Les broderies de Dominique Orozco
La broderie, c’est à dire coudre avec un art d’orfèvre sur un tissu à plat, des fils, perles, paillettes, est un art venu du fond des temps: la broderie chinoise remonte à plus de 5. 000 ans et il y a, à peine un siècle, le linge personnel et de maison (draps, etc.) était dans les familles bourgeoises européennes, un instrument d’identification, quand il était envoyé aux blanchisseries. Mais elle ornait aussi les robes de haute couture. Et dans les religions catholique et orthodoxe: les chasubles, étoles, mitres, pavillons de ciboire, etc. Et plus récemment, sur les costumes d’opéra et aussi parfois de théâtre.

©x
Dominique Orozco a travaillé de 74 à 2017 soit quarante-trois ans ! à l’atelier couture du Théâtre National de Chaillot dirigé par Josette Quin. Un service exceptionnel mais au sous-sol! où ont été réalisés les costumes de Yannis Kokkos pour les mises en scène d’Antoine Vitez et ensuite ceux de Michel Dussarat pour Jérôme Savary. C’est grâce aussi à toutes ces couturières et à leurs camarades techniciens qu’ont pu naître ces remarquables spectacles comme Hamlet, Electre, Le Soulier de satin… pour le premier, et ensuite, pour le second : Cyrano de Bergerac, Mère Courage, Le Bourgeois Gentilhomme… Et Dominique Orozco broda le costume du Comte Almaviva que jouait Didier Sandre dans Le Mariage de Figaro, mise en scène de Jean-Pierre Vincent.
En 2007 pour Un Chapeau de paille d’Italie d’Eugène Labiche, réalisé par Jean-Baptiste Sastre, Christian Gasc, ce grand costumier mort il y a trois ans, demanda à Dominique Orozco de broder un petit sac à main en organsa de soie. Une véritable œuvre d’art. Ce service couture a aussi rendu de grands services à l’École du Théâtre National de Chaillot; ainsi les apprentis-comédiens dirigés par Andrzej Severyn ont pu jouer Peines d’amour perdues de William Shakespeare dans de magnifiques costumes, conçus entre autres, par Yannis Kokhos pour de nombreuses pièces…

© Dominique Orozco
Dominique Orozco a été inspirée par les feuilles de gingko, le premier arbre, dit-on, à repousser après le bombardement atomique d’Hiroshima. Appelé aussi arbre aux mille écus avec des individus mâles à cônes de pollen et des femelles à longs pédoncules portant à leur extrémité un ovule, nu et sans pétales. Antoine Gouan (1733-1821) en planta un au Jardin des plantes de Montpellier en 1788 et sept ans plus tard, on en mit une bouture au Jardin des plantes à Paris. Et ils sont encore bien vivants! Le ginkgo biloba a séduit Goethe à Weimar « La feuille de cet arbre, qui, de l’Orient,/ Est confiée à mon jardin,/Offre un sens caché/ Qui charme l’initié. » Et devenu l’arbre-fétiche de cette ville, il a aussi passionné les peintres de l’Art nouveau. Bref, il est entré dans l’histoire de l’art occidental.

© D. Orozco Harmonie (2023) 22 cms x 32cms
Dominique Orozco apprit la broderie d’art grâce à neuf stages dans la très renommée maison Lesage de 2006 à 2016 avec des ouvrières d’exception. Ce très exigeant et long travail qui existe en France depuis des siècles est réalisé au crochet de Lunéville qui permet d’insérer perles et paillettes sur les tissus et autres matériaux comme de la vessie de porc, des peaux de serpent..
Elle passait souvent devant le musée Guimet, proche de Chaillot où il y a dans le jardin des ginkgos, arbres sacrés en Asie où les moines bouddhistes chinois et japonais les soignent depuis des siècles. Le plus ancien connu a 1.400 ans ! Emile Guimet, fondateur de ce musée, en aurait planté un dans le jardin et leurs feuilles vert cru, passent au jaune vif à l’automne.
Admirative, Dominique Orozco en a récupérées d’une branche qui était tombée sur le trottoir. Il y a plusieurs type de feuilles aux lobes séparés, triangulaires, en éventail. Autant d’éléments pour motifs de broderie. Et elle fera ses premières créations en 2019,en mettant parfois un très légère couche de peinture pour tissu, ce qui stabilise les couleurs végétales fragiles, allant du vert au jaune voire au marron. Puis, elle brode sur ces feuilles et autour sur les tissus de soie, tulle, coton… avec des chenilles de soie, des perles et tubes de verre, voire de paillettes anciennes. Elle expose ici une vingtaine d’œuvres, remarquablement encadrées, qui témoignent d’une sensibilité exceptionnelle et d’un travail, humble mais d’une extrême précision, fondé sur un savoir-faire retransmis par des ouvrières spécialisées et auquel Dominique Orozco, qui maintenant enseigne aussi la broderie, reste très attachée.

©x (2021) 10 cms x 90 cms)
Pourquoi est-on fasciné par ces œuvres… Sans doute grâce à l’union entre végétal d’une extrême fragilité et matériau minéral indestructible, entre techniques du passé et travail au présent, pas si fréquent en art contemporain… Il y a, semble-t-il, une recherche d’identité, comme celle qu’a menée Annette Messager avec un intérêt pour le tissu, le tricot (Mon guide du tricot 1973-2011) et… la broderie, notamment dans Ma Collection de proverbes (1974). Ici, pas de critique de la condition féminine mais chez Dominique Orozco, un langage plastique avec, comme chez Annette Messager, l’utilisation de matériaux sans valeur et du quotidien: des feuilles « mortes » auxquelles cette artiste redonne une vie splendide…
Il y a ici, comme une lutte personnelle pour arrêter le temps. « Le seul véritable voyage, le seul bain de jouvence, écrivait Marcel Proust, dans A la recherche du temps perdu, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux ». Dominique Orozco nous offre cette riche possibilité. Ce serait bien qu’un Centre d’art contemporain, achète une de ces œuvres, à l’opposé de celles académiques, laborieusement conçues à partir de l’art conceptuel: cela changerait…
Philippe du Vignal
Jusqu’au 17 novembre, Espace F 360 5 rue Mignon, Paris (VI ème), de 11 h à 19 h.