Scarbo chorégraphie de Ioannis Mandafounis et Manon Parent

 

Scarbo chorégraphie de Ioannis Mandafounis et Manon Parent

Scarbo 3

@Jean Baptiste Bucau

« Créer des pièces totalement improvisées mais qui ont l’air écrites », telle est la méthode de ce chorégraphe basé principalement en Suisse et récemment nommé à la tête de la Dresden-Frankfurt Dance Company (l’ancienne Forsythe Company). Avec Manon Parent, il a trouvé l’interprète idéale pour cette approche. En musicienne accomplie -elle est aussi violoniste- avec une danse fluide et libre, elle explore un large répertoire de mouvements amples. «  Sa manière d’interpréter les notes mais surtout les silences est un travail qu’elle est capable d’accomplir à un très haut niveau et en pleine conscience, dit Ioannis Mandafounis. Cet échange constant entre écoute active et mouvements en opposition avec la musique est perceptible : ils prennent parfois le dessus sur la musique et à d’autre moment, le corps est mené par la musique. »

La danseuse entre en scène comme chez elle, par une petite porte latérale, et investit rapidement le plateau,  courant, bondissant, jusqu’à bout souffle. Elle s’arrête parfois pour regarder le public, souriante, ou se réfugie dans les coins sombres, un rien énigmatique… La tension monte dans sa gestuelle, les mouvements se cassent, elle s’effondre puis se reprend, comme traversée par une sourde douleur, sur les notes heurtées et nerveuses du Scarbo de Maurice Ravel, inspiré au compositeur par le nain diabolique du Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand. Une musique syncopée, claudicante que Manon Parent vit à fond, avec une énergie rageuse .

Puis elle s’arrête en pleine action, prend la tangente, pour de sonores ablutions et va s’asseoir, face public, non pour se reposer mais pour livrer un souvenir qui la hante. Enfin, elle s’en prend violemment au tapis de danse et aux chaises vides alignées en fond de scène, avant de retourner à sa danse, sur un tout autre registre musical et lexical. Elle termine sur un chant nostalgique: l’une des Ariettes oubliées de Claude Debussy composée sur un poème de Paul Verlaine, L’Ombre des arbres. … « Combien, ô voyageur, ce paysage blême/Te mira blême toi-même,/ Et que tristes pleuraient dans les hautes feuillées, /Tes espérances noyées. »

Avec ce solo intense, à la fois libre et écrit, Manon Parent donne à sa narration dansée toutes les nuances d’une émotion à fleur de peau, en grande proximité avec le public sur lequel elle prend appui. Un beau moment à découvrir parmi la programmation foisonnante du festival Faits d’Hiver

Mireille Davidovici

Du 1er au 4 février Théâtre de la Ville Epace Cardin ,1 avenue Gabriel, Pari s(VIII ème)  T. : 01 42 74 22 77

Le 5 juin, Festival TanzArt Ostwest, Stadttheater, Giessen (Allemagne) ; le 25 juilletKalamata Dance Festival, Kalamata (Grèce)

Faits d’Hiver du 16 janvier au 18 février. T. : 01 71 60 67 93.


Archive de l'auteur

Bellissima Vida con tristeza y felicidad

75C66B30-07A3-41DD-B7C5-5F20C6A275EEBellísima Vida con tristeza y felicidad, chorégraphie de Claude Brumachon

Nous avions découvert cette pièce interprétée par Claude Brumachon, Benjamin Lamarche, Teresa Alcaino et Ana Maria Venégas. Elle fait partie, avec Une Passion dévoilée, Mamy Baby et le jeune homme qui court, d’une «trilogie sur la trace» programmée cette année par le festival Faits d’hiver.

Ce quatuor, doué à la fois pour le théâtre, le chant et la danse, fait œuvre opératique ou si vous préférez : cabaretière. Et Bellísima vida con tristeza y felicidad se nourrit de vague à l’âme, du temps qui passe ou qui a filé entre les doigts. Il s’agit moins d’une remémoration, d’une évocation d’un âge d’or qui n’a probablement jamais eu lieu, que d’emprunts ou empreintes, souvenirs de réalisations artistiques créées ensemble. Une démarche proche de celle de Philippe Decouflé avec Stéréo que nous avions vu à Montpellier-Danse l’été dernier, ou celle de Dominique Boivin avec Beau geste à Val-de-Reuil en décembre dernier. ou encore de Grand Magasin  dont Comment commencer va se jouer à la Maison des Métallos ce mois-ci.

Théâtre dansé ou danse théâtralisée ? Dès l’ouverture, Teresa Alcaino assise à l’avant-scène, dit un monologue en espagnol que va vite illustrer côté cour, une gesticulation de Claude Brumachon et suivi d’une pantomime de Benjamin Lamarche en fond de scène. Une courte séquence répétée ad libitum, dont le texte est traduit en français par Ana-Maria Venégas. La partie centrale de la pièce se déroule en arrière-plan autour d’une table en stratifié, sous laquelle ne cesse de glisser la svelte danseuse. Ce tic ou ce toc fait songer à Pina Bausch qui enfant, allait s’abriter comme un animal domestique aux pieds des habitués du bistrot familial. Ce qui lui inspira son célèbre Café Muller.

