Judith Magre : esquisse d’un portrait

Judith Magre : esquisse d’un portrait

 Elle est là dans une belle robe, très souriante, disponible, attentive… à quatre-vingt-dix huit ans. Et chaque lundi, au théâtre de Poche-Montparnasse, en complicité avec Eric Naulleau, elle dit Apollinaire (voir Le Théâtre du Blog). «Ce n’est pas terrible ici… Je n’habite plus dans mon appartement, rue de Tournon. J’ai été renversée par une moto et opérée. Mais ici, on m’a fait chuter et je me suis cassé le coccyx… Ma chambre dans cette résidence est au Nord. Heureusement, je vais dans le couloir plein Sud, voir trois merveilleux couples d’oiseaux… Je leur parle. La chambre qui jouxte la mienne est occupée par un très vieux monsieur: s’il meurt avant moi, je la prendrai : il y a une belle terrasse en plein soleil… 

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Mais je suis hors de la vie, je ne supporte pas la vieillesse, comme déjà quand j’avais sept ans.  Quelle horreur! C’est vraiment de la merde, c’est épouvantable! Vivement, que je meure. Mais j’ai une grand-tante incroyable qui est morte à cent-douze ans. Elle mettait du whisky dans son thé…On lui a fait une grande fête à partir de ses cent ans.
Alors, me direz-vous, pourquoi vivre… J’ai essayé de me suicider, il y a déjà un bon moment: je devais avoir dans les trente-cinq/quarante ans. La première fois, j’avais ouvert le gaz. Pas de chance, le releveur de compteurs est passé et sentant une odeur suspecte, a fait ouvrir la porte et m’a donc sauvée…La seconde fois, j’ai avalé des barbituriques mais ma femme de ménage espagnole qui avait oublié ses clés chez moi, est venue les rechercher, m’a découverte et a appelé le Samu…

Ici, le grand violoniste Yvry Gitlis a séjourné et est mort en 2020, donc avant que je n’arrive! Dommage… les autres résidents, non, je ne les vois pas ! Ils ne m’intéressent pas : ce sont parfois de grands intellectuels mais ne sont plus rien; alors je prends mes repas dans ma chambre… Mais bon, je reçois la visite d’amis tous les jours et ils m’apportent des livres. Regardez, j’en ai plein. En ce moment, je lis Les Contes de la Bécasse de Guy de Maupassant : formidable…
Et la musique ?  » J’ai adoré aller écouter des chants grégoriens, entre autres, à l’abbaye de Solesmes. Non, je n’écoute pas de C.D mais Radio Classique depuis longtemps. J’aime beaucoup entendre le violoniste Gautier Capuçon et son frère Renaud, violoncelliste…

Pourquoi ce pseudonyme Magre? «Je ne sais plus, dit-elle, peut-être à cause de de Maurice Magre, cet écrivain anarchiste du début XIX ème.» Elle a d’abord fréquenté un peu le cours Simon et la Sorbonne où elle a commencé une licence de philo.  « Mais cela m’emmerdait et j’ai vite préféré le théâtre.  J’ai joué sous la direction des plus grands: Jean Vilar, Georges Wilson qui a dirigé le T.N.P. après lui, Jean-Louis Barrault,  Jorge Lavelli, Claude Régy en 1971, dans  Les Prodiges de Jean Vauthier.  »Mes rapports  avec eux étaient très bons et j’ai adoré travailler avec tous. Mais pas Bernard Sobel: il m’a fait quelque chose de pas bien et n’ai donc jamais joué pour lui. »
J’ai connu et travaillé avec de nombreux acteurs comme vous savez, mais je garde un souvenir formidable quand j’ai joué au théâtre de la Colline en 96  Le Déjeuner chez Wittgenstein de Thomas Bernhard. Un soir, Andrej  Seweryn et Françoise Brion. Un soir, ils m’ont soutenu au maximum et grâce à eux, j’ai pu tenir le coup: mon compagnon était mort brutalement quelques heures avant. Un ami m’a dit que la représentation était étrange…

Judith Magre a été mariée quelques années avec le réalisateur Claude Lanzmann (1925-2018); un proche de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Ensemble, dit-elle sont souvent allés souvent en vacances. «C’était formidable et Jean-Paul se débrouillait toujours pour trouver à Rome de merveilleux petits restaurants. » J’ai voyagé dans le monde entier, surtout pour jouer. Regardez cette photo : c’était avec Claude en Israël. J’avais de belles jambes, non ?

