De la Servitude volontaire de L. M. Formentin, d’après le discours éponyme d’Etienne de la Boétie, mise en scène de Jacques Connort
De la Servitude volontaire de L. M. Formentin, d’après le discours éponyme d’Etienne de la Boétie, mise en scène de Jacques Connort
«La vraie liberté est-elle la somme des contraintes que chacun accepte pour pouvoir vivre en société.» C’est une des phrases du célèbre Discours de la Servitude volontaire, (1574) chef-d’œuvre d’une intelligence absolue, écrit en latin par un jeune homme de Sarlat (Dordogne). Il avait dix-huit ans et était l’ami intime de Montaigne. Il cherchait à expliquer le succès des tyrannies de son époque et à trouver la réponse à une question lancinante. Pourquoi, « tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent ?» Et il y a tout un formidable paradoxe dans les mots de ce titre« servitude» et «volontaire». Pour accéder à la liberté, Etienne de la Boétie pense qu’il faut n’être ni maître ni esclave. Mais pourquoi des pays entiers tombent-ils dans la servitude : «Quel malencontre a été cela, qui a pu tant dénaturer l’homme, seul né de vrai pour vivre franchement (c’est à dire librement! au XXI ème siècle) et lui faire perdre la souvenance de son premier être, et le désir de le reprendre ? »
«La première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude »: (…) Ils naissent serfs, et sont élevés dans la servitude. »Seule, l’obéissance permet au tyran de rester au pouvoir. Etienne de la Boétie est formidablement lucide, mais pessimiste : «S’ils arrivent au trône par des moyens divers, leur manière de régner est toujours à peu près la même.
Ceux qui sont élus par le peuple le traitent comme un taureau à dompter, les conquérants comme leur proie, les successeurs comme un troupeau d’esclaves qui leur appartient par nature.» Et pourquoi et comment l’inégalité et la domination par un seul homme se reproduisent-elles de siècle en siècle? D’abord utiliser ces bonnes vielles recettes qu’il appelle : les «drogueries » : réjouissances offertes «gratuitement» au peuple, en réalité financées par des taxes, impôts… Mais aussi se servir de la religion et d’une soi-disant nécessité de maintenir l’ordre public, pour couvrir nombre de crimes: imparable…
Et une partie obéit aussi par cupidité. « Ce que j’ai dit jusqu’ici sur les moyens employés par les tyrans pour asservir (…), n’est guère mis en usage par eux, que sur la partie ignorante et grossière du peuple. » « Le secret et le ressort de la domination, le soutien et le fondement de toute tyrannie » : rendre ces gens « complices ». Et Etienne da Boétie, très lucide, voit bien la possibilité alors d’« asservir les sujets les uns par le moyen des autres ». Ces cinq ou six ont eu l’oreille du tyran (…). Ces cinq ont six cents qui profitent sous eux, et qui font de leurs six cents ce que les six sont au tyran (…) ces six cents en maintiennent sous eux six mille… » « Le laboureur et l’artisan, pour tant asservis qu’ils soient, en sont quittes en obéissant ; mais le tyran voit ceux qui l’entourent, coquinant et mendiant sa faveur. Il ne faut pas seulement qu’ils fassent ce qu’il ordonne, mais aussi qu’ils pensent ce qu’il veut, et souvent même, pour le satisfaire, qu’ils préviennent aussi ses propres désirs. Ce n’est pas tout de lui obéir, il faut lui complaire, il faut qu’ils se rompent, se tourmentent, se tuent à traiter ses affaires et puisqu’ils ne se plaisent que de son plaisir, qu’ils sacrifient leur goût au sien, forcent leur tempérament et le dépouillant de leur naturel. »
«La première raison pour laquelle les hommes servent volontairement, c’est qu’ils naissent serfs et qu’ils sont élevés comme tels. » Comme le précise Etienne de la Boétie, on ne regrette jamais ce que l’on n’a jamais eu ». « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. » Et pour sortir de cette domination, il faut sortir de l’habitude. « L’Homme qui connaît la liberté n’y renonce que contraint et forcé. Comme le précise La Boétie, « on ne regrette jamais ce que l’on n’a jamais eu ». (…) « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres ».(…) » Désirez et vous êtes libre, car un désir qui n’est pas libre n’est pas concevable, n’est pas un désir. La liberté c’est ce que nous sommes, et si vous n’êtes pas libre, c’est que vous avez renoncé à votre désir. » Quelle intelligence! Juste aussi trois siècles plus tard le principe de la désobéissance civile du philosophe américain Henry David Thoreau: “Nous devons être d’abord des hommes et ensuite seulement des sujets.”
Ce texte fiévreux, dit le metteur en scène, sorte de J’accuse ! à l’adresse des tyrans et des peuples, n’est d’aucun pays ni d’aucune époque. C’est pourquoi il est d’une actualité brûlante : les dictatures, qu’on croyait naïvement d’un autre temps, fleurissent ou se renforcent de par le monde.( …) Les tyrans ne tirent leur force que de notre coupable faiblesse, et la liberté n’est pas un vain mot mais toujours un acte, un risque, une conquête – d’abord sur nous-même.( …) Dans ce seul en scène où le public est d’emblée réquisitionné et se fait «peuple», l’acteur peut déployer en même temps qu’une pensée vivante toutes les variations d’un jeu lumineux combinant l’ironie, la gravité, la tendresse, le burlesque et le sublime.
