Matrices, texte et mise en scène de Daniely Francisque (en français, et en créole surtitré)
Matrices, texte et mise en scène de Daniely Francisque (en français, et en créole surtitré)
En 2021, elle remporte le Prix ETC Caraïbe du texte francophone pour Matrices, sa dernière pièce qui avait été lue à Zébrures. Au théâtre, elle joue notamment dans George Dandin ou le Mari confondu de Molière, mise en scène d’Hassane Kassi Kouyaté, Nous étions assis sur le rivage du monde de José Pliya, Le Collier d’Hélène de Carole Fréchette, Combat de femmes, écrit et mis en scène par Luc Saint-Éloy, La Dispute de Marivaux mise en scène par Kristof Langromme. Elle signera la mise en scène de sa pièce Ladjablès (2018) puis de Moi, Fardeau inhérent de Guy Régis Jr, présenté au off d’Avignon 2019.
Artiste en résidence de création à Tropiques Atrium-Scène Nationale avec la compagnie TRACK (jusqu’en 2020), elle entre en compagnonnage de plateau avec l’auteur et metteur en scène Joël Pommerat et sa compagnie Louis Brouillard (2019-2020), puis est accueillie en résidence d’écriture à La Chartreuse-CNES et aux Francophonies de Limoges. Elle est aussi réalisatrice de films. En 2022, elle est marraine de la Troisième conférence régionale de la stratégie de prévention et de lutte contre la pauvreté en Martinique, tenue à l’occasion de la journée internationale des femmes.
Le thème de Matrices: une jeune femme a grandi comme tant d’autres dans les années soixante-dix dans une cité en métropole mais elle a gardé l’héritage de ses lointaines Antilles. Quand elle y revient, elle devient femme. Dans cette fiction onirique, l’autrice Daniely Francisque, avec une écriture fragmentaire, raconte une vie de blessures mais ensuite aussi de lumière. Elle se revoit jeune fille déracinée dans une cité en banlieue, puis femme sur son île natale, vivant en couple hanté par une violence séculaire.
Arrive une femme qui a des ennuis avec sa matrice mais qui veut guérir, ici et avec nous. C’est un récit intimiste et chargé de poésie. Elle est comme le symbole d’une histoire collective des corps, celles et ceux d’aujourd’hui, comme celles et ceux qui ont vécu avant elle. Avec le poids de la souffrance mais aussi de la résistance. Dans une sorte d’exorcisme du corps sur scène, où ce sont quelque vingt-sept fragments de sa vie qui vont être évoqués…
Sur un plateau nu, juste quatre cubes où les personnages s’assoient de temps à autre. Dialogues, chants et musique alternent. Le texte bien écrit a un peu de mal à prendre son vol mais, souvent cru, il mérite d’être cité: « C’était la première des huit filles de Manlo, la seconde de ses douze enfants, la première à accoucher d’une marmaille, elle avait dix-sept ans.Quand elle a vu le ventre de sa fille s’arrondir, Manlo s’est enragée. Elle a demandé — Qui t’a fait ça ? Manman a pas répondu. Manlo a décroché une liane pour la fouetter. — Qui est le scélérat avec qui t’a fait ça ? Manman a fait craquer ses dents. Manlo l’a secouée comme un arbre, pas une parole n’est tombée. Alors Manlo lui a ordonné de se déshabiller, de déposer ses genoux à terre et de bien écarter les lèvres de sa coucoune.
Manman, tête baissée, a écarté. Manlo a arraché un piment rouge dans son jardin, l’a écrasé comme ça dans sa main et l’a frotté sur sa coucoune en hurlant — Si t’es assez putain pour laisser rentrer le vice d’un homme ici-là, va chercher un travail pour nourrir ton bâtard ! Et puis récite Le Notre Père Je vous salue jusqu’à faire saigner tes genoux !Manman a tué sa parole. Jamais elle a avoué comment ce ventre-là lui était arrivé. Jamais elle a dit que c’est son tonton même, le vieux mulâtre chez qui sa mère l’envoyait faire le ménage en ville, que c’est lui qui lui a fait ça. Qu’il lui a promis une crasse de monnaie en plus si elle le laissait visiter sa marchandise. Qu’elle a eu honte qu’il lui demande ça. Qu’il l’a visitée plusieurs fois. Et qu’elle a peur maintenant de cette grosseur qui remue là dans son dedans. Manman a étranglé chacune de ses paroles. Alors le jour où je suis née, elle m’a jetée. »
En filigrane, il y a ici l’histoire de ces corps de femmes qui ont vécu l’esclavage, puis souvent l’exil, et encore plus souvent, la domination masculine.Un texte poétique, sans doute un peu trop long mais ici bien interprété par Nelson Rafaeli, Madel Yane, Mareine, Karine Pédurand et Cindy Vincent, et mis en scène avec précision par Daniely Francisque. Malgré un plateau trop vaste où les voix se perdent à certains moments, c’est un spectacle sans doute inégal mais avec des de belles fulgurances et dans la droite ligne de ce festival où on trouve souvent des pépites comme Et le cœur ne n’est pas arrêté, texte et mise en scène de François Cervantès que nous n’avons pu voir mais dont nous vous parlerons prochainement.
« Nous subissons, écrit Hassane Kassi Kouiaté, directeur des Zébrures, de plus en plus une précarité sociale et économique. C’est le lieu pour moi de dénoncer et condamner tous ces gestes sauvages et barbares qui mettent en cause notre existence et notre humanité. »
Matrices fait partie de ces pièces qui, « chacune à leur manière, explorent les thèmes de la paix, de la justice, de l’exil, de la mémoire, et de la capacité de l’individu à se reconstruire ». Et ces Zébrures ne sont pas un luxe…
Philippe du Vignal
Spectacle vu le 4 octobre, au Théâtre de l’Union-Centre Dramatique National, Limoges.

