L’Exception et la règle, de Bertolt Brecht, traduction de Bernard Sobel et Jean Dufour, mise en scène de Bernard Sobel

L’Exception et la règle de Bertolt Brecht, traduction de Bernard Sobel et Jean Dufour, mise en scène de Bernard Sobel

« Imbécile/ne peux-tu pas comprendre qu’un service/ est rendu à l’humanité/ quand le pétrole est extrait du sol ?/ Laisse tomber celui qui tombe, et donne-lui un coup de pied/ Car c’est bien ainsi. /Celui qui ne se méfie pas est un imbécile./Confiance égale bêtise./ Lehrstück: pièce didactique; nous sommes là pour apprendre quelque chose et ne pas rentrer les mains vides après le spectacle mais armés pour penser et, si possible, agir.
Bernard Sobel reprend cette pièce-clé qu’il avait déjà mise en scène, entre autres, dans les anciennes halles de Paris en 1970 et a eu l’idée toute simple ,et donc lumineuse, de la confier en partie, aux jeunes élèves de la Thélème Théâtre École. Nous sommes-là pour apprendre, eux aussi. La représentation commence par un défi: la « classe » bien alignée, reste rangée et joue la pièce mot par mot. Les didascalies, le nom des personnages, leurs répliques, tout fonctionne et chaque mot produit du jeu que les comédiens nous donnent à écouter. Belle école !

© H. Bellamy

© H. Bellamy

La troupe fidèle de Bernard Sobel prend le relais. Elle connaît bien la magnifique salle aux murs de pierres blanches de l’Épée de bois: Julie Brochen, Marc Berman, Claude Guyonnet, Boris Gawlick, Mathieu Marie et Sylvain Martin y jouent aussi dans la même soirée La Mort d’Empédocle de Friedrich Hölderlin. Le lien : la question de la croyance, de l’espoir politique. Empédocle renonce au suicide pour continuer sa route malgré, ou grâce aux désillusions.L’Exception et la règle nous en donne le mode d’emploi: « Nous allons vous rapporter /L’histoire d’un voyage./Un exploiteur/ Et deux exploités l’entreprennent. /Observez bien/le comportement de ces gens:/ Trouvez-le étrange,/même s’il n’est pas étrange/Inexplicable, /même s’il est coutumier/ Incompréhensible,/ même s’il est la règle. »

C’est clair et d’une implacable ironie. Un théâtre « à l’os», au couteau plutôt. Pas d’emballage, nous suivons le récit nu d’un cheminement «normal », ce que Brecht appelle : la règle. Un marchand est pressé d’arriver à Ourga à travers le désert, pour y être le premier en affaires et ses deux serviteurs le sont, eux aussi, pour toucher leur salaire «normal». Arrive un événement qui ne fait pas diversion mais qui donne la clé de ce lehrstück : le marchand tue son porteur (après avoir renvoyé son guide) parce qu’il s’est « cru menacé », quand celui-ci lui a tendu sa gourde qu’il a vue comme une pierre menaçante. L’œuvre nous fait entrer tout droit dans la mauvaise foi juridique : la peur ressentie par l’oppresseur (le marchand a menacé son porteur et l’a blessé, il craint sa vengeance) légitime son crime, et par la victime. La partie civile : la veuve du porteur, est déboutée de sa plainte.

Évidemment, mais la pièce nous apprend à nous méfier des évidences-les mots qui comptent sont ceux du titre. Qu’est-ce que la règle? On s’aperçoit que c’est l’habitude qui rend aveugle. Et l’exception? Un geste de solidarité. Et comment fonder une société sur l’exception… en l’en écartant? Qu’est-ce que la loi? La normalisation des rapports de forces. Questions raisonnables, utiles et posées avec une économie d’une parfaite efficacité. Et pour notre grand plaisir: nous sommes pris au piège salutaire de l’ironie brechtienne. Didactique ? On en redemande.

Christine Friedel

Jusqu’au 2 mars, Théâtre de l’Epée de bois, route du Champ de manœuvre, Cartoucherie de Vincennes. Métro: Château de Vincennes+ navette gratuite. T. :  01 48 08 39 74.


Archive pour février, 2025

A qui mieux mieux, conception et texte de Renaud Herbin (tout public à partir de trois ans)

A qui mieux mieux, conception et texte de Renaud Herbin (tout public, à partir de trois ans)

Créé en 2022 , c’est une sorte de performance :un homme cherche à s’exprimer, tout à la joie de se sentir vivant. «Un être animé par la nécessité de dire ce à quoi il a survécu, sa propre naissance, dit le marionnettiste Renaud Herbin qui en est le metteur en scène. Mais son engouement est son propre frein. Il engage une sorte de «battle» avec lui-même, surenchère du superlatif. Il se coupe lui-même la parole. Pour avoir le dernier mot.Cet être pensant, qui dit ce qu’il pense, mange ses mots, ogre dévorant, absorbant, déglutissant. Il pense ce qu’il dit comme autant d’hypothèses sur ce qu’il voit et ce qu’il vit. Il philosophe.»
Autant dire une quête métaphysique, proche de celle revendiquée par Antonin Artaud, laquelle n’a jamais vraiment fait bon ménage avec l’expression théâtrale, sauf dans
Hamlet de Shakespeare. Et de façon radicalement opposée chez les frères ennemis polonais Jerzy Grotowski et Tadeusz Kantor…

