Perdrix de Laure-Kenza Âazizou, mise en scène Laure-Kenza Âazizou et Louis Blanchot
Perdrix de Laure-Kenza Âazizou, mise en scène de Laure-Kenza Âazizou et Louis Blanchot
Cette pièce avait eu un beau succès au Palace à Avignon, l’an dernier. Elle a depuis évolué dans sa dramaturgie et sa distribution. Une jeune femme, Flavia, veut fuir la ville: pour elle, il y a urgence. Nuit et brouillard sur son parcours, quand elle rencontre deux frères paysans: Petitjean, dit le Petit Garçon et Yann, dit le Jeune Homme qui rentraient chez eux. Mais ils décident alors de l’escorter. Et si cette rencontre n’était pas le fruit du hasard ? Sous un éclairage sombre, seule sur le plateau, Flavia, inconsciente sur le sol, est soudain éveillée par un bruit violent.
Ce premier instant étrange et onirique nous surprend et notre étonnement va perdurer, grâce à l’histoire peu banale de cette rencontre mais aussi à la construction du texte et à un rythme subtil. Laure-Kenza Âazizou a réussi à créer une dramaturgie où les personnages de cette fiction vont entre réalité et fantasmes, rêve et délires. Le titre des actes (La Ville, Le Pont et La Campagne) sonne comme l’expression à la fois matérielle de l’espace et le symbole de l’évolution psychique de chacun, en route sur un chemin inconnu. La Ville, lieu d’isolement et d’enfermement, devenue insupportable pour Flavia… Le Pont élément de liaison et de passage pour elle, Yann et Petitjean et la Campagne, espace de l’infini et de l’indéfinissable, lieu de tous les possibles: loin d’un théâtre social et traditionnel et cette pièce est comme un voyage imprévu avec des fortes personnalités que tout oppose… Flavia solitaire, légèrement hallucinée et artiste-peintre, vient de la ville; Yann, adolescent mal dégrossi, impulsif et alcoolique est un être blessé, égocentrique à l’inverse de son jeune frère, Petitjean qu’il tyrannise et protège à la fois.
Ce garçon sauvage et romantique incarne les contradictions de l’enfance. « La Nature, dit Laure Kenza Âazizou, lui a conféré une dextérité extraordinaire au tir et à la chasse, mais depuis que la grâce lui a rendu visite sous la forme d’une perdrix bleue, révélation qui donne son titre à la pièce, il aspire à un monde fait d’art et de beauté. »
La figure poétique de cette perdrix que l’on peut voir comme un personnage-esprit mythique, nous met en relation avec «l’être des lointains» et un monde ancestral, un ailleurs dionysiaque qui échappe à la raison et qui habite notre inconscient. Il influe aussi sur nos comportements, notre intelligence et notre appréhension de l’existence.
Naît ainsi une atmosphère surnaturelle et nous sommes aspirés par cette aventure singulière en parfaite harmonie avec l’ingénieuse création sonore, la musique électronique de Margot Barnaud et les remarquables costumes de Solène Wohhuter. Nous entrons en fusion avec ces trois êtres, leur folie violente et jouissive et leur paysage intime. La mise en scène inspirée par une esthétique expressionniste, les maquillages, le contraste ombre/lumière créé par Rémi Woodall, le jeu et les voix qui n’ont rien de naturaliste, le langage imagé et sensuel, la mobilité inventive des corps, participent à une traversée poétique d’une rare théâtralité.
Ces personnages nous invitent à un parcours initiatique et à une redécouverte de soi. Notamment Flavia « remontant, dit l’autrice, aux sources de son mal-être.» Comme ces frères si différents qui vont, chemin faisant, essayer de se décharger d’un vécu noir et oppressant. La solitude et l’angoisse existentielle finissent par s’éloigner et font renaître Flavia, Yann et Petijean. Et ensemble, ils construisent un univers qui redonne sens à leur vie. Pour combien de temps ?
Le texte possède des espaces esthétiques et éthiques communs avec ceux de la tragédie. « Sommes-nous les jouets de la fatalité, ou avons-nous notre libre arbitre? Hérite-t-on de la violence de nos pairs? Le pardon est-il toujours possible? Des questions ici posées par Laure-Kenza Âazizou mais Flavia, Yann et Petitjean ne sont pas seuls dans cette odyssée… Un narrateur, tel un guide invisible à ces êtres blessés, accompagne leur histoire personnelle et collective mais aussi le public.
Parfois, son texte, admirablement interprété dans sa gestuelle et profération (Laurent Khider), est un peu trop démonstratif, vu la grâce et justesse de Myriam Fichter (Flavia), Gibriel Lakhdari (Yann) et Myra Zbib (Petitjean).
Perdrix, un voyage extra-ordinaire au sens étymologique du mot… La structure du spectacle et l’enchaînement du récit dramatique sont à l’image d’un puzzle à reconstituer par le public et les acteurs. Une pièce-paysage de toute beauté et la mise en scène, travaillée jusqu’au moindre détail, est d’une forte théâtralité (selon la définition de Michel Vinaver dans Écritures dramatiques: essais d’analyse de texte de théâtre). Nous sommes en symbiose avec cette folle traversée, pourtant si proche de ce que la vie réelle produit comme difficultés, parfois fatales, dans l’existence de chaque être humain.
À la fin, le soleil brille et la lumière a chassé l’obscurité angoissante qui ouvrait le spectacle. « Adieu ma fée, dit Petitjean. Puis, à voix haute, le narrateur dit: « La jeune femme sourit, puis elle s’approche du petit garçon. (…) Très délicatement, elle pose ses lèvres sur celles du petit garçon. Il ferme les yeux. Extase. Avec la même délicatesse, la jeune femme retire sa bouche de celle du petit garçon, puis s’en va.) « J’suis dans ma maison… Papa fume dans l’salon… Yann est dans sa chambre, avec Marie… Y découpent des photos marrantes dans des magazines… Pis toi, ma fée… T’es dans l’jardin, tu ramasses des cerises, pour l’dessert… Pis c’est le soleil d’six heures… Pis l’ciel est bleu… pis c’est beau. C’est beau. » (On entend au loin le chant d’une perdrix. Le petit garçon pointe le fusil vers le ciel, reprend le narrateur. (Noir et fin). Originalité et la profondeur: cette émouvante Perdrix s’adresse à nous tous, plongés dans nos tourments et secrets…
Elisabeth Naud
Jusqu’au 17 mai, Théâtre 3 T, 14 rue Saint-Just, Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). T : 01 74 40 02 95.