Livres et revues Un Siècle d’avant-garde, Essai sur le théâtre étasunien d’Emeline Jouve

 

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Un Siècle d’avant-garde, Essai sur le théâtre étasunien d’Emeline Jouve

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Cette professeure à l’université Toulouse-Jean Jaurès dont les recherches portent sur le théâtre d’avant-garde aux Etats-Unis, est l’autrice, entre autres, de Susan Glaspell’s Poetics and Politics of Rebellion (2017), Avignon 1968 et le Living Theatre. Mémoires d’une révolution (2018) et Paradise Now en paradis : une histoire du Living Theatre à Avignon et après,1968-2018 (2022). Elle a aussi codirigé diverses revues et ouvrages collectifs sur des écrivaines comme la célèbre Gertrude Stein et Susan Glaspell, célèbre poète et dramaturge du XX ème siècle mais peu connue en France.  Et des compagnies le Living Theatre
Cette compagnie a été créée à New York en 1951 par Judith Malina et Julian Beck mort en France il y a déjà quarante ans, et elle, il y a dix ans. Leur pratique était fondé sur un mélange fiction et réalité, tout à fait nouveau pour l’époque et étaient influencés par les happenings, le yoga, les exercices de Joseph Chaikin qui, un temps, fut acteur au Living. Ils mettent en avant l’improvisation,  entre autres dans Connexion où les acteurs jouaient avec de vrais drogués ou dans
Misteries and smaller pieces où ils crachaient sur le public… ou plutôt faisaient semblant, un spectacle que nous avions vu à Paris. Ce qui soit-dit en passant, ne scandalisait personne, même pas Francis Blanche qui rigolait… Ils privilégient surtout  un théâtre fondé aussi sur l’expression gestuelle…
Face à la guerre du Viêt nam, le Living monte des spectacles comme The Brig sous l’influence du Théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud  où il dénonce les violences dans les prisons. A réécouter les interviews que nous avions faites de Judith Malina et Julian Beck quand ils habitaient à Chatou (Yvelines), ils ont bien été d’avant-garde à New York dans les années cinquante. Ensuite, ils auront surtout pour but de créer un théâtre sans véritables dialogues aux messages révolutionnaires comme  ces remarquables Seven Meditations que nous avions vues au festival Sigma à Bordeaux. Mais on ne touche pas à un cheveu d’un citoyen américain jouant avec sa compagnie dans un pays étranger. Et quand Julian Beck sera mis en taule au Brésil, l’administration des Etats-Unis essayera de faire sortir non l’artiste mais le citoyen.
Tous les membres du Living adopteront un style de vie monacal communautaire et une vie sexuelle libérée. Cela dit, Julian Beck devait bien faire vivre ses acteurs et dirigeait sa troupe comme une entreprise: il acceptait les dons sans état d’âme et savait aussi bien vendre ses spectacles à des festivals  comme Sigam ou celui d’Avignon (encore jeune: vingt-deuxième édition) que dirigeait encore Jean Vilar mais le Living ne jouera finalement pas Paradise Now  à Avignon même mais gardera l’enveloppe des cachets dans un geste qui se voulait contestataire. Il pourra en tout cas se vanter d’avoir mis le feu aux poudres et ensuite Jean Vilar épuisé et sans doute écœuré, démissionnera…
L’ influence du Living qui fera subir une cure de jouvence au théâtre en France comme en Europe, avec surtout la mise en valeur du corps sur la scène et un nouveau regard du public. Avec une scénographie non frontale et souvent aussi ailleurs que dans les théâtres traditionnels… Bref ce que on voit partout maintenant. Il a beaucoup joué en France mais une seule fois à Paris et surtout au festival Sigma à Bordeaux dans les années soixante-dix. L’autrice rappelle  aussi l’importance du Wooster Group dirigé par l’universitaire Richard Schechner qu’il avait créé en 67 et qui utilisait la totalité de l’espace du lieu scénique et voulait faire sortir l’événement théâtral, hors des murs habituels, du côté de la performance et le Big Art Group d’Andrew Schneider.  mais aussi sur la présence du théâtre des Etats-Unis en France.
Cet essai fait la part belle avec intelligence et précision l’histoire du théâtre de cette époque, dit d’avant-garde à New York. Reste, comme dit l’autrice, à «dépasser le concept discriminant d’avant-garde historique et à aborder la création de pièces iconoclastes.» Selon elle, une première vague irait de 1910 à 1940, puis une deuxième jusqu’aux années soixante-dix et une troisième jusqu’à aujourd’hui, avec un théâtre, le plus souvent marginal, à New York. Ce livre peut être une bonne approche à la compréhension du théâtre américain, surtout new yorkais, de ces années-là.

