Il ne m’est jamais rien arrivé de Vincent Dedienne, mise en scène de Johanny Bert
Il ne m’est jamais rien arrivé textes de Jean-Luc Lagarce choisis et dits par Vincent Dedienne, mise en scène de Johanny Bert
Un spectacle joué en parallèle, au théâtre de l’Atelier de Juste la fin du monde avec Vincent Dedienne dans le rôle de Louis ( voir Le Théâtre du Blog). Qui était Jean-Luc Lagarce? Mal connu de son vivant, il est un des auteurs contemporains les plus joués en France et ses pièces, traduites en vingt-cinq langues, ont été jouées dans de nombreux pays. Mais il est aussi l’auteur d’un Journal de huit cent pages absolument formidable tenu jusqu’à sa mort. Il aurait aujourd’hui soixante-dix sept ans. Vincent Dedienne part comme en exploration dans les Carnets de celui qui a eu une vie souvent solitaire entre Paris et Besançon dans les années soixante-dix à quatre-vingt.
Le souvenir que nous gardons de lui est un Jean-Luc Lagarce terriblement amaigri par le sida, venu gentiment nous apporter lui-même une photo pour un article sur La Cantatrice chauve qu’il avait remontée. Nous avons un peu parlé puis nous lui avons offert un café mais il n’avait pas trop le temps. Il est parti et nous ne l’avons jamais revu: mort peu après, à seulement trente-huit ans en 95 ! Il demande dans ce Journal que rien ne rappelle son existence: aucn nom, et aucune date sur sa tombe. Qu’importe son théâtre est joué partout et
Vincent Dedienne voulait évoquer la vie de l’auteur: « J’ai toujours voulu faire quelque chose avec le Journal de Lagarce. La proposition de Johanny de me confier le beau rôle silencieux de Louis dans Juste la fin du monde, a été le déclencheur : tout ce que sa famille voudrait que Louis dise, et tout ce qu’il tait, je le dirai moi, au public, dans ce seul-en-scène ! »
Il a choisi des extraits de ses Journaux: vingt-trois cahiers de 1977-il avait juste vingt ans -jusqu’en 95, trois jours avant sa mort, des suites du sida. Et de Trois Récits : Le Voyage à La Haye, et Le Bain. « La proposition de Johanny Bert de monter Juste la fin du Monde et de me confier le beau rôle de Louis, le fils taiseux, a été le déclencheur : tout ce que sa famille attend qu’il dise, qu’il dise enfin (c’est-à-dire « voilà qui je suis ») et tout ce que Louis ne leur dira pas, je l’imagine et je le dirai au public, dans ce seul en scène tiré des Journaux. « Il ne m’est jamais rien arrivé…. juste la fin du monde». Voilà ce que Jean-Luc pourrait « hurler une bonne fois (…) seul dans la nuit, à égale distance du ciel et de la Terre. »
Vincent Dedienne nous fait revivre avec une impeccable diction, le jeune homme fou de théâtre qui, à Besançon, crée sa compagnie le Théâtre de la Roulotte, aujourd’hui occupé parr Stéphanie Ruffier, spécialiste du théâtre de rue. Cela aurait bien plu à Jean-Luc Lagarce… Le comédien nous raconte les rapports difficiles du dramaturge avec ses parents qui ne comprennent pas qui il est, comme son frère et sa sœur. Sa mère gouvernant son père et voulant diriger son fils. Il note assez drôlement: avec cela comment ne pas devenir homosexuel!
Mais ce solo est aussi l’occasion de raconter aussi une vie déchirée entre Besançon et Paris, ses histoire de sexe et d’amour avec des garçons le plus souvent rencontrés aux Tuileries à Paris, dans une rue de Lyon, la découverte de sa séropositivité, ses innombrables rendez-vous avec des spécialistes à l’hôpital où une infirmière dit qu’ils sont heureux d’avoir un metteur en scène comme patient! Et les dizaines d’analyses de sang, d’urine mais aussi d’excréments à envoyer par la Poste .. Jean-Luc Lagarce ne nous épargne rien mais il semble malgré tout assoiffé de vivre et de braver la mort: il parle de son émerveillement pour Peer Gynt mis en scène par Patrice Chéreau qu’il a vu au T.N.P. à Villeurbanne, les textes d’Hervé Guibert…
Jean-Luc Lagarce sait qu’il va mourir comme un de ses amants préférés qu’il voit décliner à chque fois qu’il le voit mais dans son Journal, il note aussi soigneusement comme pour exorciser les choses le nom des artistes qu’il a connus et qui se sont envolés: Coluche, Delphine Seyrig, Jacqueline Maillan, Michel Serrault, Patrick Dewaere, Roland Barthes et tous ceux emportés par le sida : Bernard-Marie Koltès, Copi, Michel Foucault, Hervé Guibert, Jacques Demy… Cela fait quand même beaucoup! On sait moins qu’il y eu aussi des hommes politiques comme Michel Guy, ancien ministre de la Culture qui avait créé le festival d’automne. Et les jeunes générations qui n’ont pas connu celles qui ont vécu cette sale période, doivent avoir du mal à réaliser à quel point cette épidémie a été ravageuse…
Johanny Bert, dans une mise en scène très dépouillée mais singulièrement efficace nous fait revivre Jean-Luc Lagarce comme si on le voyait: déjà bien malade. Et à la fin, le médecin diagnostique la perte d’un d’un œil puis sans doute de l’autre. Pourtant il se racorche à la vie et refuse d’être hospotalisé ete déclare aux médecins qu’il a beaucoup de trop de choses à faire en priorité pour sa compagnie! Et il sera très heureux de la réussite de La Cagnotte d’Eugène Labiche jouée en tournée. Ce spectacle pourrait être triste mais non, on se dit qu’après tout, il aura eu une vie riche, même s’il est mort quand ses textes commençaient à être seulement connus.
Sur le plateau noir, à cour, Irène Vignaud fait sur une tablette, des croquis en blanc, projetés sur un rideau de fils noirs: la terrasse du Père Tranquille aux Halles, les visages de Coluche, etc. Et elle note quelques dates rayées au fur à mesure: celles d’une vie qui s’en va inexorablement vers sa disparition! Cetta artiste apporte avec discrétion beaucoup au spectacle.
Johanny Bert dirige avec sensibilité et précision Vincent Dedienne. Habillé tout en noir, il évoque avec humour et tendresse cette vie qui s’est éteinte il y a déjà trente ans. A un moment, il joue avec une marionnette à taille humaine d’un blanc immaculé, celui symbolique des hommes avec qui le dramaturge a fait l’amour. A la fin, il y a cette phrase à la fois douloureuse et pleine d’espoir: «Je disparais, mais tout va bien. » Comment ne pas être bouleversé par cette impeccable évocation scénique de ce dramaturge à la si courte vie. Allez absolument voir ce court mais magnifique solo que nous n’oublierons pas et qui fera date. Il reste peu de jours à l’Atelier mais sera sans doute repris.
Philippe du Vignal
Théâtre de l’Atelier, place Charles Dullin, Paris (XVIII ème). T . : 01 46 06 19 89.
Le Sémaphore, Cébazat (Puy-de Dôme), du 25 au 27 mars et La Halle aux Grains, Blois (Loir-et-Cher), le 29 mars.
L’ensemble de l’œuvre de Jean-Luc Lagarce est publié aux éditions Les Solitaires intempestifs qu’il a fondées en 1992 avec François Berreur.