait bondir Antoine. «Je te dépose en passant.», dit le frère. «Je t’accompagne en voiture. » contredit la sœur et cela s’envenime… Cette famille, c’est la nôtre, avec le drame qui n’aura pas lieu, les moments de rire et la tragédie cachée.
La tragédie, c’est toujours le jour où… Le jour où Titus, devenu empereur, n’a plus besoin de Bérénice, le jour où Phèdre parle et où Thésée revient trop tôt. Le jour où Louis vient revoir une dernière fois sa famille : la mort n’a pas sa place sur scène comme dans la tragédie classique. Et quoi, faut-il employer les grands mots pour une simple querelle familiale? La tragédie est là et trouve son point d’orgue dans la dernière parole de Louis : un immense cri de joie, même s’il dit n’avoir pas osé le lancer dans la nuit. Comment ne pas se sentir profondément touché par un spectacle qui laisse une telle place au public et à ce que, malgré lui et sans le savoir, il apporte à la pièce? Et où plane si fort, sereinement, le souvenir de l’auteur? On n’aura pas parlé de la partie autobiographique de la pièce. Vincent Dedienne a choisi de lui donner une place en adaptant une partie du Journal de Jean-Luc Lagarce sous le titre Il ne m’est jamais rien arrivé aussi mis en scène par Johanny Bert. On en reparlera.
Christine Friedel
Théâtre de l’Atelier, 1 place Charles Dullin, Paris (XVIII ème). T. : 01 46 06 49 24.
Juste la fin du monde, mercredi, jeudi, vendredi à 21h, samedi à 15 h et 21 h, dimanche à 16 h.
Il ne m’est jamais tien arrivé, jeudi, vendredi et samedi à 19 h.
Les deux spectacles, les 25, 26 et 27 mars, Le Sémaphore, Cébazat (Puy-de-Dôme).
Juste la fin du monde, les 1er, 2, 3 ,4 et 5 avril, Théâtre de la Croix-Rousse, Lyon (Rhône). Les 8 et 9 avril, Théâtre de Pau (Pyrénées-Atlantiques). Le 11 avril, Théâtre Odyssée, Périgueux (Dordogne).