© Benoît Schupp

© Benoît Schupp

Et sur le plateau? Bruno Amnar, seul, commence à faire quelques exercices physiques. Puis il joue avec un très gros coussin imaginé par Céline Diez. C’est déjà un peu longuet et des spectateurs vont quitter la salle.
Ensuite l’acteur toujours aussi seul face au monde qui l’entoure, c’est à dire ici surtout un public d’enfants, enchaîne des phrases: « Je fais des tas, je fais des tas de moi, je fais des tas de tas, j’aime bien faire des tas ça me fait du bien, les tas» avec
quelques borborygmes et bégaiements… Comme à la recherche d’un langage sonore.
Puis après s’être couché dessus sur le gros sac et joué avec, Bruno Amnar en extrait de gros flocons de laine bleu e(le fameux bleu d’Yves Klein), rouge, marron, grise qui vont couvrir toute la scène. Un bel effet visuel… qui ne semble pas toucher les enfants: ils parlent entre eux, leurs accompagnateurs somnolent et, dans le fond de la salle, un adolescent, visiblement handicapé mental, pousse des cris à intervalles réguliers.
L’acteur fait ce qu’il peut pour donner vie à cette performance qui se voudrait métaphysique mais qui distille un redoutable ennui. Après quarante minutes, fin de cet opus assez prétentieux…
Nous ne sommes sûrement pas tombés sur la bonne matinée mais cette  » histoire de soi, l’histoire de ce combat joyeux le défi de la vie à relever» est loin d’être convaincante, surtout à 10 h du matin dans une salle peu chauffée. Que sauver de ce mini-spectacle? Sans doute les ballots de laine de couleur… qui tiennent plus d’une «installation » dans un musée d’art contemporain.
En tout cas, difficile de conseiller ce spectacle dont on peut se demander comment il est arrivé là.

Philippe du Vignal

Jusqu’au 2 mars, Théâtre Paris Villette, 211 avenue Jean-Jaurès, Paris (XIX ème). T. : 01 40 03 72 23.

 

Clément Hervieu-Léger, nommé administrateur général de de la Comédie-Française

Clément Hervieu-Léger, nommé administrateur général de de la Comédie-Française

 Sur proposition de Rachida Dati, ministre de la Culture, le Président de la République a nommé à la tête du premier théâtre officiel français, un de ses acteurs et metteurs en scène. En août prochain, il prendra ses fonctions pour un mandat renouvelable de  cinq ans, à l’issue du troisième et dernier d’Eric Ruf. Formé au Conservatoire du Xème arrondissement de Paris, il est entré à la Comédie-Française en 2005 et en est devenu sociétaire en 2018. Il est régulièrement membre du comité d’administration.
Clément Hervieu-Léger a joué de très nombreux rôles: entre autres Robespierre dans La Mort de Danton de Georg Büchner, mise en scène de Simon Delétang. Dorante dans Le Bourgeois gentilhomme de Molière, par Valérie Lesort et Christian Hecq. Günther von Essenbeck dans Les Damnés de Visconti, mise en scène d’Ivo van Hove, Prior Walter dans Angels in America de Tony Kushner.  Et sous la direction de Robert Wilson,  il a aussi joué dans Fables de Jean de la Fontaine.
Clément Hervieu-Léger a monté La Critique de L’École des femmes et Le Misanthrope de Molière, Le Petit-Maître corrigé de Marivaux, L’Éveil du printemps de Frank Wedekind et La Cerisaie d’Anton Tchekhov. 

© Stéphane Lavoué coll; Comédie-Française

© Stéphane Lavoué coll; Comédie-Française

Il a aussi fondé en 2010 avec Daniel San Pedro (voir Le Théâtre du Blog) la compagnie des Petits Champs et a créé On achève bien les chevaux, d’après Horace McCoy avec le Ballet de l’Opéra national du Rhin, Un Mois à la campagne d’Ivan Tourgueniev au Théâtre des Célestins, Une des dernières soirées de carnaval de Carlo Goldoni aux Bouffes du nord.  Ou encore Le Pays lointain de Jean-Luc Lagarce au Théâtre National de Strasbourg  Il a aussi assisté Patrice Chéreau dans ses mises en scène d’opéra et a joué dans Rêve d’automne de Jon Fosse qu’il avait créé au Théâtre de la Ville. Clément Hervieu-Léger préside la Société d’Histoire du Théâtre et enseigne le théâtre à l’école de danse à l’Opéra de Paris.

La feuille de route du Ministère, classique et précise, ne mange pas de pain: « Clément Hervieu-Léger sera chargé de poursuivre le rayonnement du premier établissement théâtral de France, tant sur le plan artistique que sur le développement des publics. Pour cela, il œuvrera à la présentation et à l’exploitation du répertoire actuel de la Comédie-Française tout en veillant à son élargissement à des œuvres contemporaines ou anciennes qui n’y ont pas été encore présentées. Il aura à cœur de piloter le développement des tournées, de la politique audiovisuelle, ainsi que de politiques en direction des jeunes et des publics éloignés de la culture. Il aura également la responsabilité de mener d’importants travaux de mises aux normes, de restauration et de rénovation énergétique des différents sites de la Comédie-Française. « 

C’est sans doute un bon choix d’avoir nommé cet artiste encore jeune et bourré d’énergie. Reste, en ces temps de sérieuses restrictions budgétaires, à atteindre, même en partie, ces objectifs. Clément Hervieu-Léger a de solides atouts: acteur et metteur en scène cultivé, il connait bien aussi la maison de Molière et ne devrait pas à avoir de mal à succéder à Eric Ruf qui a su ouvrir la Comédie-Française avec des résultats mitigés à de jeunes autrices et metteuses en scène et avec plus de succès, et à une meilleure parité hommes/femmes.
Mais reste un problème récurrent: la Comédie-Française travaille dans trois sites: la salle Richelieu, le petit Studio situé là ou se trouvait l’habitation de Molière au sous-sol du musée du Louvre, mais où on entend au lointain le bruit du métro, et le Vieux-Colombier, lieu historique (trois cent places) où, en 1913, Jacques Copeau donna un formidable coup d’accélérateur au théâtre contemporain…

