Léviathan conception et mise en scène de Lorraine de Sagazan, texte inspiré de faits réels de Guillaume Poix

Léviathan, conception et mise en scène de Lorraine de Sagazan, texte inspiré de faits réels de Guillaume Poix

Léviathan, troisième volet d’un cycle conçu par Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix à partir de questionnements soulevés au cours d’une série de trois cents entretiens. Après La Vie invisible et Un Sacre ( voir Le Théâtre du Blog) Léviathan est fondé sur une mise en cause du fonctionnement judiciaire avec ce qu’on nomme la comparution immédiate. «Comment, dit la metteuse en scène, la notion de réparation résonne-t-elle dans vos vies ? Les gens nous ont majoritairement parlé de deux sujets : l’absence de prise en charge de la mort dans un pays comme la France, et la difficulté de l’institution judiciaire à générer un sentiment de justice. Loin de toute démarche documentaire, thérapeutique ou évangélique. (…) Il ne s’agissait plus de représenter le réel mais de créer du réel. De penser le théâtre comme un contre-espace-une hétérotopie, comme l’a conceptualisé Michel Foucault dans les années 1970 et l’œuvre comme un acte qui a la force originelle de l’action.
Je suis entrée en immersion dans les tribunaux français. Cette longue expérience a pris la forme d’une investigation critique sur nos manières de considérer l’organisation et l’application du droit moderne, interrogeant nos pulsions de jugement et de répression, et confrontant notre idéal de justice aux béances du système pénal contemporain..(…) Léviathan s’intéresse, à l’intérieur du système pénal, à l’une de ses composantes les plus choquantes : la comparution immédiate. «Il n’y a pas de justice dans un tribunal de comparution immédiate. » C’est la phrase que j’ai la plus entendue de la part des avocats que j’ai côtoyés pendant plusieurs mois. »

Cette procédure simplifiée est faite uniquement pour certains délits punis de prison et pour juger l’auteur présumé d’une infraction, à la sortie d’une garde à vue. Mais celui-ci peut aussi obtenir un délai pour préparer sa défense. L’audition dure une vingtaine de minutes (récemment à Marseille six minutes!) et souvent les auditions se prolongent  tard dans la nuit. La peine de prison doit être inférieure à deux ans.
En Norvège, c’est juste une privation de liberté mais les détenus peuvent voter, avoir accès à l’école, aux soins de santé et ont les mêmes droits que tout citoyen. Ils  travaillent et ne sont pas enfermés avant vingt heure trente… La prison exemplaire de Halden a été conçue pour minimiser le sentiment d’incarcération, en harmonie avec la nature environnante. Chaque détenu a sa cellule avec toilettes, douche, réfrigérateur, bureau, écran plat et vue sur la forêt. Inutile de dire qu’en France, on est loin de ce modèle connu dans toute l’Europe…avec un politique ultra-sécuritaire: les prévenus souvent s.d.f. et qui n’ont aucune famille proche sont jugés en comparution immédiate pour délits mineurs ou pas vraiment tout à fait.
Mais le commerçant qui se fait voler vêtements ou biens alimentaires, la vieille dame fragile à qui des jeunes gens piquent la carte bancaire avec le code pour se payer un bon restaurant et d’autres achats, doivent aussi être protégés. Mais au lieu d’une répression, école de la récidive  la France, très en retard pour lutter contre la petite délinquance, n’a jamais imaginé un véritable système de réinsertion efficace.
Ce que la Norvège a réussi, la France veut-elle se donner les moyens de le faire? Comparaison n’est pas raison mais les chiffres parlent : il y a là-bas 4.000 détenus pour cinq millions deux cent mille habitants, soit 0,01 % avec un taux de récidive de 20 %. En France pour quelque 69 millions d’habitants, 82. 000 prisonniers, soit environ 0,12 % dont quelque 20.000 en détention provisoire! pour quelque 62. 000 places. Et en un an, le nombre de détenus a augmenté de 7 % ! Taux de récidive : 38% !
Le mal perdure, avec, comme le souligne le dernier numéro de Politis: «surpopulation chronique, retour des peines courtes fermes, suppression de droits civiques, attaques contre les activités de réinsertion et criminalisation des plus précaires. (…) La surpopulation relève d’un choix politique. Selon Jean-Claude Mas, directeur de l’Observatoire International des Prisons. « La surpopulation relève d’un choix politique, la source principale en reste la sur-incarcération. (…) On estime ne pas avoir assez puni tant qu’il n’y a pas eu incarcération, sans se demander si cette peine est proportionnée, ni quel impact elle a sur les personnes détenues et leurs proches .»
Ce que dénonce aussi ce spectacle: en France, l’intendance des prisons est gérée par de grands groupes privés et dit Lorraine de Sagazan «à l’origine du droit pénal, on trouve la croyance selon laquelle il serait possible de trouver une équivalence entre dommages et douleur. En administrant une douleur à un tiers, on cherche un substitut au passé en infligeant une souffrance au présent. Il existe une économie de la cruauté et de la souffrance dans nos sociétés, qui fonctionne par confort et habitude. »