Bellísima Vida con tristeza y felicidad ne bénéficie pas d’une scénographie spectaculaire et coûteuse comme celles auxquelles nous étions habitués au Tanztheater à Wuppertal. Les costumes chinés aux Puces ou chez Emmaüs, ne visent pas à faire pittoresque, ou populiste et ne caricaturent pas les prolos façon Deschiens. S’inscrivant plutôt dans un courant d’art modeste, concept dû  entre autres, au peintre Hervé di Rosa . Ici aucun effet de décorum, et la structure, lâche d’apparence est, comme telle, assumée. Et les mouvements chorégraphiques paraissent élémentaires, quoique la virtuosité d’un Benjamin Lamarche saute tout de suite aux yeux. 

Tout se passe comme si le lien, le liant que réclame ce décousu ou ce disparate était délégué à la bande-son faite de morceaux choisis par Brumachon-Lamarche . Un florilège de succès de leur affection, en majorité anglo-saxons comme Riders on the Storm ( 1971), des Doors, des « musiques et danses du monde » (Chili, Mexique), de la muisque répétitive de Philip Glass, du baroque de Vivaldi, des compositions classique de Beethoven et Mozart), de la chanson francophone : Pourquoi faut-il que les hommes s’ennuient ? de Jacques Brel en 1963, de l’électro avec Zurfluh. Avec aussi un tango de Carlos Gardel et Alfredo Le Pera, El día que me quieras (1935), interprété a cappella par Teresa Alcaino…

Avec trois fois rien, sinon ce qu’il faut de talent, ces artistes créent une pièce lyrique, poétique, attachante à force de détachement. Soufflant le chaud et le froid, le prosaïque et le noble, l’inélégant et le sublime. On retombe en enfance et on revient aux sources : commedia dell’arte, clownerie fellinienne et tragédie antique avec un extrait d’Antigone de Sophocle. Etdeux hommes s’affichent en slip kangourou comme ceux jadis portés par les modèles dans les écoles des Beaux-arts. Vers la fin, Claude Brumachon se prend pour César dans une majestueuse toge qui se transforme en jupe de mevlevi soufi, puis en voile de danseuse serpentine….

Nicolas Villodre

Spectacle joué les 30 et 31 janvier à MicaDanses-Paris, 15, rue Geoffroy-l’Asnier, Paris ( V ème) T. : 01 71 60 67 93

Le Musée d’art Modeste a été créé en 2000 à Sète sa ville natale, par entre autres, Hervé Di Rosa et consacré à l’art populaire.

Dan Da Dan Dog de Ramus Lindberg, traduction de Marianne Ségol-Samo et Karin Serres, mise en scène de Pascale Daniel-Lacombe

Dan Da Dan Dog de Ramus Lindberg, traduction de Marianne Ségol-Samo et Karin Serres, mise en scène de Pascale Daniel-Lacombe

Dans un espace nu, quelques meubles et accessoires sur des praticables, dont au début une toute petite-tombe avec une croix en bois et de grosses bougies et à jardin, un grand fauteuil à une place et demi qui tourne sur lui-même embarquant dans sa course Edith et Le Grand père d’âge mûr.
Et des rails très visibles pour faire glisser du fond à l’avant-scène des éléments de décor et à la fin, une passerelle. Une remarquable scénographie de Philippe Casaban et Eric Charbeau en parfait accord avec le texte. Dans la pénombre tous les personnages sont là, en rang et face public, les grand-parents, Amanda leur petite-fille, Kenny, son petit ami, Herbert, le médecin d’Edith, Le Papa pasteur, Sofia et, un chien Sunny figuré par une balai à essorer.
Bagarre entre les jeunes gens, une balle tue le chien d’Herbert qu’il a sur ses genoux. Arrive un cancer, mais le médecin ne croit pas en grand chose, un prêtre est paumé et une jeune femme voudrait bien savoir où elle est dans un monde où personne ne semble être à sa juste place. Très vite aura eu lieu l’enterrement du Grand-Père avec une oraison funèbre dite par le Papa Pasteur: « Mm, Johan Ersmark était un homme très apprécié de tous. Aimé de sa femme Edith, aimé de son enfant, un grand-père aimant pour Amanda. Mm. Aujourd’hui, nous nous rassemblons en ce lieu pour nous souvenir ensembleNous nous souvenons de lui en tant que trésorier de l’association des retraités. Mm. Mais aussi en tant qu’entraîneur de l’équipe de football des poussins. Mm. Et comme de quelqu’un de toujours prêt à rendre service… Mm. Un homme exemplaire. Notre tristesse est grande. (…) Et il conclut assez vite: Nous terminerons par le chant n° 214 :La Parole des cieux. Merci d’être venus si nombreux aujourd’hui. Je sais que beaucoup d’entre vous viennent de loin. Occupez-vous les uns les autres, partagez votre tristesse et n’oubliez pas que la vie continue. Il faut que je rentre chez moi. «