L’analyse de ce pan essentiel de l’histoire du théâtre bien détaillée, ne se veut pas exhaustive.  Mais nous nous étonnons un peu que les projecteurs  soient dirigés sur quelques metteurs en scène et théoriciens, ce qui fausse la vision… Pour importants qu’il soient, d’autres ne l’étaient pas moins, comme ceux que nous avons bien connu: ainsi Richard Foreman, disparu le mois dernier comme John Vaccaro qui monta des spectacles musicaux avec chansons et dialogues très crus (mais non traduits!) comme dans Cockstrong, en slang, l’argot américain et qui influencèrent nombre de metteurs en scène européens, entre autres, Jérôme Savary. Ou encore Stuart Shermann avec ses minuscules spectacles sur des trottoirs de New York et qui avait réussi sur une table pliante et objets des plus banals qu’il appellait: « artefacts bons marché  ». Seul à les manipuler dans un silence absolu mais dans le bruit de la rue, il les associait et remplaçait les mots par des images, arrivant à créer ainsi un langage poétique…
Et, tous souvent accueillis en France comme bien sûr, le merveilleux Peter Schumann qui, avec de grandes marionnettes manipulées à vue dans les rues de New York pour protester contre la guerre menée par les Etats-Unis au Viet nam.   Lui aussi eut une influence considérable et n’en déplaise à Laurent Wauquiez, la France compte maintenant de très bonnes écoles consacrées à cet art. Ou encore, Robert Anton qui, avec de très petites marionnettes et devant une douzaine de spectateurs-un choix artistique clair et assumé créa de remarquables spectacles poétiques d’une cruauté exceptionnelle et étaient interdits aux enfants au festival de Nancy.  Et Meredith Monk, la seule encore vivante avec Peter Schumann et Richard Shechner. Chanteuse, compositrice, auteure et metteuse en scène de spectacles la nuit sur des places publiques mais aussi d’un opéra à l’Houston Grand Opera (Texas). Il y a, à la fin de ce livre, un bon glossaire-bienvenu, une bibliographie sérieuse et un index. Que demande le peuple?  Nous vivons une époque moderne, disait Philippe Meyer…

 Philippe du Vignal

Editions Deuxième époque. 25 €.

 

 

 


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La Crèche texte et mise en scène de François Hien

La Crèche, texte et mise en scène de François Hien

Cet auteur et remarquable metteur en scène de La Peur, inspirée de l’affaire Barbarin sur la pédophilie dans l’Eglise ( voir Le Théâtre du Blog) s’est inspiré de l’affaire Baby-Loup à Chanteloup-les-Vignes, une ville nouvelle des Yvelines. On l’a un peu oubliée mais elle avait fait grand bruit en 2008, une année riche en événements: l’interdiction de fumer s’applique dans tous les lieux publics, la Société générale révèle la fraude de Jérôme Kerviel et la perte de 4,9 milliards d’€… Et il y a surtout le mariage de Nicolas Sarkozy et Carla Bruni ! Silvio Berlusconi, lui,  allait diriger l’Italie pour la troisième fois! Mais le grand poète Aimé Césaire, l’acteur Farid Chopel, le couturier Yves Saint Laurent et le cinéaste Jean Delannoy s’en allaient voir les étoiles…

