Dolorosa, variations sur Les Trois Sœurs d’Anton Tchekhov, texte de Rebekka Kricheldorf, mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo
Dolorosa, variations sur Les Trois Sœurs d’Anton Tchekhov, texte de Rebekka Kricheldorf, mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo
Le spectacle avait été créé en 2024 et on rit beaucoup à cette réécriture. Parce qu’il s’agit de douleur, et la première de toutes : le sentiment de n’être pas aimé, le manque d’amour. La fratrie se disloque, même si les trois sœurs continuent à se serrer comme des oisillons, la maison se défait, annexée par une intruse, la belle-sœur, une « pauvre », comme le dit brutalement son futur époux, le frère. C’est la lutte des classes au cœur de la maison : Rebekka Kricheldorf y intègre explicitement le concept de capital culturel. Prendre conscience que les rêves sont une torture, si on les compare à l’ampleur, à la splendeur, à la vie mesquine-et désargentée-de tous les jours : quelles douleurs ! Et quel meilleur moyen pour la regarder en face et chasser cette torture, que d’en rire férocement !
L’autrice passe la pièce d’Anton Tchekhov au papier de verre 40-60 (gros grain, pour les non-bricoleurs). Aucune illusion, aucun espoir ! L’anniversaire d’Irina se reproduit semblable, d’année en année et rien ne change et même avec ce qui change, c’est toujours aussi grinçant. Aucune attente, pas de rencontres, et quand il s’en produit une, elle s’évapore. N’est-ce pas, Georg ? Celui dont la femme se suicide sans arrêt et qui vient chercher ici, auprès des trois sœurs, une douce présence féminine. Et comment pourrait-elle être douce ? Et qu’a-t-il à donner ?
Olga l’aînée, professeur puis directrice, la seule qui travaille dans la maison et touche un salaire, a tous les atouts mais ne le sait pas : « On ne me dit jamais rien. » Macha a un autre atout : elle n’a pas à gagner sa vie. Son mari, professeur lui aussi, comme ce sera aussi pour Irina et il n’y aura pas lieu de s’en réjouir) assure le quotidien. Mais elle ne veut pas d’enfant. Impossible avec un homme «qu’on aime un peu, qu’on n’aime pas » chantait Juliette Gréco.
Irina,elle, se cherche entre sociologie, philosophie et biologie. Façon polie de dire qu’elle a peu de chances de se trouver. Quant à leur frère, un « écrivain » en retard sur son œuvre, bien heureux d’entrer aux services culturels municipaux, il cherche sa puissance dans la famille piaillante qu’il a fondée.
Portrait au vitriol d’une famille bourgeoise déchue qui garde tout son orgueil, mais sans les moyens de le faire valoir. Le texte de Rebekka Kricheldorf est une curieuse entreprise : très collé à la pièce d’origine, ce que le metteur en scène en scène Martial Di Fonzo Bo souligne en gardant plusieurs passage des Trois Sœurs (dans la traduction de Françoise Morvan et André Markowicz). L’autrice supprime un certain nombre de personnages qui avaient leur rôle à jouer dans la Russie des premières années du vingtième siècle, un monde fondé encore sur une certaine logique et sur des espoirs immenses dont on a vu les effets dans les années qui ont suivi : éjectés de l’Histoire !
Plus question de lendemains qui chantent, plus de causes ni d’effets dans un monde constamment au présent.En revanche, le texte, très bien traduit par Leyla-Claire Rabih et Frank Weigand, apporte du papier de verre : la fratrie s’étrille avec autant de vitalité que de réciprocité. Et aucune injustice, tout le monde y passe. Le « bon goût » de Macha ne vaut pas mieux, que l’allure complètement loupée de la belle-sœur. Le public rit au «bien touché », comme si cela n’arrivait jamais chez nous, ou peut-être justement parce que cela arrive, et que la représentation de cette petite et insupportable cruauté nous exonère de celle que nous pratiquons.
Ces considérations faites, Dolorosa était-elle nécessaire? On a déjà vu de bonnes mises en scène bien étrillées des Trois sœurs avec une distribution qui, comme celle-ci, démolit les clichés imposés aux personnages. Marie-Sophie Ferdanne donne à Olga toute sa beauté et une droiture presque enfantine, bien qu’elle soit la plus âgée et la plus responsable des trois sœurs.
Nous avions vu une aussi belle et aussi touchante Olga avec Anne Alvaro, mise en scène par Maurice Bénichou au festival d’Avignon 88. Elsa Guedj est une Macha plus paumée que sentimentale, et cela marche. Et Rodolphe Congé pouvait aussi bien jouer le Verchinine d’Anton Tchekhov, que ce Georg distribuant à chacune ses tendresses possibles.
Dolorosa fait envie de voir autrement le Frère et de chercher ce qu’il y a de vie dans son ratage. Et avant tout de revenir à Tchekhov. Pour l’autrice, sa pièce est une réponse aux questions que posent ses personnages. Mais si on écoute bien, les réponses sont déjà inscrites dans Les Trois Sœurs… Le plus intéressant est son écriture, active, efficace, indéniablement théâtrale. À voir, donc, pour le vigoureux étrillage d’une petite société qui ressemble à la nôtre et pour l‘amour de Tchekhov qui ressort, toujours inoxydable! des adaptations qu’on lui impose.
Christine Friedel
Jusqu’au 15 mars,Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt. T. : 01 44 95 98 00.