Impossible sur scène, écriture et mise en scène de Luis de Matos
Impossible sur scène, écriture et mise en scène de Luis de Matos
Cela se passe aux mythiques Folies-Bergère pour un mois, avec des artistes «de luxe » la plupart primés à la F.I.S.M. En une heure et en solo avec deux à trois numéros. Luis de Matos jouant ici le grand ordonnateur et présentateur. Le rideau est déjà ouvert et on peut voir une grande enseigne lumineuse avec inscrit: Luis de Matos-Impossible sur scène, six écrans LED verticaux, des projecteurs amovibles, des extincteurs et une grand praticable sur roulettes avec un tabouret haut et une chaise. Un leitmotiv marque le début et la fin de chaque partie et cinq danseurs effectuent des figures de breakdance. Ils actionnent les extincteurs vers le praticable et les cinq magiciens apparaissent instantanément!
Le présentateur montre un grand aquarium plein d’eau et produit un poisson rouge à partir d’une carte à jouer enroulée qu’il place dans un verre à pied. Il saisit ensuite un foulard de la couleur du poisson qu’il va lentement faire disparaitre dans l’aquarium ; les mouvements ondulants du tissu rappelant subtilement la queue du poisson. Après s’être essuyé à une serviette noire, il la met autour des trois parois vitrées de l’aquarium, y jette le poisson du verre et fait mine d’en attraper d’autres en l’air. La serviette est alors retirée et une centaine de poissons rouges apparaissent !
Le Sud-coréen Yu Hojin présente, en queue-de-pie noir, son numéro de manipulation primé à la FISM 2012 de Blackpool. On y retrouve, accompagnés d’une musique classique au piano, de remarquables effets : comme le foulard blanc se transformant en carte à jouer, ou une carte déchirée qui se reconstitue à vue, une incroyable série de cinq productions d’éventails de cartes colorés… On a souvent loué l’école sud-coréenne pour son esthétisme et sa technique irréprochables mais devenue souvent stéréotypée. Mais Yu Hojin, un de ses plus grands représentants, a, lui, une grâce et une technique exceptionnelles. Luis de Matos tient un cube (qui lui servira pour sa prochaine illusion) et présente l’américain Dan Sperry, avec un classique d’apparitions de colombes façon gothique-métalleux, sur une musique d’enfer avec éclairs tonitruants. Il va produire de nombreuses colombes : technique connue mais présentation originale et choix judicieux comme cette incroyable transformation d’un masque d’oiseau, en colombe. Transformations et apparitions s’enchaîneront dans une séquence impressionnante : plume qui devient foulard, production d’un éventail, d’un couteau, puis d’une colombe. Filet de sang sur le bras se transformant en foulard rouge et production d’une colombe. Le foulard roulé en boule se transforme alors en balle de la même couleur, puis en ballon d’où arrive une colombe qui instantanément devient rouge!Elle disparaît ensuite dans le foulard taché de sang et lancé en l’air. Un autre foulard est transformé en baguette d’où surgit une colomb, qui est ensuite dédoublée. Une fois toutes les colombes mises dans la cage, celle-ci est couverte d’un tissu et disparait dans les airs… Apparaît alors un grand perroquet blanc. Dan Sperrycampe un personnage marginal et introverti ( gestuelle savamment travaillée) avec effets grand-guignolesques macabres et humour sombre.
Suit l’illusion Origami de Jim Steinmeyer avec sa partenaire Joana Almeida.Il placeun cube (celui du tableau précédent) sur une plateforme à roulettes, muni d’un grand miroir. Le cube s’ouvre comme un papier déplié etJoana Almeida entre dans ce cube qui est reconstitué et où trois sabres vont pénétrer de chaque côté. Des conditions impossibles… mais elle ressort indemne… en ayant aussi changé de costume.Luis de Matos a l’art d’interpréter un classique de la grande illusion, pour en faire un moment de grande poésie. Effets lumineux et projections vidéo magnifient ce numéro avec un jeu graphique et optique en noir et blanc.