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Le spectacle créé au T.N.P. à Villeurbanne, il y a deux ans n’a rien perdu en intensité: la directrice de la crèche Bicarelle à Puits-Hamelin (Yvelines) où sont employées des habitantes du quartier et qui est ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, ce qui facilite la vie de nombreuses familles, Patricia, sa directrice va devoir licencier Yasmina, une salariée qui tient à porter le voile pendant ses heures de travail. Elle avait nommé Yasmina, sous-directrice et celle-ci, avant d’être en congé maternité et ensuite parental pendant cinq ans, avait eu entre temps, d’autres enfants. Quand elle revient, elle  exige de travailler en portant le voile, contrairement au règlement intérieur formel de la crèche… Les relations entre les deux femmes vont vite de se dégrader : Yasmina prétend avoir le droit de témoigner de sa religion et estime être victime de discrimination.
Patricia, elle, récuse avec force une accusation d’islamophobie… et veut s’en tenir au seul règlement et à la laïcité dans les espaces publics appliquée, selon la loi de 1905. Très vite, le quartier populaire comptant de nombreux musulmans, va s’embraser. Mais, selon Alain Finkielkrault que cite François Hien dans son essai
Retour à Baby -Loup, contribution à une désescalade : «S’il n’y a d’affaire du voile qu’en France, c’est bien que la France n’en a pas tout à fait fini avec la tradition galante.»Ni, pourrait-on ajouter, avec la guerre d’indépendance de l’Algérie que personne ici n’a connue mais qui laisse des traces réelles… La jeune femme veut obtenir une lourde indemnité de licenciement : 80.000 € ! Que le budget de la crèche de toute façon,ne permettrait absolument pas de lui accorder. Plusieurs procès se succèderont.

Yasmina aura-t-elle dû gagner aux Prudhommes puis en appel? La Cour de Cassation, elle, sera favorable à l’application pure de la neutralité confessionnelle,comme le prévoit la loi. Une affaire insoluble dans la mesure où il y avait trop d’enjeux à la fois et sociétaux sur fond de médiatisation. Et qui fait tache d’huile dans toute la France : ici  s’affrontent deux conceptions de la laïcité avec, en toile de fond, d’un côté un refus de voir la réalité et de l’autre, une mauvaise interprétation de la loi. Et où le rôle des parents n’est pas le même selon leur origine. Une situation inextricable… aussi dans la vraie vie. Et comme le souligne François Hien, « il y a une certaine immoralité dans le reproche fait aux habitants des quartiers populaires de n’avoir pas reçu ce qu’on a renoncé à leur donner. » On a aussi oublié les sanctions imposées aux petits élèves qui parlaient le breton dans la cour de récré, encore au milieu du siècle dernier : faire des des dizaines de lignes de :«Je ne parlerai plus breton. » Une histoire qui n’est pas encore finie: l’an passé, il y a eu dans un grand théâtre national, deux spectatrices n’ont pas apprécié pas que les serveuses du bar portent le voile et elles l’ont dit à une responsable de l’accueil qui a pris leur défense. Les spectatrice en question ont été vite entourées par le service d’ordre.. et ont dû quitter ce théâtre.

Il y aura des réunions houleuses avec le personnel de la crèche où, comme toujours dans ce cas-là, certains hésitent à témoigner d’autant que Yasmina demande carrément de faux témoignages quand à la date de son port de voile.  Le maire de la commune et ses adjoints ont hâte que cette affaire soit close et reprochent à Patricia, son intransigeance et son refus de négocier… Elle sent que le vent n’est pas en sa faveur et quittera à regret cette crèche exemplaire à qui elle avait beaucoup donné mais qui sera fermée, au grand dam des habitants. Une commune proche offrira alors à Patricia, d’accueillir cette crèche et d’en assurer la direction. Quant à Yasmina, elle deviendra puéricultrice à son domicile. Après une dernière entrevue où on sent comme le tout début d’un apaisement, elles reconnaissent chacune du bout des lèvres que cette affaire n’aurait jamais dû en arriver là…Pouvait-il y avoir une autre issue? Chacune y aura un peu perdu mais au moins, une solution minimale et une certaine sérénité auront été trouvées. Bien entendu, les protagonistes ne se reverront jamais…