Des souvenirs? Elle en a des tonnes et cet entretien prévu pour trente minutes, a continué. Elle aime parler des metteurs en scène et de ses camarades acteurs mais aussi des cinéastes comme Michel Cacaoyannis. «Il m’avait invitée dans sa maison à Chypre, une merveille artistique.  Julien Duvivier était aussi un ami extraordinaire. Une fois en 57, quand  le tournage se prolongeait, impossible de rejoindre à temps le théâtre Sarah Bernhardt à Paris, où j’avais acheté une place à prix d’or pour voir Laurence Olivier jouer Titus Andronicus avec la Shakespeare memorial company, mise en scène de Peter Brook, un spectacle pris d’assaut : il était joué seulement dix fois !
Le lendemain, Julien me dit: «Viens, ce soir, je t’emmène au théâtre.» C’était  pour voir… Titus Andronicus. J’appris ensuite qu’il avait envoyé un assistant chercher à travers tout Paris et obtenir deux places… Ce genre de choses ne s’oublie pas..
 J’ai aimé rencontrer Jérôme Savary que vous avez bien connu. Il était très intéressant mais nous n’avons pas eu l’occasion de travailler ensemble.

Et les auteurs contemporains? «J’en ai joué pas mal: Bernard-Marie Koltès, Marguerite Yourcenar, Yves Ravey, Xavier Durringer, David Hare, Thomas Bernhard, Philippe Minyana. Mais je ne lis et ne joue plus de théâtre… Quant à l’avenir? Pour le moment, après Baudelaire, cet immense poète, je dis Apollinaire  que j’ai appris à connaître et que j’aime aussi beaucoup… Voilà. Revenez me voi, quand vous pourrez. »

Philippe du Vignal

A Paris, le 7 juin.

 


Archive pour 18 juin, 2025

Judith Magre : esquisse d’un portrait

Judith Magre : esquisse d’un portrait

 Elle est là dans une belle robe, très souriante, disponible, attentive… à quatre-vingt-dix huit ans. Et chaque lundi, au théâtre de Poche-Montparnasse, en complicité avec Eric Naulleau, elle dit Apollinaire (voir Le Théâtre du Blog). «Ce n’est pas terrible ici… Je n’habite plus dans mon appartement, rue de Tournon. J’ai été renversée par une moto et opérée. Mais ici, on m’a fait chuter et je me suis cassé le coccyx… Ma chambre dans cette résidence est au Nord. Heureusement, je vais dans le couloir plein Sud, voir trois merveilleux couples d’oiseaux… Je leur parle. La chambre qui jouxte la mienne est occupée par un très vieux monsieur: s’il meurt avant moi, je la prendrai : il y a une belle terrasse en plein soleil… 

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Mais je suis hors de la vie, je ne supporte pas la vieillesse, comme déjà quand j’avais sept ans.  Quelle horreur! C’est vraiment de la merde, c’est épouvantable! Vivement, que je meure. Mais j’ai une grand-tante incroyable qui est morte à cent-douze ans. Elle mettait du whisky dans son thé…On lui a fait une grande fête à partir de ses cent ans.
Alors, me direz-vous, pourquoi vivre… J’ai essayé de me suicider, il y a déjà un bon moment: je devais avoir dans les trente-cinq/quarante ans. La première fois, j’avais ouvert le gaz. Pas de chance, le releveur de compteurs est passé et sentant une odeur suspecte, a fait ouvrir la porte et m’a donc sauvée…La seconde fois, j’ai avalé des barbituriques mais ma femme de ménage espagnole qui avait oublié ses clés chez moi, est venue les rechercher, m’a découverte et a appelé le Samu…

