Festival international de théâtre d’Orel.
Ce festival, dont le jury était présidé par la critique de théâtre Irina Miagkova, existe depuis six ans. Très bien organisé par Alexandre Mikhaïlov, directeur du théâtre Svobodnoe Prostranstvo (L’Espace libre), il a pour thème Loudi (Les Gens) et comporte surtout des solos. On a ainsi pu voir une vingtaine de spectacles, mais visiter aussi l’une des villes les plus charmantes de la province russe. Qui ne connaît pas la province russe, ne connaît pas la Russie…
Ici, on entre dans un tout autre univers que celui de Moscou et de Saint-Pétersbourg, vitrines souvent trompeuses d’une société qui mérite mieux que les lieux communs de la russophobie à la mode. Orel, 350.000 habitants, et à trois cent soixante kilomètres au sud-ouest de la capitale, au confluent de l’Oka et de l’Orlik, a vu naître une dizaine d’écrivains… dont Nicolas Leskov, Ivan Bounine, Mikhaïl Bakhtine, Léonide Andreev et Ivan Tourgueniev qui y ont chacun leur musée. Ce festival annuel est un événement pour la population, et joue un rôle de ferment culturel, en relation avec un héritage littéraire prestigieux.
Grâce à l’humanité de son directeur, c’est un facteur d’échange et de fraternité. Il existe en russe un mot qui désigne bien ce sentiment d’appartenir à une communauté locale, à une patrie charnelle plus vivante, plus concrète, plus tangible que les grands idéaux abstraits modelés par l’histoire, c’est « sobornost », à connotation religieuse. En Russie, on va en effet un peu au théâtre comme à la messe, pour partager une même foi dans une réalité qui échappe aux vicissitudes de la vie quotidienne et de la politique, aux pesanteurs économiques et sociales.
Et nous avons ressenti cette proximité entre l’esthétique théâtrale et la liturgie orthodoxe, en assistant, après notre retour à Moscou, à l’office de Pâques. Il faut entrer dans une église de quartier, donc peu fréquentée par les touristes, mais par les petites gens, les babouchkas et les familles, pour comprendre comme l’a écrit le père Florenski, que la synthèse des arts prônée par les artistes d’avant-garde, se réalise chaque fois que « les gens » se rassemblent pour rendre accessible aux sens, le mystère de l’Incarnation et de la Résurrection.
Le festival est aussi pour les théâtres d’Orel, un moyen de s’ouvrir à l’International et, outre les créations locales, on a pu voir des spectacles venus de Saint-Petersbourg, de Kharkov (Ukraine), de Berlin, de Grodno (Biélorussie) et du Luxembourg. Avec une programmation répartie entre les deux scènes du théâtre Svobodnoe Prostranstvo, celle du Théâtre Style russe, et la salle de concert de l’Institut de la culture.
Alexandre Mikhaïlov, directeur et fondateur du festival, a créé, d’après une pièce qu’il a lui-même traduite de l’anglais, Kostoumier (L’Habilleur) de Ronald Harwood, spectacle assez traditionnel, mais de bonne facture, qui vaut surtout pour le jeu des acteurs, et qui a reçu le prix de la meilleure mise en scène. En France, on assiste souvent à une banalisation de l’acte théâtral qui obéit en Russie, à un rituel immuable lui conférant une certaine solennité, et le public quitte alors le quotidien pour entrer dans la sphère de l’art. A Moscou, il existe des lieux alternatifs qui rompent avec ce lustre mais, en province, on respecte les formes et le confort bourgeois des salles à l’italienne…
Le théâtre russe, aujourd’hui encore, porte les traces de la tradition soviétique. Avec des acteurs formés selon la méthode Stanislavski. Et, bien qu’il y ait aussi, dans les écoles d’art dramatique, des cours de mise en scène, l’accent reste mis sur le travail du comédien plutôt que sur une réalisation originale d’une œuvre. Et, nombre de créations ont emporté l’adhésion du public de ce festival, grâce à l’engagement et au métier des acteurs formés à la fameuse école russe .
A cela, s’ajoutent un perfectionnisme et un professionnalisme qui peuvent avoir des côtés négatifs, quand le métier prend le pas sur l’invention et favorise la routine. A part les « théâtres d’entreprise » qui fleurissent surtout à Moscou, les Russes restent cependant fidèles au théâtre de répertoire, avec des troupes permanentes . qui ont un esprit de corps et leur offrent la chaleur d’un foyer à ses comédiens.. chichement rétribués. Dans les festivals, ce sont des jurys de critiques professionnels qui attribuent les prix et chaque spectacle donne lieu à une «obsoujdiénié», discussion entre les créateurs et le jury qui l’apprécie en fonction de critères artistiques bien établis. Exercice parfois contesté, il reste très demandé par les acteurs eux-mêmes ; loin d’être un jugement sans appel, il est en effet destiné à apporter un regard critique sur un travail théâtral, par essence toujours perfectible.
Le directeur du festival a, cette année, a créé en plus un jury de jeunes qui a participé à cette « obsoujdiénié » et qui donnait aussi des prix. Et nombre de séminaires ont été très suivis, à la fois par les étudiants et par le public. Guennadi Diomine, un critique de Moscou, en a donné deux sur La primauté du son dans le texte littéraire.
