L’Esthétique de la résistance, d’après le roman de Peter Weiss, adaptation et mise en scène de Sylvain Creuzevault
L’Esthétique de la résistance, d’après le roman de Peter Weiss, adaptation et mise en scène de Sylvain Creuzevault
Cet écrivain-aujourd’hui un peu oublié-avait été reconnu en France avec L’Instruction (1965), une pièce de «théâtre documentaire», expression employée par le grand metteur en scène allemand Piscator pour certaines de ses réalisations comme Drapeaux (1924), Malgré tout (1925) et Raz-de-marée (1926) qui intégraient des documents authentiques à chaque représentation. Peter Weiss a écrit ce texte d’après le procès- auquel il avait assisté-de vingt-deux responsables des crimes d’Auschwitz. La création eut lieu en même temps en 65 dans quatorze théâtres en Allemagne de l’Est et de l’Ouest ! Et nous l’avions vue l’année suivante en France, mise en scène par Gabriel Garran, avec, entre autres, Pierre Dac ( sic), Armand Meffre…
Et il est surtout l’auteur de la pièce Marat-Sade sur la vie du Marquis durant son emprisonnement et qu’en France, Peter Brook avait créée en 65. Peter Weiss était né en 1916 où son père, juif d’origine hongroise converti au catholicisme, dirigeait en Allemagne une industrie textile. Il a dix-huit ans en 1934, quand Hitler arrive au pouvoir et sa famille se réfugie à Londres, puis en Tchécoslovaquie et en Suède, où l’auteur vivra et mourra en 1982. Il avait d’abord été aussi peintre et montre,dans ce formidable roman, un jeune homme résistant au fascisme et allant en Espagne, en France, en Allemagne…
Le spectacle avait été créé en 2023 au Théâtre National de Strasbourg et durait six heures. Ici, c’est une version en quatre heures avec deux entractes d’une demi-heure chacun! Le metteur en scène a essayé ici d’adapter ce roman de neuf cent pages de Peter Weiss*-une forte tendance actuelle pour ne pas dire une manie-et d’en tirer la substantifique moelle avec des séquences qu’il a ensuite fait travailler sur huit mois par les élèves du groupe 47 de l’École du T.N.S. Avec eux, quelques acteurs de sa compagnie et Valérie Dréville, il a réalisé ce travail. Un pari impossible? Il y faut en tout cas une bonne dose de courage pour essayer de recréer ou du moins évoquer, cette fresque où un Narrateur-un double de Peter Weiss- va parcourir l’Europe, en rencontrant des personnages qui, eux, ont existé.. ou pas..
Cela commence en 36 devant une gigantomachie en photo du grand Autel de Pergame, un monument religieux élevé à l’époque hellénistique sur l’acropole de la ville de Pergame, vers 197-159 avant J.C. Ces frises monumentales emportées par des archéologues allemands à Berlin représentent une victoire des Dieux sur les Géants. Trois jeunes ouvriers communistes berlinois parlent entre eux. Horst Heilmann défend cette gigantomachie mais aussi l’avant-garde artistique. Son ami, Hans Coppi, lui est plus réservé : « Les monuments du fascisme réalisés d’après des modèles grecs et romains, ne sont que du plâtre et ne parlent de rien. » Et en revanche, il admire le réalisme socialiste. Les jeunes gens veulent faire de la résistance, comme la mère de Hans, une ouvrière (Valérie Dréville). Elle verrait bien le visage d’Héraclès remplacé par celui de Staline: un espoir selon elle, contre le nazisme qui s’installera en Allemagne jusqu’en 45. Mais rien à faire, cette première partie, bavarde et laborieuse, n’arrive jamais à décoller. Et il y aura des désertions: le parterre comme les balcons, seront « mités ». après l’entracte.
Puis dans la seconde partie de cette adaptation où la scène est régulièrement coupée par un un rideau de tulle noir transparent (un symbole du Temps qui passe?), le Narrateur partira pour l’Espagne en pleine guerre civile ; avec son ami Aychmann, ils regardent, en images vidéo ou sur une grande photo en noir et blanc montée sur châssis Guernica, le célèbre tableau de Pablo Picasso. Comme le non moins célèbre Radeau de la Méduse de Théodore Géricault. Et dans cette mise en scène, il y a des images de tableaux célèbres représentant des scènes tragiques comme Le Massacre des Innocents avec détails grossis, et Le Triomphe de la Mort de Peter Bruegel, le fameux El Tres de mayo de Francisco Goya ou Guernica de Pablo Picasso, ..Puis en France où il voit la vie continuer dans les cabarets avec trois actrices-chanteuses. Et en Allemagne où il rencontre les résistants l’Orchestre rouge. Enfin, en Suède où il assiste à une répétition en 38 des dernières scènes de Mère Courage de Bertolt Brecht que le Narrateur rencontre à Stockholm mais que Peter Weiss n’avait pas rencontré. Et il y a aussi une belle scène où le Narrateur aide l’écrivain qui part pour les Etats-Unis (on oublie souvent qu’il aura passé plus de treize ans en exil! à à faire l’inventaire des centaines de livres et il en énumère lentement les titres. Un court mais bon moment de ce spectacle.