Puis entrée cocasse du Français Norbert Ferré avec une boîte-surprise en forme de prédiction. Démarche de cowboy et nouvelles chaussures pour un numéro de claquettes déroutant. Court mais professionnel, comme il dit. Il présente ensuite son double : un manipulateur, pour une routine de balles durant laquelle il va laisser échapper «accidentellement » une balle-en fait un geste délibéré révélé par la prédiction au début. Son double comique revient avec un chant espagnol. La surprise se dédouble et on retrouve dans la boîte, la paire de chaussures que le magicien, maintenant en chaussettes, portait à son entrée. Peaufinés depuis au moins vingt ans, les personnages de Norbert Ferré sont irrésistibles, et savoureux et hauts en couleur dans leur clownerie, et gracieux dans leur classicisme. Et nous avons toujours le même plaisir à assister à ses performances, même si on les connait par cœur. Il fait partie des rares illusionnistes à présenter le même numéro sur quelques décennies sans jamais lasser… comme le grand Voronin.
Le Belge Aaron Crowest un personnage à la fois charismatique et énigmatique-aspect mystique, mutisme et regard bleu acier pénétrant- avec des expériences dangereuses pour les spectateurs qu’il fait monter sur scène. Comme La Bougie, un effet de mentalisme, les yeux bandés de cire ou bandelettes, scotch…. Trois personnes désignées tiennent chacune un sac plein de sable, ou une planche, ou encore un ananas sur la tête. Placés à des endroits stratégiques, le mentaliste visualise l’espace et les yeux bandés, va se déplacer tel un ninja, et percera le sac de sable avec un couteau, cassera la planche avec un nunchaku et coupera l’ananas avec un sabre, sans que personne ne soit blessé. Suspense et frissons garantis ! Le maître de cérémonie présente la superbe illusion Eclipse de Mark Kalin et William Kennedy, avec Joana Almeida, tout habillée en blanc, sur une belle musique et dans une superbe scénographie, entre ombres et faisceaux lumineux tombant des cintres. Elle entre dans la moitié d’une grande structure circulaire séparée en son milieu par une plaque de métal. Des assistants placent un voile opaque devant une des moitiés et l’on voit Joana Almeida en ombre chinoise. Cette moitié pivote de l’autre coté et la partenaire disparait de la première moitié et réapparait dans la seconde en ombre chinoise puis en vrai.
Dan Sperry revient avec Lifesaver (Saw de Sean Fields), assis en bord de scène. Il mâche puis avale un bonbon rond de type polo avec trou au milieu, puis place un fil dentaire au niveau de sa gorge. On le voit clairement pénétrer dans la chair et d’un coup sec, après des va-et-vient, le bonbon ressort intact sur le fil. Un effet gore mais joyeusement décalé, grâce aux facéties et mimiques de cet artiste. Yu Hojin présente un deuxième numéro Coins of time, un close-up sur table retransmis sur un des écrans verticaux. Des routines classiques de pièces s’enchaînent sur le thème du temps qui passe. D’abord avec l’apparition d’une pièce et la transformation d’une montre à gousset… en pièce. Deux autres apparaissent et placées sous quatre cartes, voyagent une à une sous la même, puis reviennent à leur position initiale. Les quatre se multiplient alors sur la table : vingt au total. Quelques-unes sont alors transformées en cartes, puis la montre-gousset réapparait… pour clore le numéro.
Puis un tour interactif de Luis de Matos fascine le public. Il sort d’une enveloppe (confiée en début de spectacle) quatre cartes postales où sont représentés quatre sur des cinq magiciens de ce soir. L’un d’eux va alors énumérer une succession de procédures que le public doit suivre à la lettre : déchirer en deux les quatre cartes et les mettre les unes sur les autres, en garder une moitié, puis en mettre un bout dans sa poche pour la révélation finale. Après un échange de morceau avec un autre spectateur, différents mélanges et éliminations, le dernier bout restant en main de chacun correspond parfaitement à l’autre moitié gardée en poche !Une adaptation du tour Before you read any further…How to find your other half créé par Woody Aragon en 2011.
