Le Funambule de Jean Genet, conception et mise en scène de Philippe Torreton
Le Funambule de Jean Genet, conception et mise en scène de Philippe Torreton
D’abord, lire la note d’intention. Le texte de Genet n’est pas obscur, mais elle rend à César, ce qui est à César, c’est-à-dire à l’écrivain : une admiration sans mièvrerie et le désir pressant, impérieux qu’avait Philippe Torreton de monter ce texte. À la source de sa carrière, quand il jouait Thomas Diafoirus à la Comédie-Française avec une drôlerie infernale, ineffaçable, le clown-acrobate Paillette (tout aussi inoubliable), venait le maquiller et lui parler de Jean Genet et du Funambule.
« Fin de l’année 1956, Jean Genet rencontre Abdallah Bentaga, un jeune garçon de piste nommé qui tâte un peu de l’acrobatie. Il n’a que dix-huit ans et Genet, quarante-six. Et comme souvent quand il aimait, l’écrivain le prend sous son aile, lui paye des stages dans les plus grands cirques : il veut en faire un funambule, un grand funambule. »
Et voilà le mot : tout l’élan de l’écrivain vers ce jeune homme, tout ce qu’il va lui demander, c’est arriver à la perfection de son art. « Si tu tombes, tu mériteras la plus conventionnelle des oraisons funèbres. » Il tombe, ne s’en remet jamais complètement et se suicidera parmi les livres de son mentor que Philippe Torreton préfère appeler son «nautonier », le passeur des morts. Et c’est ce qu’il met en scène : à l’ouverture du spectacle, le jeune homme (Lucas Bergandi) gît sur son lit, entouré de livres, ceux de Jean Genet. Une promesse non tenue. Au fil de la parole du narrateur, il se lèvera, essayera de réapprivoiser son fil d’acier, ou de se laisser à nouveau apprivoiser par lui. « Essayer encore. Rater encore, rater mieux. » disait Samuel Beckett, contemporain de Jean Genet (1910-1986).Philippe Torreton construit une boucle, de la mort à la mort, avec l’incessante présence du narrateur, obsédant, obstiné à faire monter encore et encore son poulain vers le geste parfait. On finit par sentir qu’il y a là quelque chose de platonicien: le narrateur n’aime pas le jeune homme comme une personne mais comme un « conducteur» possible vers un perfection, une beauté qu’il n’a pas le droit de manquer.
Philippe Torreton qualifie le personnage qu’il interprète de « spectral». Au sens d’un démon qui obsède sa proie, oui. Pour le reste, son corps est très présent et puissant. Pas un instant, il ne lâche le jeune fil-de-fériste qui, une fois, une seule, ouvre la bouche et prononcera un mot. Transgression inacceptable et qui ne se reproduira pas : sa parole humaine n’a pas sa place ici. Le narrateur parle et cingle son poulain : toujours plus haut, il faut s’oublier, soi et son narcissisme, mourir à son ego et laisser le fil faire son travail, dans la pureté et la beauté du geste. Cela rappelle L’Âme et la danse de Paul Valéry : «Je diffère de moi-même comme une corde tendue diffère d’elle-même qui était lâche et sinueuse.» : ce n’est pas l’homme qui mène la danse, c’est la danse qui le dirige.
Dans ce désir d’intensité, sous cette pression qu’il se donne, l’acteur-metteur en scène appuie d’un geste chaque parole, presque chaque mot. Une pratique délibérée du pléonasme qui va contre les bonnes règles du théâtre. Et l’on sait à quel point notre acteur les connaît. Mais avec l’auteur qui cultive l’inconfort-c’est le moins qu’on puisse dire- les règles changent et son écriture n’est ni «aimable» ni arrangeante. De même, Philippe Torreton a demandé au compositeur Boris Boublil de composer et jouer en direct une musique pour accompagner le spectacle. Mais elle fait plus que l’accompagner, elle ne le lâche pas, l’obsède, l’illustre. On mettra ce choix au compte du dressage de l’acrobate par « monsieur Deloyal », un rythme imposé qui le laisserait sans repos. Le public pourrait avoir envie d’écouter le silence des mots, leurs résonances mais le spectacle ne lui en laisse pas le choix.
Pour le silence, nous avons celui de Lucas Bergandi, le funambule. Il prend le temps de mesurer son partenaire : le fil, dressé et tendu par son mentor et de l’essayer avec toute la grâce de l’échec possible (et organisé), et de la chute, chorégraphie aussi possible d’une révolte. Mais la fragilité de l’acrobate, plus que dans la chute ou les rattrapages (très forts, techniquement) sur le fil, est dans sa nudité, en simple slip « kangourou », corps livré sans protection au dressage d’un maître qui le trahit- un thème important chez Jean Genet-protégé, lui, le plus souvent d’un manteau. Tout se passe dans un décor de cirque délabré. Quel passé, quelle décadence évoque-t-il ? Quelle nostalgie inutile? On n’en sait rien et cela ne sert pas à grand-chose : le fil, l’adversaire, le partenaire, l’ami-ennemi devrait suffire… Spectacle dense et captivant à sa façon, ce Funambule nous met en fois de plus en face de Jean Genet au théâtre, un grand classique du vingtième siècle jamais résolu. Il nous laisse avec une pointe d’insatisfaction qui continue à travailler en nous. Il ne nous lâche pas et nous, non plus.
Christine Friedel
Théâtre de la Ville-Théâtre des Abbesses, 31 rue des Abbesses, Paris (XVIII ème). T. : 01 42 74 22 77.