Ce que l’âge apporte à la danse, conception et mise en scène de Cécile Proust, montage, images, lumières et sons de Jacques Hoepffner, captation de Claudie Cavallari
C’est à la fois, un spectacle et un film articulant entretiens, moments de danse, images d’archives, contrepoints entre mouvements sur scène et projections sur écran. Une logique se dessine dans ce titre, à la fois question et affirmation. Le mot: « apporte » dit tout et l’âge n’est pas assimilé à la vieillesse, comme attente, fatigue, usure, décomposition, empêchement physique… Il « apporte », sans subir la loi de l’entropie, la dégradation des forces. »Qui a bu aux sources de la vie ? » demandait Antonin Artaud.
©x Elsa Wolliaston
La danse contemporaine survient après des millénaires dont elle garde le souffle dans les gestes de Kasuo Ono, Elsa Wolliaston qui ont dansé ou dansent après soixante-dix ans, comme Françoise Dupuy, Elisabeth Schwartz… L’âge, immédiatement positif, pressent le monde des sources et cela le met en route, attiré par les ondes et l’inconnu. On ne danse pas immédiatement mais on plonge en soi-même, entre fatigues et usures. L’âge frôle la faiblesse mais aussi les mécanismes qui aident à supporter la vie, trop grande parfois.
Comme dans les autres arts, la danse, pour commencer et pour être, doit éliminer stéréotypes et gestes établis. Depuis longtemps, elle se livre une course de vitesse… et de lenteur, entre l’ancien et l’immémorial. L’âge fissure les fondations de l’être et l’ancien, disait Emile Zola, fait passer le malheur de l’hérédité. Son ami Paul Cézanne, lui, à propos de la naissance des couleurs, parle d’un effondrement géologique. « Horribles travailleurs » disait Arthur Rimbaud, en évoquant la main à la plume, et la main à la terre.
© x Isadora Duncan dessins de Jules Grandjouan
D’où vient le sol en danse contemporaine? Isadora Duncan le touche à peine. Ses rebonds, son allant, ses allers et retours, jetés de bras en avant, ronds de jambes se coordonnent mais avec de légers décalages et prennent de vitesse l’attraction terrestre. Le sol supporte moins le corps, qu’il ne le relance. Le corps « tient» en lui-même grâce à cette coordination artistique. Le sol pèse moins.
L’âge est tactile: il y a ici beaucoup d’ondulations de mains. Il soupèse et trie les forces non encore vécues. Il travaille sous lui-même et convertit le potentiel en énergie. Dans la vie quotidienne chez Françoise Dupuy qui nous a quitté il y a deux ans, le présent s’effondre et se distribuent l’avant et l’après. Le déséquilibre est la forme de sa danse et quelque chose de secret approche: une nouvelle conception de la mort, celle qui ne finit pas, entre autres, comme chez Kazuo Ono, Elsa Wolliaston…
Comme cette jeune femme à l’écran: elle-même autrefois filmée au Japon, Cécile Proust danse. Les âges se répondent à travers le temps, avec parfois des gestes en résonance: bras en rotation ou levés en anse au-dessus de la tête, ondulations. Deux chaises vides côté cour. C’est tout: on n’est plus tout fait dans l’espace, mais dans le temps… En contrepoint, des figures de bras à l’écran: Jean Babilée devient ici un personnage qui se relie à la performance scénique d’Elisabeth Schwartz. Et ils vont évoluer en duo.
©x Cécile Proust
«Là où tout a commencé » dit Cécile Proust, évoquant son séjour à l’école de danse d’Yashiho Inoué au Japon et grâce au style kyomai: un creuset pour elle… Qu’apporte l’âge, à la danse? Des espaces-temps qui révèlent à partir d’une modulation de l’invisible, un style. Mais la pensée peut aussi être attentive à la vie d’avant la vie, celle qui précède toute naissance des corps.
L’âge vient du plus lointain, avant toute mémoire et se rassemble dans l’intimité que creuse le dehors. A-t-il à voir avec l’enfantement? A l’école d’Yashiho Inoué, uniquement des femmes qui font, de la maturation, une règle de danse. Isadora Duncan restait des heures devant les tableaux de Botticelli qui peint des jeunes femmes au ventre arrondi et comme légèrement en suspension.
