Quartett d’Heiner Müller, traduction française de Jean Jourdheuil et Béatrice Perregaux mise en scène de Jacques Vincey
Quartett d’Heiner Müller, traduction française de Jean Jourdheuil et Béatrice Perregaux, mise en scène de Jacques Vincey
Cette réécriture des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos a été souvent mise en scène entre autres par Bob Wilson (2006), Patrice Chéreau, Matthias Langhoff et même par la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaecker. La pièce est un condensé du célèbre roman épistolaire: la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont s’affrontent dans un dernier round : le libertinage de ces complices vire à un règlement de compte sans merci. Leur couple a vieilli! Désabusés, au bout du rouleau, ils s’entredévorent, en revivant les épisodes jadis orchestrés par eux et leurs manœuvres amoureuses perverses.
«Nous devrions faire jouer nos rôles par des tigres.», dit Valmont à la Merteuil qui mène encore le bal, désignant à son amant les proies à séduire. Sous la plume d’Heiner Müller, les personnages deviennent interchangeables: la Merteuil se met à jouer Valmont, Valmont se déguise en Présidente de Tourvel mariée et prude, qu’il a réussi à séduire. Et la Merteuil devient Cécile de Volanges, la jeune fille de quinze ans, elle, séduite aussi par Valmont…
En quatre temps et une heure quinze, Hélène Alexandridis (la Merteuil) et Stanislas Nordey (Valmont) jouent ce quatuor d’amour et de haine, sous l’œil attentif d’Alexandre Meyer ponctuant sur son luth le duel à mort auquel se livrent ces damnés de l’amour soufflant sur les braises de leur passion et de leurs «désirs en décomposition ».
L’auteur n’y va pas par quatre chemins : les mots sont crus et il nomme par leur nom les choses du sexe, détaille les artifices de la jouissance. Mais à la fin, cela sent le cadavre et pue les excréments où les héros se vautrent avec une volupté malsaine et désespérée.
Ce duel a lieu, selon la didascalie initiale, dans «un salon d’avant la Révolution française et un bunker d’après la Troisième Guerre mondiale». Pour traduire cet espace-temps ouvert et chaotique, Mathieu Lorry-Dupuy a imaginé une scénographie sobre et intemporelle: une boîte blanche et ceinte de rideaux immaculés.
Les comédiens arrivent, emperruqués et poudrés, tels des fantômes de l’Ancien régime sous les subtiles variations de lumière créées par Dominique Bruguière. Mais une fois le voile de la bienséance tombé et les rideaux arrachés, les protagonistes se retrouvent sur une terre charbonneuse où suintent les fumeroles de l’enfer. Ils enlèvent leurs oripeaux XVIII ème siècle surdimensionnés imaginés par Anaïs Romand. Elle se défait de sa robe à paniers et de son chapeau à plume interminable et lui, de son élégant manteau cintré satiné: à la fin de ce duel, chacun est exposé dans une semi-nudité.
Heiner Müller reprend les dispositifs narratifs de Choderlos de Laclos et ne laisse jamais transparaître le point de vue de l’auteur. En dramaturge expérimenté, il utilise les mécanismes de distanciation, effets de masques et travestissements. Le dialogue s’étire et se dilate, grâce à une traduction et à un jeu d’acteurs au cordeau. Le quatuor se dessine dans toute sa musicalité et ce duo est orchestré avec une froide intelligence par Jacques Vincey qui met à nu les ressorts dramatiques, la noirceur de la pièce et déjoue toute psychologie ou paraphrase. Du très bel ouvrage…
Mireille Davidovici
Du 4 au 12 octobre, Théâtre de la Commune, 2 rue Edouard Poisson, Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). T. : 01 48 33 16 16.
Les 3 et 4 décembre, Théâtre de Pau (Pyrénées-Atlantiques) ; le 10 décembre, Théâtre de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique).
Le 15 janvier, L’Odyssée, Périgueux (Dordogne).
La pièce est publiée aux éditions de Minuit (1985).