Ce n’est pas une pièce facile  et il ya une valse à trois temps entre le passé, le futur, et un pauvre présent qui ne semble ne plus très bien savoir quel place il peut encore occuper. .. Bousculade de sentiments et d’événements avec un chien au centre de l’action. Bref, il y a du noir et au public de faire avec mais, comme la machine fonctionne, il fait avec cet ovni qui ne peut laisser indifférent malgré quelques petites longueurs. Et comme Pascale Daniel-Lacombe dirige avec une grande précision Mathilde ViseuxElsa MoulineauMathilde PanisÉtienne KimesLudovic ShoendoerfferJean-Baptiste Szezot et Étienne Bories, il faut simplement accepter de se laisser porter. C’est toujours un plaisir de découvrir un auteur étranger et la mélancolie fait aussi partie de l’ art de vivre. « Tu sais ce que c’est la mélancolie? disait Christian Bobin, récemment disparu, Tu as déjà vu une éclipse ? Eh! bien, c’est ça : la lune qui se glisse devant le cœur, et le cœur qui ne donne plus sa lumière. »

Philippe du Vignal

Spectacle joué vu le 25 et les 26 janvier au Centre d’Animation de Beaulieu, Poitiers.

Le texte de la pièce, adapté de Le Mardi où Morty est Mort, est publié aux éditions Espaces 34.

Du 6 au 9 mars 2024, Théâtre de L’Union -C.D.N. de Limoges ( Haute-Vienne).
Du 13 au 16 mars 2024 ,Le Préau C.D.N. de Vire ( Calvados).

 

 

 

Familie

Familie, mise en scène de Milo Rau (en néerlandais surtitré)
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© Michel-devijve

Depuis la naissance du théâtre, la famille est le lieu privilégié de la tragédie et, pour ce premier volet de sa Trilogie de la vie privée, le metteur en scène et directeur du Théâtre national de Gand a reconstitué «un crime de famille », selon lui fréquent, en Belgique.  Avec ici à Calais en 2007, le suicide collectif d’une famille apparemment banale : les Demeester. Ici, rien de sanglant ni de violent comme dans Five Easy Pieces, une pièce sur l’affaire du tueur pédophile Marc Dutroux qu’il avait créée en 2016. À Calais, les parents et leurs deux filles se sont pendus ensemble et en toute sérénité, semble-t-il.

Milo Rau examine ce geste inexplicable à la loupe, à travers une autre famille ordinaire: Filip Peeters et son épouse, An Miller et leurs deux filles. Les parents- qui sont acteurs- et Léonce, l’aînée, Louisa, la cadette, se glissent dans la peau de ces suicidés, tout en s’inspirant de leur propre quotidien. Une maison en coupe sur toute l’ouverture de scène : derrière une grande baie vitrée, la cuisine et la salle de bains en premier plan et, au fond, chambres, salon, et salle à manger.
Au loin, on entend la mer, le vent, et les oiseaux. Dans cet antre naturaliste, encombré d’objets, certaines scènes, jouées à l’intérieur, ne sont visibles que sur écran, par le truchement d’une caméra. An fait le ménage ou prend une douche, les filles révisent une leçon d’anglais, et Filip prépare le dîner. Même menu, odeurs de cuisine comprises, que chez les Demeester, avant le drame rapporté par l’enquête. Ce dernier repas des plus banals, avec une conversation à bâtons rompus, ne laisse en rien deviner la suite tragique, si elle n’avait été annoncée d’avance. 

Milo Rau, qui a étudié l’anthropologie auprès de Pierre Bourdieu, explore quelles fractures, dans une famille de la classe moyenne occidentale, peuvent mener à cette issue fatale. «Discrète, soudée et sans problèmes apparents, rapporte la presse locale. À Coulogne, une petite ville de 6. 000 habitants, personne ne comprend le geste de ceux qui ont été retrouvés pendus, jeudi soir, sous la véranda de leur domicile. »Seul indice : une lettre laissée par les Demeester : «On a trop déconné, pardon. »
De quoi se sentaient-il coupables?
Chez les Peeters-Miller, en revanche, tout va bien mais la fille aînée qui a parfois envisagé le suicide à des moments de dépression, nous lit des extraits de son journal intime, à l’avant-scène, en gros plan sur un écran qui relaie aussi les infimes faits et gestes de la famille, et le titre des séquences qui rythment la pièce : Tuer le Temps, Le Dîner en famille, Le dernier Déménagement…
En reconstituant par le menu la scène de crime, Milo Rau joue sur des effets de miroir entre deux réalités familiales : « Il n’y a pas de fiction, précise-t-il, tout est vrai dans ce que les acteurs racontent sur leur propre vie. » Et tout est vrai aussi dans la narration de ce fait-divers : «Nous avons interrogé la police, dit-il, les journalistes, les voisins, la famille. (…)Et les acteurs sont allés sur les traces des Demeester à Calais. Nous en voyons des images dans la pièce. » Il applique ici l’art de la mimésis qu’il prône dans son essai ,Vers un réalisme global, c’est à dire « l’imitation du réel jusque dans les moindres gestes ». 
Bien qu’interpellés par l’histoire tragique de ces pendus et en attendant qu’elle soit élucidée, nous sommes tenus à distance par l’artifice de sa représentation… Une équation troublante, que démultiplie une abondante vidéo, parfois trop systématique. Ce naturalisme au carré produit à la longue, une saturation et le repas d’adieu, en forme de cérémoniel macabre, traîne en longueur. Nous avons eu du mal à vibrer avec ces personnages qui, face à la mort, nous interrogent sur notre attachement à la vie, au sens où Pierre Bourdieu l’entend : « Voué à la mort, cette fin qui ne peut être prise pour fin, l’homme est un être sans raison d’être. La société dispense les justifications et les raisons d’exister. » Reste à chacun à trouver sa place dans cette démarche originale et ce travail méticuleux qui tranchent avec les habituels spectacles documentaires. 
Mireille Davidovici