François Hien a écrit de remarquables dialogues et conçu une mise en scène bi-frontale avec quelques accessoires et petits meubles (un peu trop souvent bougés). Et sa direction de neuf jeunes actrices-au jeu inégal-est impeccable. Mention spéciale à celles qui interprètent Patricia, Yasmina et les deux avocates. Très concentrées, comme leurs camarades de La Peur, elles donnent une vie indéniable à cette fresque sociale mais autant le texte de La Peur est serré, autant celui-ci est souvent bavard, et parfois répétitif.
Et après l’entracte, la seconde partie sauf est moins convaincante. L’ensemble gagnerait beaucoup à être resserré et joué sans pause. Fallait-il trois heures pour raconter cette histoire? La réponse est clairement : non. Et la dramaturgie, plus cinématographique avec de très courte scènes, que théâtrale, ne fonctionne pas bien. Malgré une excellente direction des actrices, un scénario solide  et une réelle approche de ce que peut produire une compréhension mutuelle dans un conflit social. Mais bien entendu, il ne s’agissait pas pour François Hien de refaire le film de cette aventure humaine exemplaire. Il réussit  au moins avec ce théâtre très accessible et qui ne tombe jamais dans la facilité, à donner matière à réfléchir sur les conséquences d’actes qui peuvent diminuer, voire casser le lien social.  » Ce devrait être l’impératif moral de tout intellectuel, dit l’auteur et metteur en scène, de laisser la fureur à ceux qui n’ont pas le luxe de s’en prémunir: s’efforcer, à l’abri du du danger, de travailler à la désescalade. »  Ce spectacl, à sa juste place, y réussit vraiment et ce n’est pas si fréquent dans le théâtre contemporain, public et encore moins privé.

Philippe du Vignal

Spectacle vu  le 9 février, au Cent-Quatre, 5 rue Curial, Paris (XIX ème). T. : 01 53 35 50 00. 

Phèdre, de Jean Racine, mise en scène d’Anne-Laure Liégeois

Phèdre de Jean Racine, mise en scène d’Anne-Laure Liégeois

 Reine, roi, prince, princesse… et trois morts sans parler d’un monstre : on se croirait davantage chez Shakespeare, que chez Racine. Phèdre annonce sa mort, la réclame dès le premier acte et n’est sauvée, provisoirement, que par sa passion pour son beau-fils Hippolyte-cela réveille la vitalité, quoiqu’elle en dise-et par les soins de sa nourrice Oenone. Mais, dit-elle : «Je n’en mourrai pas moins, j’en mourrai plus coupable.»
Hippolyte, lui, mourra, victime du zèle d’Oenone et du monstre suscité par Nepture, invoqué par Thésée qui, lui, ne mourra jamais : il a «vu les sombres bords » mais il leur a échappé et finira en père définitivement puissant. Ecoutez le dernier mot de la pièce, triomphe du patriarcat. Aricie, la fiancée secrète d’Hippolyte, seule à tenir contre Thésée, a l’étoffe d’une reine et aura (peut-être) l’occasion de le devenir. Oenone: « Va-t’en, monstre exécrable.» : Phèdre maudit celle qui l’a protégée et servie littéralement, à tout prix : « Ah, Dieux ! Pour la servir, j’ai tout fait tout quitté./Et j’en reçois ce prix ! Je l’ai bien mérité. » Cela vaut bien de se jeter à la mer.

© Jean;Pïerre Martiinez

© Jean-Claude Martinez

On est chez Racine: la passion y est-elle noble et élégante? Non point. La pièce grouille de mythes «formidables», c’est-à-dire effrayants, de malédictions fatales et rêveries hallucinées. «Et Phèdre au Labyrinthe avec vous descendue/Se serait avec vous retrouvée ou perdue.» Si ces mots ne transpirent pas une terrible sensualité… C’est l’intuition pour le coup «formidable» d’Anne-Laure Liégeois : écouter tout ce que dit le texte, dans l’intégralité de sa violence. Et qu’on ne nous dise pas que l’alexandrin « polit » la langue française ! D’abord, on le trouve partout dans la langue courante (C.Q.F.D.) et tout masqué qu’il soit par la prose ordinaire / On l’entendra partout même sans l’écouter (et de trois). Non, sa cadence est là, on l’entend malgré soi (encore un ! Arrêtons ! Et revenons aux mots de Racine : erreur, horreur, terreur et la mort appelée constamment pour Phèdre et pour Hippolyte : fuite, départ, bannissement … Le lexique est lourd de sentiments et d’actions violents.