Manque de toute évidence au Français, un autre plateau mieux adapté aux créations actuelles, comme l’Odéon en a une: celle des Ateliers Berthier dans le XVII ème arrondissement… Sur ce vaste site devait être édifiée, sur plus de 20.000 m 2, la Cité du Théâtre, avec des espaces pour le Conservatoire national supérieur d’art dramatique qui aurait bien besoin de plus grandes surfaces de travail, et de nouvelles salles pour  la Comédie-Française et le Théâtre national de l’Odéon…
Mais il y a deux ans
, Rima Abdul Malak, alors ministre de la Culture, renonça à ce projet, aussi ambitieux que mal ficelé, après quelques millions d’€ dépensés en études préalables et cinq ministres de la Culture! Le budget prévisionnel de 86 millions d’euros aurait dû être augmenté de près de la moitié!
En ces périodes de vaches maigres, il faudra donc que Clément Hervieu-Léger fasse avec ce qui existe actuellement… Peter Stein, le grand metteur en scène allemand avait dit « qu’il ne fallait pas enlever toute la poussière de la Comédie-Française »… Pas toute mais sans doute un peu!  Et déjà commencer par attirer de jeunes spectateurs-ce qui n’est pas facile-et aller jouer davantage les œuvres du répertoire en banlieue parisienne où il y a souvent de beaux plateaux, à des tarifs attractifs: cela semble être une priorité…

Jean Couturier et Philippe du Vignal

 

 

Élémentaire de Sébastien Bravard, mise en scène de Clément Poirée

Élémentaire de Sébastien Bravard, mise en scène de Clément Poirée

 L’obscurité se fait dans la salle .Un homme monte sur le plateau éclairé et crie : « Je veux aller à l’école ». Mais qui parle ? Un enfant qui désire apprendre à lire, lassé de « rester dans les jupes de sa mère »? Un personnage fictif imaginant une vie qui n’est pas la sienne? Ou effectivement, un homme qui, déclare-t-il, mène une double expérience de comédien et «professeur des écoles » en stage.

©x

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«All the world’s a stage», disait Jaques dans Comme il vous plaira de William Shakespeare. On est dubitatif, légèrement déstabilisé parce qu’on se sait au théâtre. Mais l’accent est celui de la sincérité et on sent chez Sébastien Bravard, seul en scène plus d’une heure, l’enfant qui aimait la classe et l’enseignant qui débute. Oui, on peut prendre un poste de professeur des écoles, en CM1, devant une classe de vingt-sept élèves, corriger les cahiers à la pause de midi, rejoindre son théâtre à moto pour y jouer le soir. Et répéter sa pièce durant les vacances. Mais au fait, « répéter » n’est-ce pas un verbe qui s’emploie au théâtre comme à l’école ?
Ajoutons foi à cette fable dont Sébastien Bravard est l’auteur et l’acteur. Il l’avait conçue au lendemain des attentats de Paris en 2015, marqué par les événements et mu par la nécessité « d’être utile ». Il en lut les premières pages à Clément Poirée, alors assistant de Philippe Adrien au Théâtre de la Tempête et qui lui succéda en 2017. Il encouragea le projet et accepta d’en assurer la mise en scène : sobre et subtile à laquelle nous assistons aujourd’hui. Le spectacle, créé à la Tempête en 2019, a été repris au Théâtre du Train Bleu au festival Avignon,  trois ans plus tard avant d’aller en tournée.

Élémentaire est l’histoire d’un vertige ou d’un saut périlleux : le protagoniste se retrouve instituteur et interprète, mais aussi adulte et enfant, ou du moins adulte avec la part d’enfance qu’il garde en soi. Il lui faut faire la classe et fondre ces différentes persona : « Et là c’est un peu ça, mon premier saut en parapente, on court, on court et on s’élance, sauf que cette fois-ci, on n’est pas sûr d’avoir une aile dans le dos. Voilà, ça démarre comme ça. »
Il n’y a pas de message sur l’Éducation Nationale. Il nous est simplement rappelé que le corps des instituteurs a été créé par la loi du 12 décembre 1792 : « Les écoles primaires formeront le premier degré d’instruction. On y enseignera les connaissances rigoureusement nécessaires à tous les citoyens». On sait que les lois Jules Ferry (1881-1882) rendront l’école gratuite et obligatoire. Le texte n’aborde pas la question de la laïcité. Il se veut avant tout un témoignage sur « ce qui se construit à l’école primaire » que jadis, on nommait «élémentaire». Sébastien Bravard dépeint très bien le collectif que forme une classe, le temps qui passe, les scansions des «petites vacances» et l’arrivée, tant attendue, des mois d’été qui signifient aussi l’adieu au maître.

Une des particularités du comédien-instit. a été de faire entrer la littérature dans la vie de la classe, qu’il s’agisse de Jules Verne ou de Marie NDiaye. L’énergie que met Sébastien Bravard à revivre devant nous son année de «professeur des écoles stagiaire», les éléments autobiographiques qu’il livre, sa grâce créent « le sens par l’émotion» comme le disait Philippe Adrien. La scénographie d’Erwan Creff, les beaux jeux de lumière de Carlos Pérez et une création sonore à base de percussions de Stéphanie Gibert soutiennent l’acteur.

 Nicole Gabriel

Jusqu’au 30 mars, Théâtre de Belleville, 16 passage Piver, Paris (XI ème). T. : 01 48 06 72 34.