Du 10 au 12 février; et du 17 au 19 février (en alternance avec Grief and Beauty), Théâtre de la Colline, 15 rue Malte-Brun, Paris (XX ème). T. 01 44 62 52 52

Mademoiselle Marguerite de Roberto Athayde, traduction de Kostas Tachtsis, mise en scène de Yannis Margaritis

Mademoiselle Marguerite de Roberto Athayde, traduction de Kostas Tachtsis, mise en scène de Yannis Margaritis


5BE4AA43-F525-4981-90C4-B88EE7F37DEBLa pièce de cet auteur brésilien créée en 1997 à l’Ambassador Theatre à Broadway, devenue un succès a été jouée un peu partout dans le monde ( voir Le Théâtre du Blog). 
Dans un milieu scolaire dystopique des sociétés occidentales, Mademoiselle Marguerite,difforme, colérique, mal aimée, presque hystérique enseigne dans l’école primaire d’ un bidonville à des enfants qui vivront à jamais entre les murs du besoin et de la pauvreté.Mademoiselle Marguerite, figure du cauchemar le plus sombre, a pris sur elle de façonner l’âme de ses jeunes élèves, à sa ressemblance et à celle de la société où ils seront les « enfants d’un Dieu inférieur « . Pour les former à l’obéissance, à la discipline et aux ordres d’une autorité qui émane du « Dieu américain » (l’argent). Mais Federico García Lorca disait : «Je suis le partisan des pauvres, de ceux qui n’ont rien et à qui on refuse jusqu’à la tranquilité de ceux qui n’ont rien »

Yannis Margaritis renforce le message politique de la pièce et crée un spectacle d’une grand. e qualité. Cela se passe dans une grande salle de classe avec des graffitis et en commentaire, des projections vidéo commentent ce monologue. Sur une musique de Stamatis Kraounakis cette grande actrice qu’est Catherine Maragkou joue de façon exceptionnelle, avec désespoir et humour , entre tragique et ridicule, cette Mademoiselle Marguerite, bourreau et victime d’un système de manipulation sociale. Allez voir absolument ce spectacle.

 Nektarios-Georgios Konstantinidis

 Théâtre Alma, 15 rue Akominatou, Athènes, T. : 00302105220100.

https://www.youtube.com/watch?v=G5PH4VMe4u4

La Ballade de Souchon, mise en scène de Françoise Gillard

La Ballade de Souchon, mise en scène de Françoise Gillard. 

Brigitte Enguérand, coll. Comédie- Française.

Brigitte Enguérand,coll. Comédie-Française.


Nous avions déjà apprécié  Comme une pierre qui…, d’après Like a rolling Stone, (Bob Dylan à la croisée des chemins)» et surtout « Les Serge, (Gainsbourg point barre) » dans ce même studio de la Comédie-Française, (voir Le Théâtre du blog). Ces chansons conviennent bien aux artistes de la maison. Françoise Gillard et Amélie Wendling ont réalisé cette adaptation des chansons d’Alain Souchon, chantées par Françoise Gillard, elle-même, Coraly Zahonero, Danièle Lebrun, Claire de La Rüe du Can, et Yasmine Haller (la révélation vocale de la soirée) , et Emma Laristan de’académie de la Comédie-Française .
Avec Florence Hennequin au violoncelle,Yannick Deborne aux guitares, Mathieu Serradell aux claviers, deux hommes parmi ces femmes ce qui illustre bien la poésie des paroles d’Alain Souchon et de Laurent Voulzy. En 2023 on fête les cinquante ans de carrière du chanteur, pour paraphraser une chanson de Johny Halliday, « On a tous en nous quelque chose d’Alain Souchon ». Et pour Françoise Gillard « Il est, au bon sens du terme, un chanteur populaire. Il nous parle de nous, de l’humain, sans faire de morale ; il parle d’émotions qui peuvent nous traverser et où nous nous retrouvons. Il a cette capacité à être en chacun de nous. Ses musiques entrent dans l’oreille, on n’oublie pas les airs de ses chansons: tout cela le rend très attachant ». Éric Ruf a imaginé le salon rustique d’une maison qui pourrait être sur la côte Ouest, éclairé des lumières chaudes d’Éric Dumas, l’ensemble ressemble à un tableau extrait de Huit Femmes de François Ozon. Les chansons se succèdent entrecoupées de quelques paroles d’Alain Souchon et d’extraits de reportages télévisées des années soixante-dix. Une actrice dit à propos de son adolescence : « La musique l’a changé, parce que c’était le monde où il pouvait se réfugier ». Il n’y a pas vraiment de mise en scène mais plutôt une mise en espace où chacune des interprètes nous livre sa fragilité. Un spectacle léger et éphémère comme une bulle de savon. Dans Ultra moderne Solitude, la chanson chantée par l’ensemble des comédiennes : « Ça se passe partout dans le monde chaque seconde. Des visages tout d’un coup s’inondent. Un revers de la main efface. Des fois on sait pas bien ce qui se passe. Pourquoi ces rivières. Soudain sur les joues qui coulent. Dans la fourmilière. C’est l’ultra moderne solitude ». Mais c’est l’inverse et à la fin de cette heure, l’émotion est discrète et nous avons envie de parler à notre voisin, de savoir ce qu’il a ressenti. Le théâtre fait rêver parfois et unit les spectateurs en un sentiment de douceur et de tranquillité. Ce soir-là un spectateur fragile au fond de la salle, s’est éclipsé discrètement… Alain Souchon. Le spectacle est complet mais il y a une possibilité de liste d’attente chaque soir. 