Il rencontrera aussi Charlotte Bischoff, une résistante communiste allemande, une des rares qui a échappé à la mort et que Peter Weiss avait rencontrée. A la fin de la troisième volet-le parterre cette fois est clairsemé-le Narrateur retrouve ses parents qu’il n’avait pas vus malgré ses recherches depuis deux ans. L’armée allemande a alors envahi la Belgique, la Hollande et la France.
L’antisémitisme est partout et le père du Narrateur raconte que des commerçants juifs ont été et exposés dehors avec leur nom sur une pancarte au cou. Ce qu’on voit aussi dans une autre très belle scène de groupe et là, Sylvain Creuzevault sait faire. La mort est au rendez-vous: on apprend par le récit (Valérie Dréville), que les hommes seront pendus, et les femmes, décapitées. Et à la fin, on retrouve tous ces morts qui se tiennent par la main dans un sublime ronde macabre. Ce que regarde Peter Weiss, au fond de la scène…
Il y a à la fois, et avant tout, dans cette grande fresque, une réflexion politique sur, entre autres, le pacte germano-soviétique signé en août 39, dit «traité de non-agression entre l’Allemagne et l’Union soviétique». Les Allemands envahissent en mai 1940 la France et rompant ainsi ce pacte juste un an après se lancent dans l’opération Barbarossa et pénètrent en U.R.S.S. avec, à la clé, des millions de morts. Le narrateur découvre la naissance du fascisme et du stalinisme… avec toutes les conséquences que l’on sait.
Et sur le plateau? Il s’agit d’un spectacle d’après le roman de Peter Weiss: l’appellation est correcte mais la dramaturgie, assez laborieuse et il y a de trop nombreux monologues… L’élagage d’un roman-certains s’y prêtent mieux que d’autres et il n’y pas de règle absolue- pour le replacer dans un espace scénique, est du genre mission impossible: comment ne pas « illustrer » un roman et garder l’attention du spectateur. Ici les scènes sont statiques et bien peu gestuelles, sauf à la fin. Notre merveilleux enseignant en Sorbonne que fut Bernard Dort, le grand spécialiste de Brecht, était lucide: « Entre le livre et le théâtre, il y a un lien et un refus consubstantiels. L’un sort de l’autre mais le nie, tente de l’annuler, emploie toutes ses forces à le faire oublier. Pourtant il ne réussit jamais à l’exorciser tout à fait. Le livre resurgit toujours. (…)
La mise en place des éléments scéniques conçus par Loïse Beauseigneur est d’une remarquable précision et tout s’enchaîne bien, grâce à l’équipe technique de l’Odéon. Côté mise en place, Sylvain Creuzevault sait faire mais on reste comme indifférent à ce qu’il nous montre et il aurait pu nous épargner ces stéréotypes poussiéreux, comme les allers et retours d’acteurs dans la salle, les couches de fumigènes qui n’ont rien à faire ici (entre autres, dans la scène de cabaret), et par moments, des éclairages très blancs sur le parterre.
Sylvain Creuzevault a bien du mal à passer du romanesque, au scénique. Ce spectacle ressemble souvent trop à un travail d’école: toute la première partie, d’une médiocrité affligeante, n’a guère d’intérêt et la direction des jeunes acteurs est bien maigre; ils se parlent comme dans la vie courante sur ce grand plateau presque nu où les voix se perdent et on les entend mal. La distribution est vraiment trop inégale: on ne voit pas comment il a fallu quelque huit mois de travail pour en arriver là… Et comment Stanislas Nordey, à l’époque directeur du T.N.S et donc de l’Ecole, a pu admettre ce jeu approximatif.
Heureusement, les acteurs de la compagnie de Sylvain Creuzevault, et Valérie Dréville encadrent les ex-élèves de cette Ecole. Le reste du public qui n’avait pas déserté aux deux entractes, est resté jusqu’au bout. Mais l’ensemble a quelque chose de poussif, même s’il y a de bons moments, surtout dans la troisième partie-et reste décevant et loin, très loin du livre de Peter Weiss. On peut bien sûr y trouver un écho à l’actualité de ces derniers mois où l’Histoire semble bégayer, et s’accélérer à la fois. Et, où dit Sylvain Creuzevault, « les représentants du Capital n’ont aucun mal à s’associer au fascisme quand cela leur devient nécessaire. » Mais il a la grande chance d’avoir le budget nécessaire à cette reprise dans un grand établissement public qui est aussi financièrement aidé… par le Capital!
Resterait sans doute à dire théâtralement la situation actuelle: ce à quoi, de jeunes créateurs arriveront peut-être à mettre en scène mais avec des moyens très limités: ils n’auront pas le choix, vu le serrage de vis budgétaire annoncé à la fois dans l’Education, la Culture, la Transition écologique, la Santé… pour faire face aux dépenses militaires. « Nous vivons une époque moderne », disait déjà le chroniqueur Philippe Meyer…
Philippe du Vignal
Jusqu’au 16 mars, Théâtre de l’Odéon, place de l’Odéon, Paris (VI ème). T; : 01 44 85 40 40.
L’Empreinte, Scène nationale Brive-Tulle, les 28 et 29 mars.
L’Esthétique de la résistance de Peter Weiss, traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz-Messmer, est publié aux éditions Klincksieck.