Je serai toujours là pour te tuer de Sophie Tonneau, mise en scène de Catherine Perrotte et Sophie Mayer

Je serai toujours là pour te tuer de Sophie Tonneau, mise en scène de Catherine Perrotte et Sophie Mayer

La pièce interprétée par l’auteure et Yves Comeliau est réjouissante à voir. À voir et à entendre : le texte, publié en 2007 aux éditions de l’Harmattan, plaisant à lire comme à ouïr, sobrement mis en scène dans le modique décor de Lou Hacquet-Delepine, les costumes «casual» de Chloé Douanne et l’éclairage intimiste de Samuel Zucca.
Résumé des faits : Helen est retirée à la campagne où elle se morfond. Elle engage Simon pour qu’il l’aide à en finir avec la vie sans souffrance, de façon imprévue. Mais, le temps venant, elle négocie un sursis, puis un deuxième, un troisième. Les deux personnages cohabitent, s’habituent l’un à l’autre et finissent par s’attacher. Le projet initial procrastiné, la situation devient absurde…

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Cette trame ne serait rien sans le travail d’écriture, la finesse des dialogues, le parti-pris comique qui le partage à la mélancolie. Sans parler du rebondissement final que l’on ne se permettra pas de déflorer.
La pièce dilue la noirceur qui caractérise son point de départ, son atmosphère britannique, l’imperturbabilité et la logique qui vont avec, dans un esprit ludique qui, mine de rien, met en abyme le jeu des acteurs. On pense à la mathématique des romans d’Agatha Christie, auteure qui, soit dit entre parenthèses, fut elle-même tentée par le suicide au milieu des années vingt. On a aussi en tête le flegme pervers d’Alfred Hitchcock.
Et on ne saurait oublier le thème éternel de Roméo et Juliette. Ce goût pour la culture d’outre-Manche, Sophie Tonneau nous le fait partager par le contenu de la pièce mais aussi par la formule théâtrale qui recourt à l’intermède musical, chanté et dansé. La chorégraphie et, peut-on penser, l’art du mime, sont de Sophie Mayer. Les interludes scandent le récit et contribuent au divertissement réel qu’est cet opus: à la fois comédie policière et musicale, pouvant être sous-titrée Suicide assisté, mode d’emploi. Ou, comme l’actualité l’exige, Mourir dans l’indignité.

Nicolas Villodre

Jusqu’au 6 avril, La Folie Théâtre, 16 rue de la Folie Méricourt, Paris (XI ème ). T. :  01 43 55 14 80

 

 

Le Horla, libre adaptation de la nouvelle éponyme de Guy de Maupassant de Jonas Coutancier, mise en scène de Camille Trouvé et Brice Berthoud

Le Horla, libre adaptation de la nouvelle éponyme de Guy de Maupassant par Jonas Coutancier, mise en scène de Camille Trouvé et Brice Berthoud

La compagnie Les Anges au Plafond présente une remarquable version théâtrale de cette nouvelle fantastique. Ce spectacle avait été créé, il y a trois ans d’une heure dix, avec un étonnant dispositif scénique qui va évoluer et qui utilise la marionnette et l’illusion, pour nous emmener dans une dimension irréelle.
Nous sommes  plongés dans l’épilogue: un terrible incendie ravage l’habitation du personnage principal(Jonas Coutancier). Derrière le rideau de scène troué, on entend le crépitement des flammes et on voit des lueurs orange se propager…Le rideau tombe et fait apparaître l’intérieur d’une maison (marqué d’un pourtour lumineux bleu), avec des meubles, et un praticable où est perchée une violoncelliste (Solène Comsa) qui interprétera la musique et créera les bruitages.

Un compteur affiche le nombre de jours avant le drame. Jour : 126. Un homme, debout au milieu du plateau, s’exprime dans une confusion la plus totale : «Je suis fou ! Je suis malade. Je suis resté dans ma maison hier, mais qu’arrivera-t-il demain ? Je suis fou, je suis malade…»

©Arnaud Berthereau

©Arnaud Berthereau

Un tic-tac résonne et nous remontons le temps jusqu’au jour 1. L’Homme s’installe dans sa nouvelle maison. Accompagné de la chanson On the Regular de Shamir,il met en place une table, un fauteuil… et déballe un lit pliable. Il emménage en dansant mais tout à coup, plus de musique…
L’Homme sort alors de son personnage et à l’avant-scène, en brisant ainsi le fameux quatrième mur, s’adresse à nous. Il y a tout à coup des grésillements sonores et le cadre de l’espace intérieur se met à clignoter, puis une ampoule du lustre grille…Le compteur décline : six, sept, huit, neuf jours… L’homme a un peu de fièvre et n’arrive pas à dormir. Il s’assoie alors sur son lit, dos public et s’enlace : une troisième, puis une quatrième main parcourt son dos et son cou… et disparaît d’un seul coup comme dans un mauvais rêve.
L’Homme ferme alors les rabats verticaux de son lit pour dormir et on le voit allongé sur le dos en ombre chinoise. Alors, une énorme main et deux avant-bras, surgissent de son torse et touchent son visage puis essayent de l’étrangler. L’Homme se réveille et a l’impression qu’« un danger le menace, que la mort approche. » Hors-jeu, il s’adresse à la musicienne puis se met en équilibre sur un grand carton et tombe par terre.

Jour 42 : l’Homme enfile un anorak, prend un sac à dos et une lampe frontale pour aller prendre l’air. Il sort à cour, pour revenir à l’avant-scène, derrière la limite de  la « zone ». Il traverse la scène et un vent violent s’engouffre dans son costume (superbe effet  magique et de conception artisanale).

Jour 56 : il croit être guéri mais les meubles bougent tout seuls et une partie de la moquette se retourne pour laisser apparaître un réseau lumineux. L’Homme se met à table, boit un verre de vin et épluche des carottes. Il entend en résonance que l’on croque plusieurs fois dans ces carottes (bruitage de la musicienne) et devient fou à cause du son sorti de nulle part.
Des épluchures lui sont jetées dessus et l’homme plante un couteau dans une carotte. Pour se calmer, il se fait une inhalation, la tête dans un bol couvert d’une serviette  On aperçoit alors un saisissant demi-visage (masque très réaliste) avec une main qui tient son menton. Tout à coup, le visage se coupe en deux et on voit un interstice noir au milieu (effet remarquable de scission).L’Homme retourne se coucher. Mais une ombre chinoise sort de son corps en se pliant et en lui touchant son visage, puis saisit la bouche de l’Homme et lui fait avaler un tissu, puis lui referme les lèvres, comme pour lui voler son âme. L’Homme se réveille en sursaut.