Après un entracte, les danseurs reviennent sur scène sur la musique générique puis apparaissent cinq magiciens dans des halos de lumière partant du sol pour dévoiler progressivement tout leur corps jusqu’à leur tête. Une superbe trouvaille technique, version contemporaine du célèbre procédé du « théâtre noir ».Luis de Matos revient avec une routine de close-up diffusée sur grand écran avec quatre cartes.Quatre as à dos bleu se retournent, un à un, face en bas, puis à nouveau face en l’air en changeant chacun leur dos de couleur ; en rouge. Pour finir, les as se transforment un à un, en rois à dos bleu ! Ensuite donnés en souvenir aux spectateurs. Très beau moment de manipulation sur le bout des doigts avec le classique Twisting the aces revisité.
Troisième et dernier numéro de Yu Hojin avecPaper airplanes act, très inspiré de celui de son collègue allemand Nikolai Striebel. Un tabouret haut bien visible et de nombreux avions en papier au sol. Il arrive, tenue décontractée et baskets.sur le tabouret. Il pose un avion qui disparait puis réapparait dans un geste de lancer et le magicien commence à jouer la chanson entraînante As it was d’Harry Style. Plusieurs avions sont ensuite produits, dédoublés et lancés dans les airs. Un papier froissé surgit du tabouret et se transforme en balle blanche pour devenir un bâton où apparait un volant (pour constituer un petit moulin à vent). Le volant prend la forme d’un bateau puis d’un avion. Une feuille écrite se plie toute seule en lévitant et prend la forme d’un avion. Plusieurs autres sont jetés dans les airs et une pluie de confettis surgit. Arrive alors le magnifique tableau final où le magicien commande chaque avion au sol : i les fait arriver dans sa main et les lance alors à l’horizontale dans l’espace où ils s’immobilisent tous pour ensuite, repartir aussitôt en coulisse. Un numéro d’une grande délicatesse minimaliste : Yu Hojin utilise un objet qui nous rappelle notre enfance. Les effets de lévitation sont dans l’air du temps et plusieurs artistes reprennent ce procédé, réactivé et sublimé par la compagnie 14:20 et Étienne Saglio depuis 2010, avec des objets basiques comme des feuilles de papier (Laurent Piron, Artem Shchukin).
Luis de Matos choisit sept spectateurs dans la salle grâce à un frisbee. Il les dispose en ligne à un endroit précis et confie un jeu de cartes à chacun, mis en éventail pour bien montrer que toutes ses cartes sont différentes. Les sept jeux sont ensuite mélangés par chacun. Et ensuite coupés en deux et une moitié est éclairée au hasard.Une fois la moitié restante mélangée face en bas, au stop du magicien, les spectateurs couvrent le jeu de leurs mains.. Chacun révèle, un à un, la première carte du dessus du paquet, différente de son voisin. Révélation finale : devant chacun, un tapis en vinyle imprimé d’un index qui retourné, correspond à la carte qu’ils ont choisie ! Cet effet de prédictions multiples a scotché tout le public….
Dernier close-up de Dan Sperryau milieu de la salle et retransmis sur écran : le fameux tour des Lames de rasoir avalées (The Threaded Razor Blades de William A. Buerger (1930) avec un humour noir. Assis sur une chaise, il sort d’un petit coffre, une pomme où sont plantées des lames de rasoir. Il présente un papier avec un gros smiley jaune dessiné dessus qui sourit puis retourne le motif et au verso le même smiley avec bouche à l’envers et yeux en croix. Il découpe alors la feuille avec une lame qu’il avale ensuite. L’opération est répétée plusieurs fois. Quand il a une dizaine de lames dans la bouche, il mange du fil dentaire et en ressort, une à une, les lames dessus. Excellente présentation de ce classique, à la technique parfaite, qui fait toujours frissonner le public. Ensuite superbe double lévitation de Luis de Matos (Asrah de Servais Le Roy et Double levitation de Rick Thomas) avec sa partenaire Joana Almeida allongée sur une table. Elle flotte ensuite en l’air, une fois la table retirée.Il passe un grand cerceau autour de Joana Almeida pour montrer qu’il n’y a rien la retenant physiquement. Il place sur elle un voil age qui va alors léviter vers les cintres. Luis de Matos rejoint sa partenaire en hauteur, arrache le voile…Mais elle a disparu. Luis de Matos demande aux spectateurs qui est amoureux ? Rares, ceux qui lèvent la main, craignant d’être choisis pour monter sur scène : ce qui se passe pour un couple. Entre alors le ténébreux Aaron Crow, l’air grave. Les yeux dans les yeux, il demande son anneau de mariage à la femme et la pose au milieu d’une pomme verte sur sa tête. A cours, on découvre alors une cible. Aaron Crow se place à jardin avec un grand arc et une flèche. Il monte ensuite sur une petite plate-forme tournante, ajuste sa flèche avec un faisceau laser et tire à travers la pomme. Elle coupera la pomme en deux et se plantera dans la cible ! La bague est retrouvée sur la flèche et le mari est invité à la passer une nouvelle fois au doigt de sa femme. Présentation et mise en scène de ce numéro de l’archer millimétrées. Tout le monde se reconnait dans ce couple amoureux où les notions de confiance et sacrifice sont évoquées.