Cécile Proust, elle, alterne avec lenteur, rectitude et plis des bras à angle droit, à hauteur des yeux, la tête inclinée ou relevée. La concentration s’accroit: la pensée de la danse en train de se faire, suppose une dépense. Et la méditation est une puissance qui s’inclut dans le mouvement même, avec lui et en lui, à une vitesse légèrement différente. Cela se répète et fait partie du rythme secret de la danse.
©x Mary Wigman
Le regard de Cécile Proust, visage incliné et de profil, s’oriente vers un point extérieur. On pense à Adieu et merci de Mary Wigman fixant aussi ce même point. Qu’est-il? Le « corps d’aujourd’hui » d’Elisabeth Schwartz le contient aussi, vibrant en suspension devant le savoir-faire.
Celui du matin, quand nous nous levons avec nos habitudes, le non encore vécu, si proche de nous, nous offrant une part d’un lointain à expérimenter.
Cécile Proust lève les bras au-dessus de sa tête, les croise et à la fin, tout son corps ondule. Une merveille sur l’écran: un gros plan de main s’appuyant et se recourbant sur un sol invisible. Cette main gris clair rayonne de rides, veines et os. Odile Azagury, assise est là sereine; le visage marqué.
Elle affirme que l’exploration du corps par le corps sur des années, provoque un détachement du souci de la prouesse. Et elle nous offre, comme un secret, une belle idée : le geste résonne avec le proche dehors et se double en écho: lequel efface le miroir qui rabat le mouvement, le tourne contre lui-même (haine de soi). Il vibre et empêche de se regarder danser. Il participe de « l’aujourd’hui » toujours à venir.
©x Odile Azagury
Selon Odile Azagury, la diminution de la performance technique libère le geste. L’âge prend le relais de la vieillesse, quand faiblissent les possibilités physiques. Il enveloppe le pressentiment du « geste essentiel » et développe le geste pur. De ce qu’on ne peut plus faire, nait une nouvelle qualité. Pour accomplir ce «geste essentiel», il faut atteindre ce point où la vieillesse devient « âge ». « Je ne suis pas assez vieille », dit-elle malicieusement.
Cécile Proust et Elisabeth Schwartz s’assoient. La première, en longue robe rouge, bras nus, parle de la «danse libre » d’Isadora Duncan qu’elle interprète. Elle suspend un instant son propos et on la voit de profil, fixer aussi un point extérieur. Une émotion fugitive passe sur son visage. La danseuse tire une ligne entre le dehors et son intimité. Puis elle se lève, danse sur un moment musical de Franz Schubert. Doux rebonds et mouvements circulaires ponctuent la forme. La fluidité est première, variable mais constante et sous-tend les nuances successives.
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L’intimité se suspend, comme des notes de musique sur une portée. Travailler consiste à se mettre à un niveau. Dès lors, la simplicité se situe à un certain niveau de l’être et simplicité diffuse ses ondes.
Entrain sans pause, ce qui suppose une certaine immobilité oscillante préalable. Une suspension plus intime que toute vie intérieure et qui opère ce délestage, ce changement de niveau. Elisabeth Schwartz danse Moment Musical d’Isadora Duncan: l’air se propage dans les bras et les jambes: ces plissements portent, et emportent les nuances. On dirait que la continuité du mouvement se nourrit d’elle-même. En fait, cette rivière qui danse, bifurque sur deux diagonales.