Jour 68 : le 14 juillet, fête nationale. Il imagine des présences surnaturelles et se noie dans l’alcool en dansant sur de la musique  de plus en plus forte, jusqu’à tomber par terre et casse la bouteille. Six mannequins en k-way tombent alors des cintres : des doubles de lui-même… Il se bat avec eux comme pour attraper le pompon dans un manège de fête foraine. Ces silhouettes inquiétantes sautillent et finissent par disparaître dans les cintres.
L’Homme a des spasmes et se roule au sol… Puis il sort une nouvelle fois de son rôle et explique au public que la bouteille brisée est en faux verre, et raconte une aventure qui lui est arrivée en Normandie: il avait failli tomber d’une balustrade et nous dit la sensation qu’il avait eu au ventre. Il retourne dans l’espace de la maison qui s’éclaire et dont le sol se retourne à nouveau, laissant apparaître un réseau de lignes lumineuses.

La violoncelliste parle de croyances et légendes surnaturelles, fées et Dieux : «Les religions sont des inventions stupides.» L’Homme apparaît alors transformé, avec quatre mains disproportionnées (des excroissances en latex comme deux à ses pieds).  Il porte aussi un masque représentant son visage sur la tête et sa silhouette ressemble à une créature monstrueuse et difforme qui marche comme un animal, une représentation du Horla. Il inspecte la maison, monte sur les meubles, sort de la zone et disparaît en fond de scène.

Les jours passent : 80, 81, 82, 83, 84… Toujours rien et les phénomènes semblent avoir disparu, puis, le 2 août les meubles bougent à nouveau tout seuls. «Je vais me faire docile, dit-il, il est le plus fort. Mais je pourrai bientôt le tenir sous mes mains, le mordre, le déchirer… » L’Homme enfile alors un masque qui se décompose lentement en un réseau sanguin de lumières bleues. Puis, il se lance dans un combat imaginaire avec un bâton ( bruitages de coups par la musicienne) et enfin tourne alors sur lui-même à 360° comme une hélice: « Quelqu’un veut être moi et j’obéis, je ne suis plus rien. Je désir sortir mais je ne peux pas. Je ne peux pas fuir, je reste. »

Jour:101 : « J’ai pu m’échapper deux heures mais une voix ma dit de rester chez moi.» L’Homme essaie de sortir du cadre quand il y a un bruit de court-circuit mais les portes du théâtre restent fermées. Hagard, l’Homme monte alors dans les gradins vers les spectateurs, se place en équilibre précaire sur une rambarde (comme la balustrade évoquée plutôt) et crie: «Malheur à l’homme, le Horla va faire de nous, sa chose, sa nourriture !»
Il revient ensuite sur le plateau et range tous les meubles : « On est condamné au réel, laissez-moi sortir! » Le sol se replie encore un peu, ne laissant qu’un infime espace. La petite maquette d’une maison descend des cintres et l’homme y met le feu… Sur une musique électronique progressive et assourdissante, les flammes se propagent dans cette maison : terrifiante image ! Et de la fumée se diffuse lentement… l’Homme revient défiguré par une multitude de fils lumineux et tout un réseau fluorescent parcourt son corps et le plateau, comme dans le film futuriste Tron.
Il se couche alors et se confond avec le sol : tout le réseau lumineux s’éteint subitement comme un cœur qui vient de s’arrêter…La petite maison brûle et les cendres couvrent le plateau… Une effroyable et poétique mise en abyme.

Sébastien Bazou

Spectacle vu au Théâtre des Feuillants, Dijon (Côte-d’Or).

 

Empire, chorégraphie de Magali Milian et Romuald Luydlin

Empire, chorégraphie de Magali Milian et Romuald Luydlin

Une nouvelle création (pléonasme ?) de la compagnie la Zampa, simplement intitulée Empire. Selon les auteurs, l’empire en question désigne une «aire de jeu autant qu’un état d’esprit, une tentative plastique et chorégraphique de déjouer l’autorité à plusieurs ». La note d’intention est scrupuleusement suivie par un sextet ou sextuor de danseurs contemporains qu’accompagne, plus d’une heure durant, le guitariste électr(on)ique Marc Sens. Les chorégraphes font partie de la distribution où brillent à part égale Alice Bachy, Joseph Kraft, Camilo Sarasa Molina et Anna Vanneau. Le plateau, parquet ou dance-floor, est composé d’une série de tatamis maousses juxtaposés au sol, non au carré mais en polygone étoilé. Ce désordre géométrique assumé relève de l’installation, de la proposition « arty » ou de l’ornement scénographique. Il annonce la couleur et, dans une certaine mesure, le programme chorégraphique et musical.

©Alain Scherer

©Alain Scherer

La pièce, par sa rigueur même, requiert l’attention et l’adhésion du public. Elle n’est pas si simple d’abord : c’est, en effet, de la danse pure, technique, exigeante aussi bien pour les artistes sur scène que pour les spectateurs. Il s’agit d’un spectacle sans anecdote ou presque. Dysnarratif, avec, néanmoins un court texte poétique dit par cœur au micro par Alice Bachy et une dramaturgie de Marie Reverdy. Peu d’effets atmosphériques, quelques fondus lumineux, une composition musicale minimaliste, des costumes carnavalesques ou cabaretiers enfilés à vue par les artistes, quelques grimaces empruntées aux expressions des gargouilles gothiques. Aucune aspersion de fumigène, ce qui vaut d’être signalé…

 Le « guitar hero », impassible, impavide, sûr de son fait, mi-David Gilmour (pour le vibrato, le « bend » et les sonorités psychédéliques), mi-Rhys Chatham (si l’on se réfère à la période punk de celui-ci et à son duo avec la ballerine Karole Armitage), mi-Denis Mariotte (en raison de son accompagnement musical réduit à une seule note dans la pièce Umwelt de Maguy Marin), fait dans le « drone ambient ». À savoir le bourdon de cathédrale, avec ses boucles rythmiques obtenus par frappes à la baguette sur la six-cordes et les motifs mélodiques produits par frottis. La danse est ici, pourrait-on dire, sous l’empire de(s) sens. En raison du patronyme du musicien, discret visuellement, sagement assis côté cour, mais omniprésent de bout en bout. Du fait également de l’influence nippone sur la chorégraphie et de l’importance de l’art martial dans la deuxième partie de l’œuvre.

