Vent fort de Jon Fosse, traduction de Marianne Ségol, mise en scène de Gabriel Dufay
Vent fort de Jon Fosse, traduction de Marianne Ségol, mise en scène de Gabriel Dufay
«Je dirais, écrit Jon Fosse, que cette pièce est un rêve que j’ai mis sur le papier, avec une dimension cauchemardesque, avec les forces cachées qui nous habitent. » On ne peut mieux dire… En face de nous, tout le concret du théâtre : un homme avec un léger accent étranger (Thomas Landbo), s’interroge sur le temps : le présent existe-t-il vraiment ? Comme dirait Horace, au-delà de son fameuxCarpe diem, « Dum loquimur, fugerit invada aetas. » ( Pendant que nous parlons, le temps dévorant aura fui.)
*Pas de présent stable mais un instant déjà passé et en attente d’un futur qui l’efface. Ce n’est pas de la métaphysique abstraite, comme le fait observer le metteur en scène, mais le concret de la vie. Maintenant : un homme inquiet découvre qu’il ne tient rien «main tenant». Merci à la traductrice, Marianne Ségol de s’emparer de l’étymologie et du jeu de mots pour donner du jeu et du temps – mais lequel? -à l’acteur.
Cet homme donc, rentre chez lui et y trouve sa femme (Alessandra Domenici) avec un autre (Kadir Ersoy) bien -et bons- vivants tous les deux. Mais est-il chez lui ? Son logement le met-il de côté, ou lui appartient-il? Est-on «main-tenant », quand tout vous échappe, sinon cette certitude ridicule, affirmée et répétée, ce que signe le doute: «C’est ma femme, elle m’appartient. » L’autre est arrangeant : pourquoi ne pas rester ensemble, à trois ? Mais dans quel temps et quelle réalité ?
Gabriel Dufay a recours aussi bien à la chorégraphie (les gestes amoureux), qu’à la technologie (vidéo de Vladimir Vatsev). Il suggère la force angoissante du rêve -à supposer que cet adultère en soit un- et le vertige de la grande ville. Au quatorzième étage, quelle tentation de fuir le vide en se laissant aspirer par ce vertige!
La scénographie de Margaux Nessi est ce qu’elle doit être : un rectangle vide, répondant à un écran noir en fond de scène et qui se peuple d’images mobiles grises. L’écran lui-même répondant à l’«œil du vent », la grande baie vitrée des immeubles modernes donnant sur un ciel tourmenté ou l’abîme d’une cour. L’actrice et chanteuse Founémoussou Sissoko apporte une présence physique fugace. Cela fait respirer le plateau et hausse ce qui pourrait être une histoire intime, à la hauteur du mythe.
C’est la beauté de cette pièce (2021) qui marque le retour de ce prix Nobel (2023) à l’écriture théâtrale, et qui, selon Gabriel Dufay, fait trembler l’existence même, dans sa simplicité. Un beau travail, vivant, vital, particulièrement à sa place dans la belle salle de l’Echangeur, à Bagnolet (Seine-Saint-Denis). Et, sur un grand plateau bien équipé techniquement et adapté aux mises en scènes d’aujourd’hui. L’accueil du public est généreux et il y a une proximité des transports… Ce théâtre est pourtant dangereusement menacé de fermeture à cause d’une baisse drastique de ses subventions.
Le budget du spectacle, plutôt frugal, est employé au mieux mais a été difficile à boucler. Gabriel Dufay a dû personnellement le compléter, comme si le travail de l’art et de la pensée était inutile, superflu, comme si c’était un luxe qui ne rapportait pas… Evacuer l’art de la vie et de la responsabilité sociale : une question inquiétante à poser avec force aux femmes et hommes politiques, locaux et nationaux.
Christine Friedel
Jusqu’au 17 octobre, Théâtre de l’Echangeur, 59 avenue du Général de Gaulle, Bagnolet (Seine-Saint-Denis). T. : 01 43 62 71 20.
Au T2G, à Gennevilliers, jusqu’au 13 octobre, Et Jamais nous ne serons séparés de Jon Fosse, mise en scène de Daniel Jeanneteau (voir Le Théâtre du Blog).
*Ecrire, c’est écouter, entretiens avec Jon Fosse de Gabriel Dufay (L’Arche éditeur, 2023).