Mais pourquoi avoir voulu adapter ce merveilleux texte, avec une allusion au début au Roi-Soleil, une liste de dictateurs des XX ème et XXI ème siècle, etc.
Et la mise en scène de Jacques Connort n’est vraiment pas à la hauteur des intentions. La salle en pierres blanches voûtée n’a rien perdu de son charme et c’est toujours un plaisir de retrouver Jean-Paul Farré aux longs cheveux blancs et qui, pour l’occasion, s’est fait pousser la barbe. A soixante-seize ans, comme dans ses remarquables solos musicaux (voir Le Théâtre du Blog), il a toujours la même silhouette et la même singulière présence… malgré un costume assez laid: manteau en toile rouge foncé et longue chemise blanche… Mal dirigé, il dit parfois son texte à voix basse! Résultat attendu: au cinquième rang, surtout quand il est de trois-quarts ou dos au public-on se demande bien pourquoi- on l’entend difficilement. Devant de grandes plaques en miroir: un vieux truc des années soixante-dix, bien usé… Le sinistre fauteuil noir style Henri III où il s’assied parfois, n’a rien à faire là. Et les faibles lumières n’arrangent rien…. C’est vraiment dommage pour Etienne de la Boétie et surtout pour Jean-Paul Farré!
Le spectacle qui avait déjà été créé au festival d’Avignon 2023, a juste commencé mais n’a rien de convaincant. Peut-il progresser? Nous en doutons et en tout cas, impossible de vous le recommander.
Philippe du Vignal
Jusqu’au 4 avril, Théâtre Essaïon, 6 rue Pierre-au-Lard, Paris ( IV ème).
Un autre point de vue:
Ce spectacle proche d’une pièce conférence ou/et d’un constat solitaire : « D’ailleurs ce n’est pas à vous que je m’adresse. Je parle seul, à moi-même… » est interprété toute en finesse par Jean-Paul Farré. Il nous offre un tableau sur l’exercice du pouvoir et de la tyrannie envers les hommes et entre eux : « Le pouvoir quant il ne peut s’exercer, couve, attend son heure » Autre thème qui va de pair avec la soif de puissance, mais aussi avec notre manque de courage et la peur, est celui de la liberté : « C’est toujours la misère qui déclenche les révolutions, non point la privation de liberté. » Sans complaisance et avec une verve qui enchante le public, l’attention est à son comble. La réflexion sur nos faiblesses, notre lâcheté et l’ubris sont au rendez-vous, nous interpelle tout un chacun, jeune ou moins jeune.
Dans son adaptation, l’auteur n’a repris aucune phrase d’Étienne de la Boétie. Mais il a tenu à travers sa langue littéraire et théâtrale (pari réussi) à respecter la pensée à la fois de cet auteur du XVI ème siècle toujours aussi pertinente pour nous : « C’est un homme «hors du temps», nous rappelant, avec une logique implacable et une ironie mordante, que les tyrans ne tirent leur force que de notre coupable faiblesse, et que la liberté n’est pas un vain mot mais, toujours, un acte, un risque, une conquête – et d’abord sur nous-mêmes. » Jacques Connort n’a rien modifié de la mise en scène parfaite- le spectacle avait été joué l’an passé en Avignon- laissant jaillir la théâtralité du texte et offrant au comédien, un espace dégagé et sobre.
Sur le plateau, seul un fauteuil et une veste noire d’aujourd’hui, suspendue sur le mur du fond, comme un clin d’œil complice entre le XVI ème siècle et le nôtre. Cette simplicité offre un espace de jeu idéal mais exigeant, propice à l’écoute de ces paroles philosophiques, sans détour. Et nous vient parfois à l’esprit un rapprochement dans le raisonnement et la radicalité des propos sur le comportement humain, solitaire ou en société du philosophe Émil Cioran (1911-1995).
La mise en scène, subtilement mise au service du texte et du comédien, crée un lieu de partage : un panneau-miroir en fond de scène reflète le public, nous sommes, grâce à cet effet comme le plateau, tour à tour, sujets du roi ou auditoire de ce discours politique et de ce constat, parfois un peu trop catégorique, de notre comportement face à l’autorité sans limite, et le choix de la liberté !
nous sommes saisis et par le discernement et la profondeur du texte et le jeu de Jean-Paul Farré, sensible, plein d’esprit et d’humour, d’agilité. «Faire entendre ce texte au XXI ème siècle»: un désir citoyen et fort de Jacques Connort. En ces temps de grandes et inquiétantes agitations politico-sociales, ce spectacle a toute sa raison d’être. En une heure dix, il nous offre un véritable plaisir de théâtre, du tragique au comique !
Elisabeth Naud