Jean Couturier

Jusqu’au 5 mars, Studio-Théâtre de la Comédie-Française, Galerie du Carrousel du Louvre, 99 rue de Rivoli, Paris (Ier)T : 01 44 58 98 54.

Les Présidentes, de Werner Schwab, mise en scène Laurent Fréchuret

 

Les Présidentes de Werner Schwab, traduction de Mike Sens et Michael Bugdahn, mise en scène de Laurent Fréchuret

 Cet auteur et artiste autrichien  est passé comme un éclair noir à la fin du XX ème siècle.  Mort à trente-cinq ans en 1994 d’un auto-empoisonnement à l’alcool, il a secoué le monde des arts avec des œuvres -forcément éphémères- réalisées avec des matériaux organiques en putréfaction et des sculptures à la tronçonneuse. Et il a bousculé le  théâtre contemporain avec des pièces ravageuses et trash. Comment dit-on trash en français ? Ce serait une accumulation d’adjectifs: sale, poisseux, vomitif, scandaleux, brutal et sacrilège, un mot qui  définit bien l’écriture de Werner Schwab, dans cette Autriche catho-scato qu’il hait à la hauteur d’une Elfriede Jelinek et d’un Thomas Bernhardt. Il ne s’agit pas simplement pour lui d’offenser le sacré ni la puissante église catholique mais de l’écrabouiller jusqu’à le faire naître de ses déjections mêmes. Un théâtre de la cruauté scandaleusement drôle…

Présidentes de quoi, d’ailleurs ? Présidentes de tout, présidentes de rien, mères écrasantes, ventres occupés à se remplir et à se vider, dans la constipation ou le «lâchez tout »…  C’est son pays et au-delà toute l’Europe et plus loin encore,que ce dramaturge  emballe dans le papier sulfurisé de son écriture.

 

© x

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Erna, mère tourmentée par un fils incapable de vivre en adulte et perdu dans l’alcool, confite en dévotion et en avarice, amoureuse sans dire le mot du charcutier Wottila (presque le nom du pape Jean-Paul II, lequel parle justement à la télé! Il y a aussi Grete, la nymphomane dont la fille exaspérée a fui jusqu’en Australie. Ces femmes sans homme mais avides d’hommes, à l’égo en détresse et surchauffé, sont engluées dans une sorte de cuisine avec la Petite Marie, l’innocente dont l’odeur de sainteté émane des w.c. qu’elle débouche à mains nues, quand elle n’est pas en train de multiplier les signes de croix. Elles ont le costume de leur misère profonde et de leur manques insondables : pour Erna, la convenable et la terne, une toque de fourrure récupérée à la décharge et nettoyée longuement avec volupté, quand, du moins elle était capable de volupté. Grete avec une accumulation d’accessoires très sexy, breloques dorées, froufrous en simili-panthère, perruque volumineuse. Et Petite Marie, un personnage entre une servante -à mille lieues au-dessous et donc au-dessus de la «technicienne de surface »-  et religieuse, aux cheveux sagement plaqués avec  une barrette.

À elles trois, elles président et prédisent, affirment, se plaignent, radotent et  partent en vrille. Diarrhée verbale et surenchère, jusqu’à la plus extrême violence d’une «majorité silencieuse» qui déborde. Tout le monde ne peut pas dire et jouer cette  purge (la fameuse catharsis selon Aristote). Ici, trois comédiennes à sa dimension: Mireille Herbstmeyer, compagne de route de Jean-Luc Lagarce, Olivier Py…  et dévoreuse de textes contemporains mais avec encore ce qu’il faut d’appétit pour les classiques,.
Flore Lefèbvre des Noëttes, exploratrice du théâtre baroque et du répertoire européen le plus costaud, comédienne de tous les défis et qui a écrit une  trilogie La Mate, Juliette et les années 70  et Le Pater  (voir Le Théâtre du Blog) ou comment faire vent, de la mort entière. Et Laurence Vielle, actrice d’une élasticité virtuose et poétique, justement élue poète nationale dans son pays natal, la Belgique.

«Des monstres, des furies, des suppliantes», dit Laurent Fréchuret. Les actrices sont à la hauteur de ce qu’on peut attendre du théâtre : avec des corps puissants, présents, insolites et insolents qui ne se cachent pas derrière une image filmée, des voix pleines qui respirent large et jouent de la nuance et de l’intonation jusqu’à la surprise, avec un engagement total, intellectuel, sensible, physique dans le jeu. «C’est comme à l’opéra», dit Flore Lefèbvre des Noëttes. Il faut «mâcher le texte», en investir les sons et les hauteurs. Heureusement, les voix peuvent prendre leurs aises dans la haute salle du Onze: il faut de l’air au-dessus de la tête pour que le geste prenne toute son ampleur, les danseurs vous le diront.