La beauté de cette mise en scène : les acteurs le jouent de toute leur force et de toute leur sincérité, engagés dans l’instant, bondissant sur le tremplin du vers, chacun dans la droite ligne de son rôle. Pas de mélodie, mais du souffle. Pas de personnage secondaire mais des vies plus ou moins entravées. Et un regard, celui de Panope (en grec ancien: celle qui voit tout, la messagère. Et pas de costumes majestueux mais habités par le mouvement, noir, puisqu’on est dans un monde noir. Le « sacré soleil» dont Phèdre est descendue est absent sur cette aire de jeu propice aux combats : trois canapés -trois palais ou “appartements“, dirait Racine- au lointain, à jardin, et à cour-gardons le vocabulaire du théâtre-reçoivent les comédiennes et comédiens entre deux rounds qui se joueront sur le plateau carré.

Au bord de la scène-de plain-pied, là où nous avons assisté au spectacle, le précipice, le vide qu’ose tenter Thésée sans y chuter. Transgression banale, pour ce héros hors-frontières.Thésée pourrait aussi tenir le rôle-titre, lui qui tarde à entrer sur scène, comme le Tartuffe de Molière. Il pourrait être le personnage tragique, victime de son ubris : traduit par démesure, une notion qui, dans la Grèce antique, renvoie à des attitudes excessives : passion, orgueil, outrage, crime, transgression ! Thésée a trop demandé à Neptune : « Inexorables Dieux, qui m’avez trop servi !» Mais l’ordre patriarcal règne : beaucoup de plaintes sur son honneur qu’il croit menacé, sur la perte par sa faute, de son héritier mâle (dont il découvre enfin les vertus) et pas un mot sur la mort de son épouse. Et il croit trouver en Aricie, une Antigone pour accompagner ses vieux jours…

On se demande si Racine, à l’aide de ses modèles antiques, n’a pas inventé le complexe de Thésée, ou plutôt l’incarnation même du Roi-père qui s’enrichit de tout, même du cadavre de son fils. Olivier Dutillois nous donne tout cela, révélant des facettes d’un Thésée qu’on n’avait jamais encore vues, avec une énergie infaillible et un humour souterrain jubilatoire qui lui sert de carburant. Mais Phèdre, haletant entre l’agonie et la fureur ? C’est bien elle, le rôle-titre. Anna Mouglalis la fait rugissante, épuisée sur son canapé, ou bondissant, le corps en feu. On entend son malheur sans pitié : la passion fait d’elle un monstre, elle le dit elle-même, que l’actrice ose rejoindre. C’en est presque gênant mais la moindre des choses…
Pour faire court, une mise en scène et une interprétation qui nous révèlent des pistes que nous n’avions jamais suivies dans cette pièce si souvent représentée. Cela vaut le voyage, sans aucun doute.

 Christine Friedel

Spectacle vu avant-première le 28 janvier au Méta-Centre Dramatique National de Poitiers (Vienne) et créé les 6 et 7 février au Cratère-Scène Nationale d’Alès ( Gard). Comédie de Saint-Étienne-Centre Dramatique National (Loire), du 11 au 14 février.

Théâtre du Crochetan, Monthey (Suisse), le 7 mars ; L’Azimut, Antony/Châtenay-Malabry (Hauts-de Seine), les 13 et 14 mars ; L’Equinoxe-Scène Nationale de Châteauroux (Indre), le 20 mars ; La Filature-Scène Nationale de Mulhouse ( Haut-Rhin), du 26 au 27 mars.
Le Moulin du Roc-Scène Nationale de Niort (Charente-Maritime), le 1er avril ; Maison Nevers (Nièvre), le 3 avril.

Maison de la Culture-Scène Nationale d’Amiens (Somme), les 4 et 5 novembre ; Le Bateau feu-Scène Nationale de Dunkerque (Nord), les 13 et 14 novembre ; Le Manège-Scène Nationale de Maubeuge (Hauts-de-France), le 18 novembre; Le Méta-Centre Dramatique National de Poitiers (Vienne), les 25 et 26 novembre.