Ici, le grand violoniste Yvry Gitlis a séjourné et est mort en 2020, donc avant que je n’arrive! Dommage… les autres résidents, non, je ne les vois pas ! Ils ne m’intéressent pas : ce sont parfois de grands intellectuels mais ne sont plus rien; alors je prends mes repas dans ma chambre… Mais bon, je reçois la visite d’amis tous les jours et ils m’apportent des livres. Regardez, j’en ai plein. En ce moment, je lis Les Contes de la Bécasse de Guy de Maupassant : formidable…
Et la musique ?  » J’ai adoré aller écouter des chants grégoriens, entre autres, à l’abbaye de Solesmes. Non, je n’écoute pas de C.D mais Radio Classique depuis longtemps. J’aime beaucoup entendre le violoniste Gautier Capuçon et son frère Renaud, violoncelliste…

Pourquoi ce pseudonyme Magre? «Je ne sais plus, dit-elle, peut-être à cause de de Maurice Magre, cet écrivain anarchiste du début XIX ème.» Elle a d’abord fréquenté un peu le cours Simon et la Sorbonne où elle a commencé une licence de philo.  « Mais cela m’emmerdait et j’ai vite préféré le théâtre.  J’ai joué sous la direction des plus grands: Jean Vilar, Georges Wilson qui a dirigé le T.N.P. après lui, Jean-Louis Barrault,  Jorge Lavelli, Claude Régy en 1971, dans  Les Prodiges de Jean Vauthier.  »Mes rapports  avec eux étaient très bons et j’ai adoré travailler avec tous. Mais pas Bernard Sobel: il m’a fait quelque chose de pas bien et n’ai donc jamais joué pour lui. »
J’ai connu et travaillé avec de nombreux acteurs comme vous savez, mais je garde un souvenir formidable quand j’ai joué au théâtre de la Colline en 96  Le Déjeuner chez Wittgenstein de Thomas Bernhard. Un soir, Andrej  Seweryn et Françoise Brion. Un soir, ils m’ont soutenu au maximum et grâce à eux, j’ai pu tenir le coup: mon compagnon était mort brutalement quelques heures avant. Un ami m’a dit que la représentation était étrange…

Judith Magre a été mariée quelques années avec le réalisateur Claude Lanzmann (1925-2018); un proche de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Ensemble, dit-elle sont souvent allés souvent en vacances. «C’était formidable et Jean-Paul se débrouillait toujours pour trouver à Rome de merveilleux petits restaurants. » J’ai voyagé dans le monde entier, surtout pour jouer. Regardez cette photo : c’était avec Claude en Israël. J’avais de belles jambes, non ?

Des souvenirs? Elle en a des tonnes et cet entretien prévu pour trente minutes, a continué. Elle aime parler des metteurs en scène et de ses camarades acteurs mais aussi des cinéastes comme Michel Cacaoyannis. «Il m’avait invitée dans sa maison à Chypre, une merveille artistique.  Julien Duvivier était aussi un ami extraordinaire. Une fois en 57, quand  le tournage se prolongeait, impossible de rejoindre à temps le théâtre Sarah Bernhardt à Paris, où j’avais acheté une place à prix d’or pour voir Laurence Olivier jouer Titus Andronicus avec la Shakespeare memorial company, mise en scène de Peter Brook, un spectacle pris d’assaut : il était joué seulement dix fois !
Le lendemain, Julien me dit: «Viens, ce soir, je t’emmène au théâtre.» C’était  pour voir… Titus Andronicus. J’appris ensuite qu’il avait envoyé un assistant chercher à travers tout Paris et obtenir deux places… Ce genre de choses ne s’oublie pas..
 J’ai aimé rencontrer Jérôme Savary que vous avez bien connu. Il était très intéressant mais nous n’avons pas eu l’occasion de travailler ensemble.

Et les auteurs contemporains? «J’en ai joué pas mal: Bernard-Marie Koltès, Marguerite Yourcenar, Yves Ravey, Xavier Durringer, David Hare, Thomas Bernhard, Philippe Minyana. Mais je ne lis et ne joue plus de théâtre… Quant à l’avenir? Pour le moment, après Baudelaire, cet immense poète, je dis Apollinaire  que j’ai appris à connaître et que j’aime aussi beaucoup… Voilà. Revenez me voi, quand vous pourrez. »

Philippe du Vignal

A Paris, le 7 juin.

 

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