Quant au malaise, cela regarde le spectateur. Et voilà pourquoi votre fille (n’) est (pas) muette, aurait dit Molière. Ces  actrices ne reculant jamais devant la force du texte, si violent ou “trash“ soit-il. Et ces Présidentes font peur, font rire, émeuvent, sidèrent. Du théâtre puissant, culotté (c’est le cas de le dire…), mieux que ça : qui vous interroge sans pitié jusqu’au fond du corps. Sans pitié, mais là-dedans, ça fouille quand même du côté de l’amour…

Christine Friedel

 Le  Onze, 11 boulevard Raspail , Avignon,  à 20 h 40, jusqu’au 29 juillet.

Petite Balade aux Enfers, spectacle lyrique avec marionnettes d’après Orphée et Eurydice de Gluck. Mise en scène Valérie Lesort, direction musicale Marine Thoreau La Salle

 DR Stefan Brion

© Stefan Brion

 

Petite Balade aux Enfers, spectacle jeune public avec marionnettes d’après Orphée et Eurydice de Gluck, mise en scène de Valérie Lest, direction musicale de Marien Thoreau

La salle de l’Opéra-Comique, un écrin et un bijou à la fois…. Sur le plateau, un castelet reproduit en abyme le cadre de scène doré, avec draperies, guirlandes de fleurs, nymphes ailées d’allure sportive, remplacées ici par des putti goguenards à l’échelle des marionnettes. Jupiter ou Zeus -foin d’érudition mythologique- abondamment barbu, bu qui s’avance, bu qui s’avance (voir La Belle Hélène, création de ce même Opéra-Comique, diffusée pendant le confinement) vient nous expliquer de quoi il retourne. Porté par des marionnettes insolentes, le drame peut commencer…

On verra donc Orphée (excellente Marie Lenormand) se lamentant d’avoir perdu son Eurydice, puis Amour (piquante Marie-Victoire Collin) lui apporter en consolation le fameux pacte: tu pourras aller rechercher ta belle aux Enfers mais à une condition: ne pas la regarder jusqu’à votre retour sur la terre ferme et bien vivante. Orphée charme les animaux, gentils monstres entre doudous et dessins animés, et il récupère une Eurydice pleine de doutes (Judith Fa), puis la reperd et la retrouve. 

Un spectacle souvent drôle. Même quand parfois la metteuse en scène ne craint pas  de faire trop lourd… Les marionnettes de Sami Adjali, Carole Allemand et Valérie Lesort manipulées par Sami Adjali, Christian Hecq et Florimond Pontier, animées par les visages et les voix des chanteuses, ont  une telle grâce et une telle vitalité!  Tant mieux si le spectacle fait entendre, avec, transposée au piano et grâce à la maîtrise de l’Opéra-Comique, des extraits de l’œuvre de Gluck. Et nous nous laissons gagner par la beauté de voix célestes venues des loges d’avant-scène et de la corbeille. Nous regrettons de n’avoir plus huit ans pour découvrir l’opéra, avec ce mélange de super-guignol et musique pure…

Christine Friedel

Opéra-Comique, place Boieldieu, Paris (II ème). T. : 01 70 23 01 31. Le 17 septembre à 14 h et à 19 h, le 18 à 20 h, le 20 à 10 h et 15 h.

Prochainement:  Le Bourgeois gentilhomme de Molière et Lully.

À voir sur le site de l’Opéra-Comique : L’Opéra-Comique depuis chez vous, diffusion par internet,  en cours de production récente dont l’Inondation, Ercole Amante et un délicieux Fortunio.

 

 

A l’abordage !, texte de Emmanuelle Bayamack-Tam d’après Le Triomphe de l’amour de Marivaux, mise en scène de Clément Poirée.

Crédit photo : Morgane Delfosse

@ Morgane Delfosse

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A l’abordage! texte de Emmanuelle Bayamack-Tam, d’après Le Triomphe de l’amour de Marivaux, mise en scène de Clément Poirée

 Une histoire de quête et de genre par une jeune fille assumée qui peu à peu, se masculinise… Est-elle homme ou bien femme ? Nul ne peut répondre encore à la question, ni elle-même ni les autres. Elle grandit et trouve refuge avec ses parents dans une communauté libertaire qui rassemble des êtres fragiles, inadaptés à notre monde de technologies et réseaux sociaux, entre prairies, forêts et fleurs.

A l’Abordage! soulève les grandes questions planétaires, écologiques et sociétales d’un monde désormais globalisé, en imaginant une manière d’ode libertaire au désir, à la sexualité et à la jeunesse, et tant pis pour les vieux – satire et sarcasmes.  propose la même langue désinvolte, audacieuse et ironique qui célèbre la vie, entre sourire et dérision, à l’intérieur d’un phalanstère de confinement social. L’auteure revisite Le Triomphe de l’amour (1732) de Marivaux. Léonide, princesse de Sparte,  est sans doute amoureuse d’Agis mais veut l’épouser pour des raisons politiques. Elle feint et joue des sentiments pour le philosophe Hermocrate et sa sœur Léontine dont elle se détourne ensuite, sans ménagement.