La relance s’opère en boucle : le mouvement avant se recourbe vers son point de départ et mystérieusement, s’effectue par l’arrière du corps. René Char fit de ces allers et retours d’avant en arrière, d’arrière en avant, une figure d’existence. «Retour amont.» disait-il. «Revers des sources : pays d’amont ; pays sans biens, hôte pelé, je roule ma chance vers vous. » Et «Notre figure terrestre n’est que le second tiers d’une poursuite continue, un point, amont. »
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Rebonds, ouvertures et repliements des bras, ronds de jambe vont se coordonner quasi simultanément. Selon Elisabeth Schwartz, les émotions sont premières et soufflent les expressions. Elles diffusent un flux libre et variant sans cesse. « L’espace n’est pas premier, c’est l’énergie et le temps. Une multitude d’oscillations peuplent le corps ». Comment éviter la dispersion? Elle parle d’un « centre moteur » comme le plexus solaire qui rassemble et distribue les énergies, les flux, « même dans la courbe d’un regard. » Et elle a une belle idée: « le corps d’aujourd’hui ». L’âge me donne une liberté de penser; dit-elle aussi, danse libre/libre pensée. »Que peut faire mon corps aujourd’hui ? »
L’aujourd’hui, comme point vierge extérieur, s’ajoute aux gestes connus. Avant de danser Moment musical, elle le regarde et la proximité traverse tout le spectacle. « L’âge me met rapidement dans un état sensible, composé de strates de sensations. Je m’y abreuve. » disait Antonin Artaud, qui a bu aux sources de la vie ? »
Chaque matin, nous nous levons avec nos habitudes et va s’ajouter alors un instant non encore vécu. C’est « l’aujourd’hui » d’Elisabeth Schwartz. « Le temps ne cesse de se contracter en avant et après : passé et futur se nouent autour d’un présent vide. Tout danseur se dédouble et médite sa chorégraphie. Plotin (III ème siècle après J.C.). fut un des premiers philosophes à associer contemplation et action.
©x Anna Halprin
Cécile Proust, Elsa, Wolliaston, Ann Halprin et Kazuo Ono méditent à l’intérieur. Elisabeth Schwartz, elle, danse sur des flux, tout en méditant à toute vitesse. L’âge découvre une réserve d’être qui attend depuis des millénaires. La danse, bien nommée «contemporaine » est une pionnière de la vie.
Cette réserve d’être ne concerne pas les seuls artistes mais l’humanité toute entière, comme le montre la danse contemporaine. Toujours, la vie est expérience, événement et cela suppose de nouvelles manières d’exister. Cécile Proust demande à Elisabeth Schwartz: « Peux-tu nous parler des enjeux de cette danse? Les danseuses sont assises mais pas immobiles: étirements des bras, inclinaisons du visage, regards en biais, sourires ponctuant la parole…
Et, là encore, elle médite en vocalisant, plongeant en soi-même pour atteindre le niveau des flux. Elle évoque cette question du flux qui articule aussi son propos: »Cette danse exprime librement des émotions. Ondulations, courbes, torsions, oscillations tissent des solos. Isadora Duncan s’inspire de la mer: » Dans les solos, je ne me réfère qu’à moi-même. Mais, en me percevant dans une situation temporelle. La condition du « moi », c’est le temps. »
©x Rudlof Laban et ses interprètes
Le danseur, chorégraphe et pédagogue hongrois Rudolf Laban parlait de « temple fluctuant », désignant ainsi la consistance qui enveloppe les flux. Le temple, lieu de construction, rassemble, coordonne ces flux initialement dispersés et les aligne. La liberté de la danse libre n’est pas donnée et implique leur composition mais aussi les relations de vitesse et lenteur. Le plexus solaire, « centre moteur », regroupe la dispersion. « Dès lors, dit-elle, se pose la question: que peut faire mon corps aujourd’hui ? »
« En 2008, dit Cécile Proust, je rencontre Ann Halprin à San Francisco et découvre son travail « non-spectaculaire. » Sur l’écran, en fond de scène, nous voyons une danse d’elle sur une musique signée Meredith Monk. A travers les images, on perçoit les relations entre danse et couleur. Ann Halprin, en pantalon gris clair, tee-shirt blanc parsemé de cercles gris, évolue à proximité d’un mur de taches mauves, bleues, orangées. Le gris et le blanc de son costume tendent à scintiller. Les taches colorées du mur, le jaune du sol diffusent un paysage ambiant, accentuent les attitudes et modulent les gestes.
Ann Halprin, debout et comme adhérant de profil au mur, se désaxe, les genoux dedans, et fait le dos rond. Couleurs et mouvements se travaillent. On la voit toujours de profil, pliant les genoux, penchant la tête, s’abaissant au creux du bassin. Et, ici dans ce film, le ralenti condense les forces intérieures.
Couleurs au mur et légères déformations du corps font contrepoint. La couleur sculpte, déforme aussi un peu. L’âge découvre une réserve d’être, un sous-sol qui attend depuis des millénaires: cela ne concerne pas les seuls artistes, mais l’humanité tout entière. La danse contemporaine pose toujours la question. La vie est expérience, événement et cela suppose de nouvelles manières d’existence. C’est « l’aujourd’hui » ».