Luis de Matos rend ensuite hommage à Harry Houdini avec la Chinesewater torture cell, une illusion très dangereuse et mythique. En introduction, nous entendons la voix enregistrée du célèbre magicien en 1914 (provenant de la collection de David Copperfield) et son profil apparait sur cinq écrans. Luis de Matos apparaît, est menotté, puis suspendu par les pieds, et plongé dans une grande cuve rectangulaire remplie d’eau. Un rideau rouge va cacher les parois de la cuve de chaque côté. Un compte à rebours affiche les minutes passées sans oxygène dans l’eau. À deux minutes, le rideau est levé et on voit la tête de Luis de Matos. Quelques minutes après le magicien arrive au fond de la salle et sa partenaire Joana Almeida est prisonnière à sa place dans la cuve !
Norbert Ferré fait un deuxième passage comique et dit un poème à son chien, en imitant ses aboiements. Suit un cours d’imitation… de sa mère et un numéro hilarant où il bruite avec un sifflet, différents sons. Il pousse la chansonnette, rigole, mime un jeu vidéo qu’il perd, et il pleure. Il appuie ensuite sur plusieurs parties de son corps (son zizi ne fait pas le même bruit !). Il sort de sa poche une mouche, lui parle, la libère et l’aplatit comme une crêpe. Elle ne réagit plus! Alors il pleure comme un bébé. Il prend une clé et essaye de « remonter» la mouche, comme un jouet mécanique. Cela ne marche pas et il quitte le plateau sur une marche funèbre. Pour terminer, le magicien présente son cultissime One for two, two for one où il se dédouble et ses incroyables démonstrations de dextérité poétique avec des cartes. Son numéro s’est affiné au fil des années, avec des subtilités pour devenir un petit bijou !
Enfin les cinq illusionnistes s’assoient chacun sur un tabouret, déchirent une serviette blanche et produisent alors des confettis qui volent sur toute la scène comme une neige artificielle. Un final déjà vu et conventionnel puis un générique de fin défile sur les écrans pendant que le public quitte la salle. Les magiciens l’attendent dans le grand hall des Folies-Bergère pour une séance-photo et dédicaces. Ce spectacle d’une qualité remarquable est dû au travail collectif de la production et au professionnalisme des équipes. Il a été répété et rodé avec précision, notamment au Estúdio33, la salle de travail de Luis de Matos. Choix des invités judicieux : chacun avec son personnage, son style et son répertoire. Cet ensemble assez complet montre l’art magique dans sa diversité culturelle et esthétique. Pas de doublon,mais une complémentarité et une variété, à un excellent rythme. Et Luis de Matos fait l’effort de parler français, ce qui est très apprécié… L’art de l’illusion est ici porté au plus haut et avec passion.Un des meilleurs spectacles actuels, avecun public au cœur d’un dispositif où émotion et partage sont la clé de voûte. Un seul regret: ici, aucune artiste pour équilibrer rapports et sensibilités artistiques. L’an passé, Léa Kyle était la seule femme de la quatrième édition
Sébastien Bazou
Spectacle vu aux Folies Bergère, Paris ( IX ème), le 1er décembre. En tournée, notamment dans l’Est de l’Europe
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