Comment représenter toute cette violence des comparutions immédiates sur un plateau? En 81, le grand Jean-Pierre Vincent avait mis en scène Palais de Justice avec une grande sobriété et un certain réalisme, la  journée ordinaire d’un  de justice où sont jugés les auteurs de petits délits. Un spectacle fondé sur une observation de la compagnie sur le terrain et essentiellement sur le jeu des acteurs dont Evelyne Didi, impressionnante en Procureure de la République.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Lorraine de Sagazan a, elle, privilégié une autre approche en essayant de trouver, dit-elle, «un équivalent du réel qui puisse concerner les spectateurs.» Avec la comparution immédiate de trois prévenus: un jeune homme assez paumé jugé pour conduite sans casque et sans permis d’une moto, un SDF récidiviste qui profère des menaces contre un agent de l’autorité publique, puis une jeune mère de famille qui a volé des vêtements d’enfant seront condamnés en quelque vingt minutes à plusieurs mois de prison ferme. La première audition est sans doute la plus juste mais ensuite la mise en scène est très chargée sur le plan sonore avec des ronflements de basse électroniques, images vidéo inutiles et couches de fumigènes sur sol de tourbe marron: des stéréotypes scéniques actuels que la metteuse en scène aurait pu nous épargner…
Mais ce travail est  remarquable de précision, bien rodé et joué à la perfection. Loin de tout réalisme mais mais sans trop de nuances plus proche d’une certaine distanciation brechtienne: parlé-chanté de la Présidente, magistrats et avocats avec un masque lisse en résine assez étrange et prévenus juste un avec un tissu élastique blanc translucide couvrant leur visage. Les uns et les autres jouant parfois depuis la salle.
La scénographie en tissu orange pâle d’Anouk Maugein, évoque un chapiteau de cirque avec une vingtaine de chaises en bois dépareillées; le dôme, par moments, se soulève comme une respiration. Arrive aussi vers la fin un beau cheval gris-une image visiblement provocante et de toute beauté! Il semble faire ce qu’il veut mais sans doute dressé à cet effet, il va chaque soir manger les pages du code pénal sur le bureau de la Présidente du tribunal et ressortir ensuite aussi calmement… Etonnant !
Bref, une démarche proche d’une performance où sont privilégiées l’action et l’image, comme celles de vidéos en fond de scène avec le visage en gros plan des personnages dialoguant, ou vivant dans un autre contexte comme sur une balançoire de jardin public, ou un visage de Christ issu d’une peinture de la Renaissance. Ou encore une pendule marquant le temps sur écran en minutes et secondes dans la pénombre et le silence le plus total, avant l’extrême fin du spectacle. là aussi on est plus près des arts plastiques que du théâtre-théâtre mais pourquoi pas? Et pour accentuer la réalité de ce tribunal, Khallaf Baraho, un ancien détenu abonné à ces comparutions immédiates amateur-le seul qui ne soit pas masqué-témoigne de leur violence mais dit un texte trop écrit et assez pléonastique de ce qui se passe sur la scène.
Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, Dominique Simonnot, ancienne chroniqueuse du Canard enchaîné a signalé récemment à France Inter, le manque de courage des femmes et hommes politiques face à la surpopulation carcérale, suite en partie à ces comparutions immédiates si souvent dénoncées… Ce que semblent aussi dire Maxime Poix et Lorraine de Sagazan mais mezzo voce, comme s’ils n’avaient quand même pas voulu aller trop loin dans la dénonciation de cette justice expéditive. Et c’est dommage.
Encore une fois, c’est un spectacle bien fait, un peu long qui a été salué par le public, même s’il semblait partagé. Au moins, Léviathan joué dans un théâtre national, a le grand mérite de rafraîchir la mémoire des Français sur ce scandale dans la patrie des Droits de l’homme. Au même moment et à quelques dizaines de mètres, dans le nouveau Palais de Justice, a sans doute lieu une autre pièce, celle des véritables comparutions immédiates dont nous vous parlerons…

Philippe du Vignal

Jusqu’au 23 mai, Odéon-Théâtre de l’Europe, Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès, Paris ( XVII ème) relâches exceptionnelle, les dimanches 11 et 18 mai; représentations surtitrées en anglais les vendredis 9, 16 et 23 mai. T. : 01 44 85 40 40.

 

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