Il est vrai que « l’objet chorégraphique» de la Zampa (pour reprendre les termes de Magali Milian et Romuald Luydlin) est singulier. Il n’a que peu à voir avec le spectacle Nage no kata (2024) présenté à la Maison du Japon, une suite de mouvements exécutés par deux judokas aguerris, Stephen Roulin et Antoine Bidault, accompagnés de musique «contemporaine» (atonale), ayant pour but de signifier ou de dignifier artistiquement parlant une technique de combat ayant ses qualités propres qu’un cinéaste comme Akira Kurosawa avait déjà assimilé à l’art chorégraphique dans son film La Légende du grand judo (1943). Empire se réfère au pays du soleil levant mais aussi à l’Angleterre, développant dans toute la première partie de la pièce une suite gestuelle inspirée de la contredanse ou « country dance ». Les auteurs se sont assuré la collaboration de Guillaume et Serge Bertrand, pour le judo et de Cécile Laye, pour la contredanse anglaise.

 Au XVII ème siècle, la contredanse, comme l’art du jardin, diffère totalement entre la France et l’Angleterre. Jean-Marie Guilcher, dans son livre La Contredanse (1969), cite Lorin qui, de retour de Londres, estime que la contredanse anglaise n’impose aucun pas et, pour ce qui est de la contredanse à six, semble avoir été surpris de «la bizarrerie et de la diversité des pas, que chacun y faisait à sa fantaisie ». Les nombreux pas de deux de la pièce rappellent les danses de couple de cet âge d’or de la contredanse -quoique les costumes de Violette Angé pour Empire, hormis les collerettes, paraissent anachroniques, en particulier les pantalons à froufrous qui ressemblent à ceux des danseurs de mambo ! Les duos, naturellement, sont aussi ceux des affrontements de judokas.

 Les mouvements quotidiens relèvent d’une tradition… contemporaine, faite de petits gestes faciles à exécuter, comme ceux de la postmodern dance. Qui dit empire dit chute et l’impressionnante série de roulades, pour ne pas dire « ukemi waza », exécutées par tout le groupe, conclut la pièce de façon spectaculaire. Nous avons été sensible aux qualités de saltation de Joseph Kraft et à la prestation toujours juste d’Alice Bachy. Comme toutes les œuvres réussies, Empire gagne à être vue et revue.

Nicolas Villodre

Spectacle vu le 19 février à la Scène nationale du Sud-Aquitaine-Théâtre Michel Portal, Bayonne (Pyrénées-Atlantiques).

 

 

 

 

 

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Harcèlements

Harcèlements…

Autrefois, j’avais la passion de franchir les obstacles. Une compagnie de théâtre y est sans cesse obligée pour survivre et il fallait faire des choix, trancher, définir axes et priorités. Seul, je n’aurai jamais réussi: j’ai toujours été en duo avec Hervée de Lafond, et en trio, avec Claude Acquart, notre scénographe. Elle, la grande ordonnatrice et moi, le metteur en songes…. Certes, notre fonctionnement n’était pas d‘une fluidité idéale mais ressemblait à un moteur à explosion. Et tant bien que mal, nous avons réussi à maintenir le cap sur plus d’un demi-siècle, avec des  réussites  mais aussi des échecs.

©x Nal 2 CV-Théâtre  sur le Pont-Neuf à Paris devant J. Chirac

©x Notre spectacle  La  2 CV-Théâtre sur le Pont-Neuf à Paris avec, devant J. Chirac (1982) *

Notre récente décision, vu notre état de santé et notre âge: confier l’outil créé il y a vingt-cinq ans déjà à Audincourt, à trois membres de l’équipe qui vont poursuivre notre politique de résidences pour des compagnies, nos cabarets mensuels, les Kapouchniks,  et les Ruches, des ateliers de théâtre  annuels pour  lycéens. Ainsi, nous préférons nous retirer bientôt mais la fin qui s’annonçait tranquille, s’est brusquement dégradée au Théâtre de l’Unité: problèmes humains, soupçons de harcèlement… Les faits sont hélas! documentés. Bien sûr, j’ai cherché à éviter des solutions-couperets.
Hervée trouve, elle, qu’il y a urgence à réagir au plus vite. Elle est la référence: “harcèlement” que le Ministère de la Culture a mise en place et elle a recueilli des témoignages… Je tombe des nues.
Sans aucun doute, une chirurgie de guerre s’impose et nous allons devoir amputer notre équipe de deux excellents éléments. On ne pouvait pas continuer dans ce climat de non-dits, tensions, gêne, suspicion avec des gens qui ne se parlent plus. J’aurais rêvé d’une fin moins douloureuse… plus sereine. Autrefois, j’aimais les petits arrangements, les solutions non-violentes, les compromis. Mais là, nous ne pouvions plus continuer comme cela…

Jacques Livchine, co-directeur avec Hervée de Lafond, du Théâtre de l’Unité à Audincourt, ( Doubs).
 