 Ici, Léontine se prénomme Sasha:  Agis, Ayden: Hermocrate, Kinbote, et Léontine: Théodora, entourés de Carlie, la suivante de Sasha, d’Arlequin et de Dimas, le factotum des lieux au service du gourou Kinbote. L’histoire est formatée selon les repères de notre temps mais à rebours, puisque sont condamnés les i-Phones et célébrés le retour à la terre, le respect de notre planète. « L’amour existe » clôt Arcadie, note Clément Poirée, une promesse libertaire de la révélation au grand jour de tous les désirs à la fin d’A l’abordage!

 Démonstration faite: un amour sincère ne peut l’emporter si le calcul, la maîtrise et la froide intelligence ne viennent à son secours : se dominer pour dominer. Prévoir, anticiper et ne jamais abandonner son but malgré les difficultés. Face à la génération précédente de jeunes gens, celle de Kinbote et de Théodora, Sasha n’a effectivement qu’un seul recours, le mensonge, la parole affabulatrice, l’usage du faux pour mieux tromper, deux figures misérables de solitude, deux fantômes à peine incarnés retirés dans une abstinence moralisatrice. Sasha, que joue avec foi et conviction Louise Grinberg, n’y va pas par quatre chemins… Usant et abusant de ses charmes -petite moustache séductrice face à Théodora- et souplesse féline,  face au jeune Ayden raisonneur mais ouvert à toutes les propositions de Sasha (David Guez)  jeune premier singulier et attachant.  Accompagnée de sa suivante Carlie (magnifique Elsa Guedj) entre comique, travestissement et chansons.  Arlequin (François Chary) répond à souhait à la facétieuse Carlie et rêve d’embrasser tous les êtres à sa convenance.

Le jardinier moralisateur (Joseph Fourez) simule une folie jugulée. Pour le pseudo-sage Kinbote, Bruno Blairet  a imaginé un personnage de solitaire aux allures de bête traquée dans sa propre maison, allant et venant sans répit le long des galeries qui bordent l’enclos paradisiaque. Entre réflexion, paix et sérénité… il a quelque chose  de Michael Lonsdale… Le rôle de Théodora, plus ingrat, est joué avec justesse par Sandy Boizard, mais son costume  l’enlaidit sa silhouette et empêche l’empathie. Mais l’effraction par l’héroïne Sasha de ce monde fermé est un succès, grâce à une énergie inentamable et à l’assurance qu’elle remportera la victoire, faisant sauter une à une les résistances de chacun, libérant des désirs insoupçonnés et tus.

Erwan Creff a conçu une scénographie pertinente, quadri-frontale face à une sorte de grande boîte de paravents en plexiglass… A l’intérieur, l’espace protégé d’un royaume inventé, paradis ou enfer, et autour le monde qui va, suivant des coursives obscures aux échappées secrètes. Le spectacle met en lumière une direction d’acteurs excellente, chacun s’autorisant à vivre pleinement son personnage à la fois original et variable, infiniment humain dans ses projets et sa vision de la vie, quand bien même sa durée, qui joue des aléas des situations et de l’art de la répétition et du ressassement, pourrait être sérieusement écourtée. Un bel hommage à la jeunesse ardente riches de  projets.Rires et sourires malicieux,, chansons d’amour populaire  joie de vivre

 Véronique Hotte

Théâtre de la Tempête, jusqu’au 18 octobre,  Cartoucherie de Vincennes. Métro: Château de Vincennes ( navette gratuite). T. : 01 43 28 36 36.

Un autre point de vue :

Entreprise paradoxale : monter Le Triomphe de l’amour sans le monter. Demander à une autrice d’écrire le sous-texte de ce matériau, ce n’est plus monter un texte, c’est le démonter. Désolée, mais on a affaire ici à un vieux procédé très utile aux comédiens dans l’approche vivante de leurs personnages qu’on appelle  le sous-texte.

Mais les spectateurs, eux, n’en ont pas besoin et il faut leur faire confiance. Au metteur en scène et aux acteurs  de faire le travail. Ceux qui ont vu  Le Tiomphe de l’amour réalisé par  Jean-Claude Penchenat, Denis Podalydès, Michel Raskine, ou Jean Vilar… qu’on ne connaît plus en général que par les photos d’Agnès Varda- savent que la pièce est vivante et n’a pas besoin de traduction. Le théâtre ne se réduit pas au texte et on a vu de belles Léonide-Phocion triompher en garçon et en fille, et séduire le public comme les personnages, en les déstabilisant avec délice…

Cette réécriture ambigüe rend paradoxalement hommage à l’auteur paraphrasé, en hissant son œuvre au rang de mythe, mais en le rangeant dans le placard aux vieilleries. Mais après tout, Marivaux n’a que ce qu’il mérite… Il est aussi l’auteur d’une Iliade travestie, drôle… mais quand on connait L’Iliade. Dernier détail, comme dirait Colombo. Si l’on tape Le Triomphe de l’amour sur internet, la première occurrence est : « telenovella en 172 épisodes ».