 

Festival Faits d’hiver: Love Chapter 2 de Sharon Eyal et Gai Behar

 Festival Faits d’hiver

Love Chapter 2 de Sharon Eyal et Gai Behar

Cette pièce créée en 2017 à Montpellier danse faisait suite à O C D Love, premier chapitre ou volet d’un triptyque. Empruntant à la technique Gaga-laquelle n’a pas de rapport avec Dada-développée par son mentor Ohad Naharin qui a mis au goût du jour l’expression corporelle des années baba cool, Sharon Eyal  arrive à épater un public de plus en plus large, allant des danseurs professionnels comme Dominique Rebaud, aux amateurs de néo-classique et contemporain. Près d’une heure durant, sept samouraïs de la danse, la majorité penchant d’une unité en faveur de ces dames, ne cessent de s’exprimer, s’escrimer, s’agiter au bon sens du terme. Sans intermède ni interruption. Sans se dérober en coulisse, sans reprendre haleine. Naturellement, l’immobilité, le surplace, l’alenti du début est de courte durée, illustré phoniquement par un métronome au son augmenté. Suit une composition aux petits oignons d’Ori Lichtik. Électro et, par endroits, également acoustique, avec ajouts de percussions en chair et en os et staccati dissonants.

© @ André Le Corre

© André Le Corre

On ne retrouve plus dans le titre la notion d’O.C.D (désordre compulsif obsessionnel, autrement dit, de tic ou de T.O.C.), mais la forme ou la formule mise au point par Eyal et Behar, use de mouvements en apparence désordonnés. En apparence, du moins, en réalité sous contrôle. Pour preuve: la coordination gestuelle toujours juste de la petite troupe et qui n’est pas synonyme d’unisson : les effets de décalages, variations sur un même thème, échappées libres dans des solos de haute volée sont constants et viennent contrebalancer le travail d’ensemble.
Les justaucorps, confectionnés par Odelia Arnold, Rebecca Hytting et Gon Biran, remplacent joliment les académiques de la modern dance. Les tenues sont sexy et unisexe mais, au lieu de deux bretelles comme leurs consœurs, les trois garçons se contentent d’une, comme les Hercule de foire. De même, le style de chevelure est strict. Les unes ont le chignon des ballerines d’antan, les autres arborent une coupe courte. Tous ou presque, gominés. L’accessoire étant banni, le jeu atmosphérique et métrique des lumières d’Alon Cohen permet de se passer de décor et il faut le signaler, de fumigènes !


Nous devons nommer les extraordinaires interprètes distribués pour l’occasion : Darren Devaney, Heloise Jocqueviel, Juan Gil, Alice Godfrey, Johnny McMillan, Keren Lurie Pardes et Nitzan. La technique exigée par Sharon Eyal ne leur fait pas peur mais les galvanise. Ne les rebute pas l’abstraction géométrique, tempérée, certes, par des velléités sentimentales, regards en coin et petits cris de soulagement ou d’encouragement.
La contrainte étant d’ordre poétique, la mathématique leur permet de s’exprimer pleinement. Le final est empreint de lyrisme, « bauschien »,  rehaussé d’une magnifique milonga pampeana Quimey Neuquen de José Larralde (1967) dédiée aux Indiens Mapuche et à la nature. Au ciel, au soleil, à la pluie.

Nicolas Villodre

Spectacle vu à l’Espace 1789,  2 rue Alexandre Bachelet, Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis). T. : 01 40 11 70 72

 

Il ne m’est jamais rien arrivé de Vincent Dedienne, mise en scène de Johanny Bert

Il ne m’est jamais rien arrivé textes de Jean-Luc Lagarce choisis et dits par Vincent Dedienne, mise en scène de Johanny Bert

Un spectacle joué en parallèle, au théâtre de l’Atelier de Juste la fin du monde avec Vincent Dedienne dans le rôle de Louis ( voir Le Théâtre du Blog).  Qui était Jean-Luc Lagarce? Mal connu de son vivant, il est un des auteurs contemporains les plus joués en France et ses pièces, traduites en vingt-cinq langues, ont été jouées dans de nombreux pays. Mais il est aussi l’auteur d’un Journal de huit cent pages absolument formidable tenu jusqu’à sa mort. Il aurait aujourd’hui soixante-dix sept ans. Vincent Dedienne part comme en exploration dans les Carnets de celui qui a eu une vie souvent solitaire entre Paris et Besançon dans les années soixante-dix à quatre-vingt.

