Journée de noces chez les Cromagnons, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad (en libanais, surtitré en français )
Journée de noces chez les Cromagnons, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad (en libanais, surtitré en français)
Cette comédie qui finit mal avait été jouée au Printemps des comédiens à Montpellier. Sa création à Beyrouth avait été annulée «en raison de pressions inadmissibles et de menaces sérieuses par certains activistes». Wajdi Mouawad avait signé un texte prônant la réconciliation entre Israéliens et Palestiniens!
C’est sa deuxième pièce (1991) qu’il dédie «à tous ceux qui n’ont pas existé parce que leurs parents n’avaient pas fait l’amour cette nuit-là ; pour m’avoir si souvent donné raison d’espérer ». Un texte qu’il a plusieurs fois revu et corrigé qu’il avait écrit à partir de ce qu’il a subi à Beyrouth, quand la guerre civile a commencé en 75. A dix ans, il a assisté à des scènes traumatisantes dans ce pays qui commençait à n’en être plus un, comme nous le disait un vieux diplomate libanais réfugié à Paris.
Wajdi Mouawad raconte le quotidien d’une famille. Avec l’aide de leur voisine (Bernadette Houdeib) une mère très envahissante (Aïda Sabra) prépare le mariage de sa fille aînée Nelly (Layal Ghossain) qui reste dans sa chambre, figurée ici par un grand caisson translucide où on la voit en silhouette.On l’entend seulement dire très souvent vouloir «aller à Berdawné pour manger du knefé.» Cette mère parle beaucoup, dirige les opérations et au passage, engueule régulièrement son fils Neel en proie à une instabilité psychique (Aly Harkous). Néyif, le père (Fadi Abi Samra) va tuer un gros mouton et le préparer. Au fond du plateau, à travers une fenêtre haute, Jean, un double de Wajdi Mouawad (Jean Destrem) qui est au Québec, la neige tombe! Et on le voit derrière une fenêtre haute, téléphoner à sa famille restée au Liban et taper à la machine un texte sur le thème de cette pièce. A la fin, arrive le fiancé endimanché de la fille aînée.
Dans cette maison-cocon chaleureuse, toute en bois clair avec plafond, imaginée par Emmanuel Clolus, cette famille essaye d’oublier la guerre civile avec ses francs-tireurs, le bruit presque permanent de tirs à la mitraillette, les bombardements et le tonnerre de l’orage (remarquable travail sonore d’Annabelle Maillard). Mais la fin sera tragique : Neel mourra d’une balle perdue sur la table du festin prévu couverte de pétales rouges et la nappe lui servira de linceul!
« Voulant écrire une pièce sur Kafka, j’ai fini par écrire une pièce sur ma propre famille libanaise écrivait Wajdi Mouawad dans la préface de la pièce éditée en 2010. Quelque chose dans cette contorsion a déterminé ma position au monde et mon rapport à l’autre, quelque chose dans cette courbature m’a permis de m’arracher à la rancune que le monde de mes parents a nourrie envers tous ceux qui n’étaient pas du même village, de la même confession, de la même pensée. Faisant le lien intellectuel entre les trois mondes, il n’y avait plus d’Ancien ni de Nouveau, il y avait simplement l’arrachement à une partie de mes délires, l’arrachement à l’idée du « même », à l’idée même du «pas comme ». « Celui-ci est le même que nous, celui-là n’est pas comme nous ».
Les douleurs et les rancunes de mes parents, aussi légitimes soient-elles, n’ont pas à être les miennes et ceux-là même qu’ils honnissent, sont ceux et celles qui m’ont permis de comprendre mon monde et m’ont apporté éveil et joie. Le malheur ne m’intéresse pas. La vie est faite pour parler infiniment avec ses amis et n’avoir qu’une ou deux conversations avec ses parents. »
C’est un travail de mise en scène très précis réalisé par l’auteur lui-même dans sa langue maternelle et la pièce est remarquablement jouée et très bien sur-titrées mais les petites scènes de ce texte inégal et sans doute trop long (deux heures!) se succèdent sans beaucoup de rythme, surtout au début. Et attend-t-on trop longtemps le frère, Walter qui ne revient pas et les invités! Le spectacle piétine et aurait gagné à être élagué.
Comme dans toute son œuvre, le pays qui est resté le sien, est bien là: «Les artistes encore présents et les autres comme moi, sommes un résumé de Libanais, ceux qui ont quitté le pays durant la guerre et ceux qui y sont restés. Et pourtant, chacun de nous n’avait pas le choix. Il le lui a été dicté, nous sommes les jouets du destin, mais nous portons en nous, à travers notre expression artistique, la responsabilité de la mémoire. »
C’est aux meilleurs moments de cette re-création, ce que l’on ressent. Et dans les temps incertains que nous vivons, personne ne peut rester insensible à ce que nous dit Wajdi Mouawad avec cette fable contemporaine…
Philippe du Vignal
Jusqu’au 22 juin, Théâtre de la Colline, rue Malte-Brun. Paris (XX ème).
Journée de noces chez les Cromagnons, éditions Leméac. Actes Sud‐Papiers.