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On danse sur la frontière entre vie et mort, entre homme et femme. La mort n’est pas une fin, mais un espace, et pour le traverser, il faut se maquiller. Kazuo Ono (1906-2010) danse en regard d’une morte: la Argentina, et il va là où vivants et morts se croisent…Une fleur dans les cheveux, il oscille, mi-homme, mi-femme. Il frôle sans cesse une catastrophe et évolue à petits pas, se décomposant et se recomposant en un temps à peine perceptible…
Pour élaborer une apparition, Kazuo Ono se blanchit le visage, s’arrondit au crayon noir les sourcils, met sur ses lèvres un rouge intense et une goutte d’incarnat à la commissure des yeux. Ce visage-paysage a été filmé au plus près comme un relief. « Ceci est le maquillage des morts », dit Kazuo Ono, ils nous donnent des bienfaits ».
Les morts affectent les vivants. Son corps en bégaie: un discret, lent et continu tremblement mais il le tient à distance et assure ses déplacements. Le chorégraphe Dominique Boivin parle «d’abandon, de lâcher prise».
Kazuo Ono danse toujours la tête penchée, une manière à lui d’esquiver ce vertige. Il pose la question: comment tenir debout, sans une ligne verticale qui, invisible, traverse le corps de bas en haut. Visible, elle renvoie à l’attraction terrestre. Le danseur invente ici avec ce maquillage, une nouvelle relation entre le visuel et le geste. La station debout doit «prendre » à chaque pas, décentrée. D’imperceptibles reprises d’équilibre ponctuent sa danse. Et son maquillage le soutient dans ses tremblements à peine visibles.
La peinture a mis très longtemps à donner une image de la chair. Mais cela ne suffit pas: les ondes des vivants et celles des morts composent un plan qui assure la motricité. Un tableau tient dans ses rapports de couleurs mais la danse de Kazuo Ono, tient, elle, grâce aux gestes qui voltigent en lui au ralenti. Avec Elsa Wolliaston, une étrange et lente méditation s’unit à la transe qu’elle contrôle: ses mains ne tremblent pas mais sont secouées. «La main à plume vaut la main à charrue, disait Arthur Rimbaud.Jamais, je n’aurai ma main.»
Elsa Wolliaston est une magnifique et « horrible » travailleuse! «Qu’il crève dans ses bondissements par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres horribles travailleurs; ils continueront par les horizons où l’autre s’est affaissé. » écrivait aussi cet immense poète.
Qu’apportent les morts à la danse et qu’apporte-t-elle aux disparus? Elsa Wolliaston invente un rituel de passage « Dans le culte ancestral, les morts ne sont pas morts, les morts sont partout, au milieu de nous. La mort n’est pas une finalité. Les morts vont et viennent dans l’air, dans l’eau, dans la végétation. » La mort-mouvement dans la vie est une des forces de l’âge. Des vagues se soulèvent en elle, puis retombent. Elle grimace parfois et se déplace avec lenteur mais ce corps massif devient une puissance rayonnante. Elle joue à la folie avec saccades et battements de mains, théâtralise les forces: son sourire dans la vie courante en est l’indice. Elle se recourbe jusqu’à l’apaisement final et tend ses bras vers Elisabeth Schwartz.
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Françoise Dupuy, ou du moins son image-elle nous a quitté il y a deux ans-entre en scène, en robe longue à lamelles de tulle rouge, ocre, bleu, à travers un rideau plissé, lui, d’un blanc éclatant. Ces lamelles inversent l’idée de vieillesse. Rides du visage et lamelles relèvent de « l’âge ».Une apparition majestueuse, malicieuse. Qui est-elle? Elle ne renvoie qu’à elle-même.
En un instant, la danseuse apparait et disparait. Elle se retourne, va derrière le rideau, puis revient. Ce solo est une série de merveilles avec le passage d’une apparition à une autre, et la naissance de la vie quotidienne. Elle contourne un tabouret, s’assied. Nous la voyons de profil dessinant avec son corps, une ligne : tête, dos, jambe droite se situent dans le même prolongement.