© Jeans-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Le souvenir que nous gardons de lui est un Jean-Luc Lagarce terriblement amaigri par le sida, venu gentiment nous apporter lui-même une photo pour un article sur La Cantatrice chauve qu’il avait remontée. Nous avons un peu parlé puis nous lui avons offert un café mais il n’avait pas trop le temps. Il est parti et nous ne l’avons jamais revu: mort peu après, à seulement trente-huit ans en 95 ! Il demande dans ce Journal que rien ne rappelle son existence: aucn nom, et aucune date sur sa tombe. Qu’importe son théâtre est joué partout et
Vincent Dedienne voulait évoquer la vie de l’auteur: « J’ai toujours voulu faire quelque chose avec le Journal de Lagarce. La proposition de Johanny de me confier le beau rôle silencieux de Louis dans Juste la fin du monde, a été le déclencheur : tout ce que sa famille voudrait que Louis dise, et tout ce qu’il tait, je le dirai moi, au public, dans ce seul-en-scène ! »
Il a choisi des extraits  de ses Journaux: vingt-trois cahiers  de 1977-il avait juste vingt ans -jusqu’en 95, trois jours avant sa mort, des suites du sida. Et de Trois Récits :  Le Voyage à La Haye, et Le Bain. « La proposition de Johanny Bert de monter Juste la fin du Monde et de me confier le beau rôle de Louis, le fils taiseux, a été le déclencheur : tout ce que sa famille attend qu’il dise, qu’il dise enfin (c’est-à-dire « voilà qui je suis ») et tout ce que Louis ne leur dira pas, je l’imagine et je le dirai au public, dans ce seul en scène tiré des Journaux. « Il ne m’est jamais rien arrivé…. juste la fin du monde». Voilà ce que Jean-Luc pourrait « hurler une bonne fois (…) seul dans la nuit, à égale distance du ciel et de la Terre. »
Vincent Dedienne nous fait revivre avec une impeccable diction, le jeune homme fou de théâtre qui, à Besançon, crée sa compagnie le Théâtre de la Roulotte, aujourd’hui occupé parr Stéphanie Ruffier, spécialiste du théâtre de rue. Cela aurait bien plu à Jean-Luc Lagarce… Le comédien nous raconte les rapports difficiles  du dramaturge avec ses parents qui ne comprennent pas qui il est, comme son frère et sa sœur.  Sa mère gouvernant son père et voulant diriger son fils. Il note assez drôlement: avec cela comment ne pas devenir homosexuel!
Mais ce solo est aussi l’occasion de raconter aussi une vie déchirée entre Besançon et Paris, ses histoire de sexe et d’amour avec des garçons le plus souvent rencontrés aux Tuileries à Paris, dans une rue de Lyon, la découverte de sa séropositivité, ses innombrables rendez-vous avec des spécialistes à l’hôpital où une infirmière dit qu’ils sont heureux d’avoir un metteur en scène comme patient! Et les dizaines d’analyses de sang, d’urine mais aussi d’excréments à envoyer par la Poste .. Jean-Luc Lagarce ne nous épargne rien mais il semble malgré tout assoiffé de vivre et de braver la mort: il parle de son émerveillement pour Peer Gynt mis en scène par Patrice Chéreau qu’il a vu au T.N.P. à Villeurbanne, les textes d’Hervé Guibert…
Jean-Luc Lagarce sait qu’il va mourir comme un de ses amants préférés qu’il voit décliner à chque fois qu’il le voit mais dans son Journal, il note aussi soigneusement comme pour exorciser les choses le nom des artistes qu’il a connus et qui se sont envolés: Coluche, Delphine Seyrig, Jacqueline Maillan, Michel Serrault, Patrick Dewaere, Roland Barthes et tous ceux emportés par le sida : Bernard-Marie Koltès, Copi, Michel Foucault, Hervé Guibert, Jacques Demy… Cela fait quand même beaucoup! On sait moins qu’il y eu aussi des hommes politiques comme Michel Guy, ancien ministre de la Culture qui avait créé le festival d’automne. Et les jeunes générations qui n’ont pas connu celles qui ont vécu cette sale période, doivent avoir du mal à réaliser à quel point cette épidémie a été ravageuse…
Johanny Bert, dans une mise en scène très dépouillée mais singulièrement efficace nous fait revivre Jean-Luc Lagarce  comme si on le voyait: déjà bien malade. Et à la fin, le médecin diagnostique la perte d’un d’un œil puis sans doute de l’autre. Pourtant il se racorche à la vie et refuse d’être hospotalisé ete déclare aux médecins qu’il a beaucoup de trop de choses à faire en priorité pour sa compagnie! Et il sera très heureux de la réussite de La Cagnotte d’Eugène Labiche jouée en tournée. Ce spectacle pourrait être triste mais non, on se dit qu’après tout, il aura eu une vie riche, même s’il est mort quand ses textes commençaient à être seulement connus.

