En dehors, la jeunesse de Rirette Maitrejean,texte et mise en scène de Sylvie Gravagana
En dehors, la jeunesse de Rirette Maîtrejean, texte et mise en scène de Sylvie Gravagana
- Anna Estorges, alias Henriette ou Rirette Maîtrejean (1887-1968), n’est pas un nom connu du grand public. C’est pourtant à cette figure de l’anarchisme individualiste que s’est intéressée Sylvie Gravagna dans le spectacle qu’elle a conçu et qu’elle interprète. Il a été créé à Uzeste en 2022 et repris ici. Rirette était la fille d’un couple d’agriculteurs corréziens; appauvri, son père devient maçon à Tulle. Elle fait partie des premières générations à bénéficier de la scolarité gratuite et obligatoire et est une excellente élève qui veut être institutrice.
Mais son père meurt et sa mère veut qu’elle épouse un riche veuf. Agée de seize ans, elle serre son baluchon et s’enfuit pour la Capitale. Elle survit d’abord grâce à des travaux d’aiguille, puis apaise sa soif de savoir en fréquentant les causeries et universités populaires, issues du courant individualiste de l’anarchie qui ne s’accorde ni avec une perspective insurrectionnelle, ni avec celle de la grève générale.
Pour les individualistes, la transformation des mentalités était un préalable à toute transformation sociale. Ils donnaient une importance toute particulière à l’éducation ainsi qu’à une presse prenant le contre-pied des informations données par journaux bourgeois. Ils adhéraient en outre à des pratiques propres à libérer l’individu ou le transformer, telles la vie en communauté, l’union libre, souvent plurale, le néo-malthusianisme (ou contrôle des naissances), le végétarisme, le nudisme, les randonnées à bicyclette…
Rirette se marie avec Louis-Auguste Maîtrejean, un ouvrier sellier qui fréquente les causeries populaires. Elle met au monde deux enfants mais cette union ne dure pas: Rirette, estimant qu’elle n’a pas avec lui suffisamment d’échanges intellectuels, le quitte pour Maurice Vandamme, dit Mauricius. Il écrit dans L’anarchie, organe de presse des individualistes. Elle y fait la connaissance d’Albert Libertad, le flamboyant fondateur du journal, qui sera tué lors d’une manifestation et Rirette s’occupera de L’anarchie avec Victor Kibaltchiche, fils exilé de révolutionnaires russes. Ils vivent en communauté à Romainville, en compagnie de jeunes libertaires légèrement chapardeurs.
Des dissensions apparaissent dans le groupe avec l’arrivée de Jules Bonneau, partisan de la «reprise individuelle» et, le cas échéant, du coup de feu et de l’explosif. Rirette et son compagnon prennent leurs distances. La presse, d’abord installée à Romainville, sera installée rue Fessart dans le haut de Belleville. Mais Rirette et Kilbatchiche sont entraînés dans le torrent médiatique et judiciaire qui accompagne braquages et attentats. Le procès de la «bande à Bonnot» fait, de Rirette, une bien involontaire vedette et lui vaut quinze mois de préventive. Elle est acquittée mais Kibaltchiche -le futur Victor Serge, son grand amour- est condamné à cinq ans de prison, au terme desquels il sera expulsé de France.
Sylvie Gravagna qui s’inspire des travaux d’une universitaire spécialiste de l’anarchisme, Anne Steiner, auteure de Rirette l’Insoumise, Tulle (2013) a fait un habile découpage, refusant un ordre purement chronologique. Son monologue commence par l’évocation de la soi-disant « bande à Bonnot», un personnage pour lequel elle n’a jamais eu de sympathie. Elle insiste au contraire sur la révolte de très jeunes gens, comme Edouard Carouy ou Octave Garnier, abattu par la police à vingt-deux ans. Dans les Mémoires qu’il laissa, on pouvait lire qu’il refusait de « vivre la vie de la société actuelle » et « ne voulait pas attendre d’être mort pour vivre ». Rirette évoque de son côté « la misère, l’humiliation, l’exploitation, l’abrutissement » qui étaient le lot de la classe ouvrière, lorsqu’elle courbait l’échine…
Rirette rapporte elle-même son procès, les questions que lui pose l’Avocat général et ses réponses : «En 1909, à vingt-deux ans, vous êtes devenue directrice du journal L’Anarchie.» « Non, gérante. Il n’y a pas de directeur chez nous. Nous sommes des anarchistes. » (…) « Et si notre journal enseigne le mépris des morales conventionnelles, chacun est libre de choisir son chemin . »
Quand Sylvie Gravagna fait allusion à la Ruche de Sébastien Faure, expérience d’éducation mixte et anti-autoritaire pour orphelins, la musicienne pose son instrument, se lève et se lance sur l’air de L’Internationale dans une danse folle, L’Internationale des enfants. Malgré l’abondance des informations livrées, le spectacle, jamais difficile à suivre, est passionnant de bout en bout, réveille les morts ou une mémoire largement occultée et retrace la trajectoire romanesque d’une femme qui ne s’est jamais pliée à son destin…
Nicole Gabriel
Jusqu’au 22 février, Local des autrices, 18 rue de l’Orillon, Paris (XI ème). T. : 01 46 36 11 89.
Merci pour cet article enthousiaste !