Le jury des professionnels a attribué à l’unanimité son grand Prix au spectacle du Théâtre de marionnettes de Grodno, La Dame de pique, mystification mystique sur les motifs du récit de Pouchkine, mise en scène par O. Jogjald, dans une scénographie de M. Stachoulionok. C’est une fantaisie délicieuse, axée sur un duel entre Tchaïkovski et Pouchkine qui opposent leurs conceptions sur cette Dame de pique. Fondée sur une ingénieuse combinaison entre marionnettes et acteurs, cette transposition originale du chef-d’œuvre, a séduit le jury et le public par sa liberté et sa justesse. Il y a ainsi des moments où s’établit, entre scène et salle, une complicité qui correspond à notre désir de ce qu’on pourrait appeler, faute de mieux, « la vérité artistique ».
Les critères de goût et de jugement, variables, ne sauraient être codifiés, mais il existe un sentiment d’évidence qui crée parfois le consensus dans la réception d’une œuvre. Et, au festival d’Orel, nous avons eu plusieurs fois l’occasion d’éprouver cette unanimité. Tout d’abord, avec Les Adieux, un solo d’après les lettres de Joukovski qui relate la mort de Pouchkine, dans un scénario de V. Recepter. Le spectale était mis en scène et scénographié par A. Andreev. Et l’un des grands acteurs russes d’aujourd’hui, Serge Barkovski n’a pas interprété Joukovski, mais était Joukovski; il a reçu le prix du meilleur acteur masculin. Et nous avons tous reçu, de plein fouet, le frisson de douleur et de révolte qui passe dans ces lettres.
Deux autres solos : Le Toast et Le Monocle ont recueilli une adhésion quasi générale. Le premier, une création du Théâtre de Staroskolski pour les enfants et la jeunesse, d’après Le Barman Adgour, un récit de Fazil Iskander, a été mis en scène et remarquablement joué par Serge Lysenko.
On pouvait craindre que ce texte d’un écrivain parmi les plus populaires de l’Union soviétique, pour la gouaille et l’humour de ses parodies du système, n’apparaisse quelque peu daté. Cette confession d’un bandit d’honneur caucasien, condottiere moderne, fait référence en effet à une époque déjà ancienne, celle des règlements de compte entre criminels mais les mœurs ont si peu changé qu’elle a été perçue comme toujours très actuelle…
Quant au Monocle, un portrait de Sylvia Von Harden, écrit et réalisé par Stéphane Ghislain Roussel, il était joué en allemand par Luc Schilz mais seulement deux fois, comme les autres spectacles. Il a obtenu un grand succès auprès du jury de jeunes qui lui a donné son prix du meilleur rôle masculin. Très apprécié et primé aussi par le jury des professionnels qui lui a donné le prix de la meilleure petite forme, le spectacle rappelait le remarquable Tout près de l’horizon que Wladyslaw Znorko avait créé avec des comédiens russes qui s’était heurté aux habitudes acquises à la fois par le public et les gens de théâtre…
Le succès de ce Monocle s’explique par le besoin de rupture avec les fondements psychologiques et réalistes d’une tradition issue du XIXème siècle. La pièce, fort bien écrite par Stéphane Gislan Roussel, s’inspire du portrait de la journaliste Sylvia Von Harden par Otto Dix, en 1926. L’auteur peint ici un personnage hors normes mais brosse aussi un tableau de l’Allemagne à la veille de la catastrophe… Luc Schiltz a parfaitement incarné, dans un beau travail de composition, la nature androgyne de Sylvia Von Harden, mais surtout son désespoir existentiel qu’elle ressentait dans son rapport au monde, à l’époque de la grande dépression. Notre univers contemporain génère aussi sans doute chez les jeunes une angoisse diffuse fort proche de ce « malaise dans la civilisation », jadis analysé par Freud et perceptible ici dans le jeu et la réalisation scénique de Luc Schiltz.
En revanche, la création de Oh ! Les Beaux Jours par la grande actrice Biroute Mar, mise en scène par le Lituanien Antonas Kousniskas, a été décevante! Programmé dans la grande salle, elle devait clôturer triomphalement le festival mais le rapport scène/salle a déstabilisé l’actrice qui s’est fourvoyée dans des affèteries qui ont dénaturé le texte de Beckett. Le Bonheur caché de l’auteur ukrainien Ivano Franko, a été présenté par le Lituanien Linas Marious Zaïkaouskas, qui a fait carrière en Russie depuis de longues années. Il a choisi de faire, de ce mélodrame paysan, une tragédie antique, quitte à en transformer le dénouement mais ses intentions de mise en scène étaient loin d’être évidentes et, seul, le jeu remarquable des acteurs a pu sauver cette création! Malgré cela, ce spectacle a obtenu le prix de la meilleure grande forme…
Parmi les spectacles qui ont suscité des réactions contradictoires : Les Leçons de l’Abbesse, un poème en vers d’Elena Schwartz, mis en scène par Youri Tomachevski, et interprété par Anna Nekrassova. Nous avons été séduits par sa diction et son jeu, malgré une pantomime sophistiquée, et la poésie fantastico-érotique de l’écrivaine nous a plongés dans l’atmosphère du Siècle d’argent dont elle a réussi à prolonger jusqu’à nos jours l’esthétisme décadent. On songeait souvent au Cabaret du Chien errant, où se réunissait la fine fleur de la bohème de Saint-Pétersbourgeoise qui venait assister aux tournées du Théâtre poétique de Paul Fort…
C’est aussi une fonction du théâtre de nous faire voyager dans le temps, avec des correspondances entre les époques et les lieux…
Gérard Conio
Festival d’Orel du 1er au 7 avril.