*Un des travaux les plus emblématiques de l’Unité été en 77, La 2 CV théâtre: deux spectateurs à l’arrière assistaient…aux premières loges, à une histoire proustienne jouée en huit minutes par un seul acteur à l’avant de la voiture! Avec le grand rituel-ici caricaturé-des grands établissements: une ouvreuse antipathique, un garde républicain mais aussi un pompier de service! Dans cette plus petite salle du monde, Hervé de Lafond, Jacques Livchine et leurs comédiens arrivaient à dire avec humour et générosité ce qu’était, pour eux, faire du théâtre populaire au sens le plus noble du terme…
Jacques Chirac, lui, avait été élu la même année  77 maire de Paris.
( Ph. du V.)
 

Adieu Geneviève Page

Adieu Geneviève Page
Cette  grande comédienne vient de nous quitter à quatre-vingt dix-sept ans. Geneviève Page, née Bonjean, était la fille d’un antiquaire  galiériste et poète et de Germaine-Catherine Lipmann, héritière des montres Lip. Chez ses parents qui se marièrent, il y a juste cent ans, elle  rencontra nombre d’écrivains et artistes comme Jean Cocteau, Max Jacob… Son fin visage et sa voix grave forment un contraste séduisant et elle alterna rôles tragiques et comiques.
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« L’enthousiasme, disait-elle, est mon sport favori. »  Après des succès au boulevard avec La Manière forte de Jacques Deval. Mais aussi à Londres avec Happy Times, elle jouera au T.N.P. de Jean Vilar. Elle forme un duo exceptionnel avec Gérard Philippe dans Lorenzaccio et Les Caprices de Marianne d’ Alfred de Musset. Et elle joue en travesti dans L‘Heureux Stratagème de Marivaux  et  La Nuit des rois de  William Shakespeare. Actrice de la compagnie Renaud-Barrault, elle est une frémissante Dona Prouhèze dans Le Soulier de satin de Paul Claudel, son auteur de prédilection qu’elle retrouvera dans L’Echange où elle incarne la flamboyante Lechy. Mais elle est aussi Hermione dans Andromaque de Jean Racine, la Reine de L’Aigle à deux têtes de Jean Cocteau et joue dans Angelo, tyran de Padoue de Victor Hugo, mise en scène de Jean-Louis Barrault.

Styliste révoltée dans Les Larmes amères de Petra von Kant de R.W. Fassbinder, elle est aussi  la Mère Courage, dans la pièce éponyme de Bertolt Brecht et sera la tenancière du Balcon de Jean Genet. Et en 93, un impressionnante Athalie au festival d’Anjou et au Théâtre antique d’Epidaure où nous avons eu le bonheur-à douze ans!- de la voir.
Quatre ans plus tard, elle incarne avec humour, la tragédienne autoritaire de Colombe de Jean Anouilh. Et son récital poétique, Les Grandes Forêts, remporte un  grand succès, notamment à Beyrouth. Elégante et racée, sobre et pondérée, au charme parfois étrange, à l’aise en anglais aussi bien qu’en français, Geneviève Page excella aussi au cinéma… entre autres, dans L’Énigmatique Monsieur D de Sheldon Reynols avec Robert Mitchum
et dans Le Bal des adieux de Charles Vidor et George Cukor, avec Dirk Bogarde.
Elle est la mère-maquerelle dans Belle de jour de Luis Buñuel. Et Gabrielle, l’espionne de charme qui fait perdre  la tête au héros de La Vie privée de Sherlock Holmes, des rôles  qu’elle a remarquablement tenus. En 2005, nous avions eu la chance de la voir au Mégaron, à Athènes, dans lopéra de Claude Debussy, Le Martyre de Saint-Sébastien. Et en 2011, à quatre-vingt-quatre ans, elle joua encore dans Britannicus de Jean Racine, mise en scène de Michel Fau. Le théâtre classique et contemporain lui doit beaucoup. Merci Geneviève Page.
 
Nektarios-Georgios Konstantinidis
 Les obsèques de Geneviève Page auront lieu dans la matinée du 20 février à l’église Saint-Sulpice, à Paris (VI ème).

 

En dehors, la jeunesse de Rirette Maitrejean,texte et mise en scène de Sylvie Gravagana

En dehors, la jeunesse de Rirette Maîtrejean, texte et mise en scène de Sylvie Gravagana

Anna Estorges, alias Henriette ou Rirette Maîtrejean (1887-1968), n’est pas un nom connu du grand public. C’est pourtant à cette figure de l’anarchisme individualiste que s’est intéressée Sylvie Gravagna dans le spectacle qu’elle a conçu et qu’elle interprète. Il a été créé à Uzeste en 2022 et repris ici. Rirette était la fille d’un couple d’agriculteurs corréziens; appauvri, son père devient maçon à Tulle. Elle fait partie des premières générations à bénéficier de la scolarité gratuite et obligatoire et est une excellente élève qui veut être institutrice.
Mais son père meurt et sa mère veut qu’elle épouse un riche veuf. Agée de seize ans, elle serre son baluchon et s’enfuit pour la Capitale. Elle survit d’abord grâce à des travaux d’aiguille, puis apaise sa soif de savoir en fréquentant les causeries et universités populaires, issues du courant individualiste de l’anarchie qui ne s’accorde ni avec une perspective insurrectionnelle, ni avec celle de la grève générale.
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Pour les individualistes, la transformation des mentalités était un préalable à toute transformation sociale. Ils donnaient une importance toute particulière à l’éducation ainsi qu’à une presse prenant le contre-pied des informations données par journaux bourgeois. Ils adhéraient en outre à des pratiques propres à libérer l’individu ou le transformer, telles la vie en communauté, l’union libre, souvent plurale, le néo-malthusianisme (ou contrôle des naissances), le végétarisme, le nudisme, les randonnées à bicyclette…
Rirette se marie avec Louis-Auguste Maîtrejean, un ouvrier sellier qui fréquente les causeries populaires. Elle met au monde deux enfants mais cette union ne dure pas: Rirette, estimant qu’elle n’a pas avec lui suffisamment d’échanges intellectuels, le quitte pour Maurice Vandamme, dit Mauricius. Il écrit dans L’anarchie, organe de presse des individualistes. Elle y fait la connaissance d’Albert Libertad, le flamboyant fondateur du journal, qui sera tué lors d’une manifestation et Rirette s’occupera de L’anarchie avec Victor Kibaltchiche, fils exilé de révolutionnaires russes. Ils vivent en communauté à Romainville, en compagnie de jeunes libertaires légèrement chapardeurs. 

