Phèdre, de Jean Racine, mise en scène d’Anne-Laure Liégeois
Phèdre de Jean Racine, mise en scène d’Anne-Laure Liégeois
Reine, roi, prince, princesse… et trois morts sans parler d’un monstre : on se croirait davantage chez Shakespeare, que chez Racine. Phèdre annonce sa mort, la réclame dès le premier acte et n’est sauvée, provisoirement, que par sa passion pour son beau-fils Hippolyte-cela réveille la vitalité, quoiqu’elle en dise-et par les soins de sa nourrice Oenone. Mais, dit-elle : «Je n’en mourrai pas moins, j’en mourrai plus coupable.»
Hippolyte, lui, mourra, victime du zèle d’Oenone et du monstre suscité par Nepture, invoqué par Thésée qui, lui, ne mourra jamais : il a «vu les sombres bords » mais il leur a échappé et finira en père définitivement puissant. Ecoutez le dernier mot de la pièce, triomphe du patriarcat. Aricie, la fiancée secrète d’Hippolyte, seule à tenir contre Thésée, a l’étoffe d’une reine et aura (peut-être) l’occasion de le devenir. Oenone: « Va-t’en, monstre exécrable.» : Phèdre maudit celle qui l’a protégée et servie littéralement, à tout prix : « Ah, Dieux ! Pour la servir, j’ai tout fait tout quitté./Et j’en reçois ce prix ! Je l’ai bien mérité. » Cela vaut bien de se jeter à la mer.
On est chez Racine: la passion y est-elle noble et élégante? Non point. La pièce grouille de mythes «formidables», c’est-à-dire effrayants, de malédictions fatales et rêveries hallucinées. «Et Phèdre au Labyrinthe avec vous descendue/Se serait avec vous retrouvée ou perdue.» Si ces mots ne transpirent pas une terrible sensualité… C’est l’intuition pour le coup «formidable» d’Anne-Laure Liégeois : écouter tout ce que dit le texte, dans l’intégralité de sa violence. Et qu’on ne nous dise pas que l’alexandrin « polit » la langue française ! D’abord, on le trouve partout dans la langue courante (C.Q.F.D.) et tout masqué qu’il soit par la prose ordinaire / On l’entendra partout même sans l’écouter (et de trois). Non, sa cadence est là, on l’entend malgré soi (encore un ! Arrêtons ! Et revenons aux mots de Racine : erreur, horreur, terreur et la mort appelée constamment pour Phèdre et pour Hippolyte : fuite, départ, bannissement … Le lexique est lourd de sentiments et d’actions violents.
La beauté de cette mise en scène : les acteurs le jouent de toute leur force et de toute leur sincérité, engagés dans l’instant, bondissant sur le tremplin du vers, chacun dans la droite ligne de son rôle. Pas de mélodie, mais du souffle. Pas de personnage secondaire mais des vies plus ou moins entravées. Et un regard, celui de Panope (en grec ancien: celle qui voit tout, la messagère. Et pas de costumes majestueux mais habités par le mouvement, noir, puisqu’on est dans un monde noir. Le « sacré soleil» dont Phèdre est descendue est absent sur cette aire de jeu propice aux combats : trois canapés -trois palais ou “appartements“, dirait Racine- au lointain, à jardin, et à cour-gardons le vocabulaire du théâtre-reçoivent les comédiennes et comédiens entre deux rounds qui se joueront sur le plateau carré.
Au bord de la scène-de plain-pied, là où nous avons assisté au spectacle, le précipice, le vide qu’ose tenter Thésée sans y chuter. Transgression banale, pour ce héros hors-frontières.Thésée pourrait aussi tenir le rôle-titre, lui qui tarde à entrer sur scène, comme le Tartuffe de Molière. Il pourrait être le personnage tragique, victime de son ubris : traduit par démesure, une notion qui, dans la Grèce antique, renvoie à des attitudes excessives : passion, orgueil, outrage, crime, transgression ! Thésée a trop demandé à Neptune : « Inexorables Dieux, qui m’avez trop servi !» Mais l’ordre patriarcal règne : beaucoup de plaintes sur son honneur qu’il croit menacé, sur la perte par sa faute, de son héritier mâle (dont il découvre enfin les vertus) et pas un mot sur la mort de son épouse. Et il croit trouver en Aricie, une Antigone pour accompagner ses vieux jours…
On se demande si Racine, à l’aide de ses modèles antiques, n’a pas inventé le complexe de Thésée, ou plutôt l’incarnation même du Roi-père qui s’enrichit de tout, même du cadavre de son fils. Olivier Dutillois nous donne tout cela, révélant des facettes d’un Thésée qu’on n’avait jamais encore vues, avec une énergie infaillible et un humour souterrain jubilatoire qui lui sert de carburant. Mais Phèdre, haletant entre l’agonie et la fureur ? C’est bien elle, le rôle-titre. Anna Mouglalis la fait rugissante, épuisée sur son canapé, ou bondissant, le corps en feu. On entend son malheur sans pitié : la passion fait d’elle un monstre, elle le dit elle-même, que l’actrice ose rejoindre. C’en est presque gênant mais la moindre des choses…
Pour faire court, une mise en scène et une interprétation qui nous révèlent des pistes que nous n’avions jamais suivies dans cette pièce si souvent représentée. Cela vaut le voyage, sans aucun doute.
Christine Friedel
Spectacle vu avant-première le 28 janvier au Méta-Centre Dramatique National de Poitiers (Vienne) et créé les 6 et 7 février au Cratère-Scène Nationale d’Alès ( Gard). Comédie de Saint-Étienne-Centre Dramatique National (Loire), du 11 au 14 février.
Théâtre du Crochetan, Monthey (Suisse), le 7 mars ; L’Azimut, Antony/Châtenay-Malabry (Hauts-de Seine), les 13 et 14 mars ; L’Equinoxe-Scène Nationale de Châteauroux (Indre), le 20 mars ; La Filature-Scène Nationale de Mulhouse ( Haut-Rhin), du 26 au 27 mars.
Le Moulin du Roc-Scène Nationale de Niort (Charente-Maritime), le 1er avril ; Maison Nevers (Nièvre), le 3 avril.
Maison de la Culture-Scène Nationale d’Amiens (Somme), les 4 et 5 novembre ; Le Bateau feu-Scène Nationale de Dunkerque (Nord), les 13 et 14 novembre ; Le Manège-Scène Nationale de Maubeuge (Hauts-de-France), le 18 novembre; Le Méta-Centre Dramatique National de Poitiers (Vienne), les 25 et 26 novembre.