Cela dure un instant et esquive le point de l’inscription spectaculaire… En se déshabillant, elle passe à un autre être. »Il faut travailler tous les jours, disait Françoise Dupuy. Et si on travaille tous les jours, on s’adapte au jour. On s’adapte bien à la vie. C’est la même chose pour la danse. La danse, ce n’est pas des excentricités, mais la vie devenue plus intense. »
La vitesse garantit la pensée pour assurer la vie quotidienne et la découverte du « non- vécu ». On se lève comme Françoise Dupuy qui choisit ce moment comme exploration du temps d’une journée. Elle retire sa robe, la met en boule et la jette négligemment. En petite tenue, elle fait semblant de prendre un bain, debout dans une grande cuvette. Elle se dévêt d’une apparition, pour une autre et ne cherche pas la nudité.
Cuvette et tabouret modestes participent d’une quête et s’adaptent à la première manifestation de la vie de chaque jour: l’équilibre. Debout, accroupie dans la cuvette, creusant le bassin, dos rond, mains sur les cuisses, elle change de temps sur place. Comme en surimpression avec elle-même. Elle passe de la vieillesse et de l’usure, à «l’âge ». Enfin, l’avenir a lieu avant le passé.
La nudité renvoyait à la première partie du solo. Elle couvre sa robe de tissus qui vont et viennent devant son corps, l’enveloppent en tourbillonnant. Les bras se plient et portent les mains verticalement à hauteur des oreilles. Elle médite, les yeux fermés.
Mais qui frôle ainsi le visage? Ces mains lumineuses, articulées de calmes et nouvelles énergies. Elle se lave: se laver est un geste de danse, libre et qui libère. De flux non encore vécus, non encore sentis. La vie toute entière passe vers l’intensité, du côté du « temps pur ». Françoise Dupuy, c’est l’enfance du monde et elle « joue » à la vie quotidienne. Elle défait ses habitudes, sa mémoire. Elle se lave d’un temps « mécanique ».
Dans une espace restreint avec peu de gestes, au ralenti, elle se nettoie les mains. Recroquevillée ou debout: chaque point du corps s’éveille, s’intensifie dans une fluidité commune. Un corps nait dans un autre corps, avec les gestes les plus simples qui donnent peut-être à sentir cette superposition de la vie quotidienne et de l’avenir.
Elle fait glisser ses mains l’une sur l’autre; ce n’est plus de la virtuosité mais de l’agilité. Le passé ne détermine plus la vie avec ses mécanismes, lassitudes, usures mais la tension vers l’avenir dépasse tout présent. Vers « l’aujourd’hui ». Tout commence par un léger décalage : la main qui lave, libère une main. Comment ne pas penser à un accouchement? Françoise Dupuy enfante une autre qu’elle-même. « Je est un autre », disait Arthur Rimbaud. A travers le temps, « l’âge » arrive à joindre ces puissances éloignées que sont l’enfantement et la vieillesse.
©x E. Manet
En peinture, le bain d’une femme nue dans une grande cuvette est un classique à la fin du XIX ème siècle. Paul Cézanne, Claude Monet, Edouard Manet, Vincent Van Gogh, Paul Gauguin, André Bonnard… partagent la non-représentation de ce qui existe et cela les conduit à recomposer des objets et gestes sur une toile, et ici sur scène, par la couleur.
Grâce soit rendue aux idées cinématographiques et au travail de Cécile Proust et Jacques Hoeffner: Jean Babilée (1923-2014) apparait à l’écran dans un extrait d’un film de William Klein et ces deux créateurs investissent les forces plastiques du cinéma sur un plateau. Le danseur apparait, frontalement, tout en force contenue et penche de côté. les bras le long du corps, il avance un peu en biais dans une espèce de balancement. Le mur du fond est d’un blanc éclatant et lui est en pantalon et sweet aussi blancs… A ses côtés, l’acteur Maurice Baquet joue du violoncelle.
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A peine mobile, Jean Babilée pivote légèrement, se penche un peu du côté gauche, lève ses bras pliés en angle obtus. Il n’est plus que ligne, et marche au ralenti. La jambe droite se plie, il avance puis marche sur place.
Elisabeth Schwartz se glisse alors sur le plateau et a lieu un duo contrasté entre elle et lui. Elle danse lentement puis plus vite et rebondit d’une jambe sur l’autre. Ses bras montent, descendent et tournent au-dessus de sa tête. Ceux, ouverts, de Jean Babilée résonnent avec ceux de la danseuse qui s’éloigne de l’écran.