 Des dissensions apparaissent dans le groupe avec l’arrivée de Jules Bonneau, partisan de la «reprise individuelle» et, le cas échéant, du coup de feu et de l’explosif. Rirette et son compagnon prennent leurs distances. La presse, d’abord installée à Romainville, sera installée  rue Fessart dans le haut de Belleville. Mais  Rirette et Kilbatchiche sont entraînés dans le torrent médiatique et judiciaire qui accompagne braquages et attentats. Le procès de la «bande à Bonnot» fait, de Rirette, une bien involontaire vedette et lui vaut quinze mois de préventive. Elle est acquittée mais Kibaltchiche -le futur Victor Serge, son grand amour- est condamné à cinq ans de prison, au terme desquels il sera expulsé de France.

Sylvie Gravagna ne présente pas Rirette telle que le public la découvrit à son procès: une jeune mère de famille de vingt-cinq ans aux cheveux courts, aux grands yeux bruns, habillée d’un sarrau noir agrémenté d’un col Claudine blanc. Mais c’est Claudine devant les tribunaux, murmura-t-on! L’écrivaine Colette était à l’audience, envoyée par Le Matin. Tout ce que nous voyons et entendons est en flashback. Rirette, incarnée par la metteuse en scène, est une femme d’un certain âge, au visage très doux, qui se souvient. Le spectacle se réfère au texte de Rirette, paru en feuilleton dans les colonnes du Matin, en 1913 (2). Lorsque la lumière se fait sur le plateau, deux chaises : sur l’une, elle est assise habillée de teintes beiges ou camel: sur l’autre; une jeune harpiste blonde (Juliette Flipo), un peu ébouriffée, en salopette d’un rouge éclatant. Un effet optique des plus réussis…
L’une parle, l’autre chante, entrecoupant de romances ou de chants de combat, d’une voix à l’ample tessiture, le récit de l’aînée. Le spectacle se réfère aux Souvenirs d’anarchie de Rirette publié en feuilleton dans Le Matin du 19 au 31 août 1913. Le texte sans doute été  modifié, voire réécrit par le journal, ce qui valut à Rirette des attaques virulentes, souvent de nature misogyne, de la part du milieu libertaire. Il est republié en 1937, sous le titre  Confessions n°15, agrémenté d’une coda signée Commissaire Guillaume.
Sylvie Gravagna qui s’inspire des travaux d’une universitaire spécialiste de l’anarchisme, Anne Steiner, auteure de Rirette l’Insoumise, Tulle (2013) a fait
  un habile découpage, refusant un ordre purement chronologique. Son monologue commence par l’évocation de la soi-disant « bande à Bonnot», un personnage pour lequel elle n’a jamais eu de sympathie. Elle insiste au contraire sur la révolte de très jeunes gens, comme Edouard Carouy ou Octave Garnier, abattu par la police à vingt-deux ans. Dans les Mémoires qu’il laissa, on pouvait lire qu’il refusait de « vivre la vie de la société actuelle » et « ne voulait pas attendre d’être mort pour vivre ». Rirette évoque de son côté « la misère, l’humiliation, l’exploitation, l’abrutissement » qui étaient le lot de la classe ouvrière, lorsqu’elle courbait l’échine…
En courtes saynètes, sont remémorées les meilleurs moments de la vie de groupe, quand,par exemple, la communauté de Romainville pédalait jusqu’à la Marne, «empruntait» une barque et ramait : « Que c’est beau la vie ! » Sont naturellement rappelés ici les pires comme le braquage de la rue Ordener, premier hold-up motorisé en décembre 1911. Bonnot est au volant et un garçon de recettes de la Société Générale est dévalisé et grièvement blessé. Audace inouïe qui suscite le rejet de l’anarchisme et que dénonce, dans le spectacle, la belle voix grave de Juliette Flipo.
Rirette rapporte elle-même son procès, les questions que lui pose l’Avocat général et ses réponses : «En 1909, à vingt-deux ans, vous êtes devenue directrice du journal L’Anarchie.» « Non, gérante. Il n’y a pas de directeur chez nous. Nous sommes des anarchistes. » (…) « Et si notre journal enseigne le mépris des morales conventionnelles, chacun est libre de choisir son chemin . »
Rirette trace le portrait de celui qui fut « son plus beau souvenir d’anarchie », Libertad le bien nommé, « appuyé sur des béquilles, la tête énorme et le buste rabougri». Elle parle de sa voix et de sa verve, qui «l’électrisaient. «Ce n’est pas dans cent ans qu’il faut vivre en anarchiste. C’est maintenant. Méfiez-vous de ceux qui prônent la grève générale pour bâtir ensuite un monde meilleur ! » Et de rapporter ses bons mots : «La propagande par la fête ! ».
Quand Sylvie Gravagna
fait allusion à la Ruche de Sébastien Faure, expérience d’éducation mixte et anti-autoritaire pour orphelins, la musicienne pose son instrument, se lève et se lance sur l’air de L’Internationale dans une danse folle, L’Internationale des enfants. Malgré l’abondance des informations livrées, le spectacle, jamais difficile à suivre, est passionnant de bout en bout, réveille les morts ou une mémoire largement occultée et retrace la trajectoire romanesque d’une femme qui ne s’est jamais pliée à son destin…

Nicole Gabriel

Jusqu’au 22 février,  Local des autrices, 18 rue de l’Orillon, Paris (XI ème). T. : 01 46 36 11 89.


 

 

 

 

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