Christine Friedel

 

 

 

 

 

 

 

Bananas (and kings), texte et mis en scène de Julie Timmerman

photo Pascal Gély

© Pascal Gély

 

Bananas (and kings)  texte et mis en scène de Julie Timmerman

Une affaire menée comme une guerre, ou comment la United Fruit Company a dévoré l’Amérique centrale pays par pays et y a installé ses plantations de bananes. Populations massacrées ou réduites à un esclavage qui ne dit pas son nom, terres empoisonnées par les pesticides… Les joies de la monoculture: quand une banane tombe malade, dix-mille hectares d’autres tombent avec elle, donc il faut traiter… Longue guerre civile fabriquée de toutes pièces au Guatemala, en commençant par l’éviction brutale de son président élu Jacobo Arbenz. Avec les activités de l’United Fruit Company,  est parfaitement démontrée la nocivité d’un capitalisme sans limites, servi par une propagande qui fait du coup d’Etat dans un pays souverain, un acte de sauvetage de son peuple. Un cas géopolitique exemplaire, mais malheureusement pas unique…

Cette histoire, Julie Timmerman l’évoquait déjà en 2016 dans Un Démocrate, un spectacle toujours joué en tournée avec succès (voir Le Théâtre du Blog). Il s’agit des méthodes théorisées et expérimentées par Edward Bernays pour berner -jeu de mot irrésistible- l’opinion, au profit des grandes sociétés Etats-Uniennes (on ne dira pas américaines, l’Amérique ne se réduisant pas à la puissance dominante). La société Philipp Morris, avec l’aide de Bernays, a vendu la cigarette aux femmes, comme drapeau de leur liberté. Et Un Démocrate éclaire puissamment le processus d’instrumentalisation de la démocratie avec ce concentré de capitalisme.

Dans Bananas (and kings) Julie Timmerman regarde à la loupe l’annexion des terres et l’anéantissement de la démocratie par la United Fruit Company. On peut prendre l’affaire dans les deux sens: commencer par la publicité développée par Bernays à une échelle inimaginable jusque là, induisant une production de masse. Ou commencer par la production de masse qu’il faut écouler aussi en masse. Mangez des bananes ! Commode, nutritif et plein de vertus. Produisons des bananes mais au lieu de rapporter trois sous aux autochtones, cela nous rapportera des fortunes. Mais pour cette conquête, il faut un héros, Minor Keith et à celui-ci,  un adversaire, Sam Zemurray, roi de la banane, un autre méchant même sous un aspect plus bonhomme. L’épopée a besoin d’un grand vaincu: ce sera le président Jacobo Arbenz, comme Hector à Troie… Il aura perdu mais gagné les cœurs. Le surnaturel, enfin, sera représenté par l’esprit Maya, surgi de la terre au delà de l’anéantissement, dansant, chantant dans le corps d’une Indienne qui est peut-être bien un fantôme.

Une histoire vraie que Julie Timmerman théâtralise au maximum, avec les moyens dérisoires et magiques du théâtre: des voiles de plastique noir pour une tempête dans une vague énorme de musique hollywoodienne et un alignement de caisses pour le bureau du grand directeur. Les bananes –vraies ou en plastique- volent sur scène et dans la salle, tandis que leur cours monte et descend. L’épopée cavale, mêlant récit, adresses au public, scènes jouées et ce qu’on peut appeler une  «information incarnée», l’explication du mécanisme étant confiée à un personnage. Mais là, cela marche moins bien : l’information, prioritaire, vide le dit personnage de son caractère.

L’autrice metteuse-en-scène mais aussi interprète a choisi de faire jouer quelques acteurs seulement comme dans Un Démocrate, en s’associant avec Benjamin Laurent pour la musique. Elle-même joue avec Anne Cressent, Mathieu Desfemmes et Jean-Baptiste Verquin, un grand nombre de personnages et Bananas (and kings) participe de différentes approches théâtrales: récit, drame, farce, rituels mayas mais un tel patchwork complique le jeu. La pièce, très bien documentée, engagée, sincère -c’est assez rare- nous donnerait envie d’être enthousiaste et que le spectacle nous emporte complètement, cœur et intellect. Cela arrive mais seulement de temps à autre, faute d’une direction d’acteurs plus claire dans chacun des styles de théâtre proposés. Mais nous avons été assez secoués pour ne plus avoir envie de manger des bananes. Il faudra aussi regarder avec méfiance les noix de cajou pour lesquelles on déboise le Cambodge, l’huile de palme, les avocats et autres productions lointaines… United Fruit Companny a disparu puis réapparu sous le nom de Chiquita Brands, une société qui se présente comme “verte. Alors, mieux vaut bien lire les étiquettes, quand on veut être un consommateur éthique !

Christine Friedel

Théâtre de la Reine Blanche, 2 bis Passage Ruelle, Paris (XVIII ème) jusque 31 octobre. T. :  01 40 05 06 96

A lire: Un Démocrate de Julie Timmerman (C&F édition, Caen juin 2020). Avec le texte de la pièce et un riche dossier Edward Bernays, petit prince de la propagande, De la conquête des idées de Mathis Buis, Manipulations et ripostes photographiques de Karine Chambefort-Kay, Typopaganda de Nicolas Taffin sur l’importance idéologique de la typographie et De l’art d’influencer l’opinion, images d’une manipulation invisible de Florence Jamet-Pinkiewicz.

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