L’espace a changé avec les ombres et un rayon de lumière jaune rouge apparait, comme dans un film. Elle le traverse et le rouge de sa robe longue intensifie le noir des ombres. Cécile Proust, avec une «poursuite», surexpose dans la lumière sa partenaire qui ralentit et juste un instant, figure une ligne pure: tête, dos, jambe se situent dans un unique prolongement. « Une image, juste une image », disait Jean-Luc Godard. Un « temps pur », comme dans la représentation de la vie quotidienne chez les peintres flamands.
Les contrepoints se succèdent: Jean Babilée danse au ralenti dans un petit espace. Elisabeth Schwartz, elle, occupe la scène toute entière. A ses flux continus, répond la force contenue du danseur: le blanc sur blanc de son image contraste avec le rouge de la robe… Des corps puissants, face à celui rayonnant d’énergie mais frôlant la paralysie d’Elsa Wolliaston. Côté cour, assise de tout son poids, elle bat de ses bras la mesure et la démesure. Ici, l’âge est proche de la vieillesse mais elle « tient » par l’invention de gestes simples, à la plus modeste place, presque immobile quand elle fait tournoyer ses bras en demi-cercle. Elsa Wolliaston médite mais ne clôt rien: elle entretient un commerce avec les morts qui soutiennent les vivants. Ses mouvements se raréfient et elle chante avec ses bras parmi quelques morts.
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Force contenue de Jean Babilée, flux libre d’Elisabeth Schwartz, lents mouvements circulaires des bras d’Elsa Wolliatson. Coordination exemplaire et cela enfante notre pensée. Ici, le geste de la danse et la parole des entretiens se répondent. Et se relient ici la notion d’âge, le «corps aujourd’hui», les rapports entre danse et couleur, les contrepoints, le rythme, le temps pur, l’avant et l’après, le point extérieur, le non-encore vécu, la succession des apparitions, la méditation contemporaine de l’acte, la mort-mouvement.
La danse des bras de Kasuo Ono et d’Elsa Wolliaston semble traduire la vieillesse. La danseuse, empêchée par son poids et libérée, massive en bas et légère en haut, est d’une beauté rayonnante… Elle marche avec difficulté mais sourit constamment. Malgré l’âge, elle lève les bras, les abaisse, dessine un demi-cercle au-dessus de la tête…
Elsa Wolliaston et Cécile Proust rendant visibles des pensées mais forment aussi des axes à partir de ces pensées, véritable flèches du corps et de l’esprit. L’objet premier de l’âge est de trouver un potentiel entre les niveaux d’énergie. La danse ici connait deux temps : choisir ce potentiel et le convertir en figures. Dans le monde des sources, commence une activité tactile… L’âge soupèse et regroupe les flux et intensités et avec un surcroit de légèreté, il apporte aussi un gain de vie.
Plus on vieillit, plus on explore, et plus alors, se révèlent les dimensions de l’être: pesanteur et vie aérienne situées au sous-sol de la présence. L’âge traverse la vieillesse, les mécanismes et habitudes et, en un endroit mystérieux, bascule, tel Alice au pays des merveilles, dans un air peuplé. D’où vient l’âge? Du dehors, du plus lointain ?
«Vous dites que vos proches vous sont lointains, écrivait Rainer Maria Rilke dans ses Lettres à un jeune poète (1929). C’est qu’il se fait un espace autour de vous. Si tout ce qui est proche, vous semble loin, c’est que cet espace touche les étoiles.» «Et l’artiste est toujours celui-ci, écrivait-il aussi dans Sur L’Art, un danseur dont le mouvement se brise sur le mur de sa cellule. Ce qui, dans ses pas et dans l’élan restreint de ses bras, n’a point d’espace… à moins que, de ses doigts écorchés, il ne lui faille inscrire sur les murs, les lignes de son corps qu’il n’a pas encore vécues.»
Bernard Rémy
Captation du spectacle vue le 1er juillet.
Le 19 octobre à Maison de la danse, 8 rue Jean Mermoz, Lyon (VIII ème). T.: 04 72 78 18 00. Il fera partie de l’évènement Ce que l’Age apporte à la danse et seront aussi présentés des entretiens et les vidéos-danse #résonance.