Sur le plateau noir, à cour,  Irène Vignaud fait sur une tablette, des croquis  en blanc, projetés sur un rideau de fils noirs: la terrasse du Père Tranquille aux Halles, les visages de Coluche, etc.  Et elle note quelques dates rayées au fur à mesure: celles d’une vie qui s’en va inexorablement vers sa disparition! Cetta artiste apporte avec discrétion beaucoup au spectacle.
Johanny Bert dirige avec sensibilité et précision Vincent Dedienne. Habillé tout en noir, il évoque avec humour et tendresse cette vie qui s’est éteinte il y a déjà trente ans. A un moment, il joue avec une marionnette à taille humaine d’un blanc immaculé, celui symbolique des hommes avec qui le dramaturge a fait l’amour. A la fin, il y a cette phrase à la fois douloureuse et pleine d’espoir: «Je disparais, mais tout va bien. »  Comment ne pas être bouleversé  par cette impeccable évocation scénique de ce dramaturge à la si courte vie. Allez absolument voir ce court mais magnifique solo que nous n’oublierons pas et qui fera date. Il reste peu de jours à l’Atelier mais sera sans doute  repris.


Philippe du Vignal

 Théâtre de l’Atelier, place Charles Dullin, Paris (XVIII ème). T . :  01 46 06 19 89.

Le Sémaphore, Cébazat (Puy-de Dôme), du 25 au 27 mars et La Halle aux Grains, Blois (Loir-et-Cher), le 29 mars.

L’ensemble de l’œuvre de Jean-Luc Lagarce est publié aux éditions Les Solitaires intempestifs qu’il a fondées en 1992 avec François Berreur.

 

 

C’est pas parce qu’on n’a rien à dire qu’il faut fermer sa gueule, écriture et mise en scène de Johana Giacardi

C’est pas parce qu’on n’a rien à dire qu’il faut fermer sa gueule, écriture et mise en scène de Johana Giacardi

Le titre vous chatouille la mémoire, pour peu que vous ayez vécu au siècle dernier. C’est une phrase due à Michel Audiard, le roi (plutôt anarchiste) du dialogue dans les grands films populaires à la française.  reprise pour le titre de celui de Jacques Besnard sorti en 1975, avec, entre autres, Christian Clavier, Gérard Jugnot et Thierry Lhermitte à leur période café-théâtre. Ce qui ne nous rajeunit pas…
Mais ce n’est pas le propos de Johana Giacardi. Elle s’intéresse à une autre idole du temps passé et non du cinéma mais de la radio: Macha Béranger. Allo, Macha ? La nuit, c’était l’heure des confidences et des émotions dans le noir. Elle écoutait et répondait avec sa voix grave, brisée et tendre. L’idée : il faudrait écouter les gens ordinaires, «normaux» ou non, et pas seulement les « experts » détachés par contrat, de toute affectivité et de tout mal-être ou besoin de consolation.

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© Fanny de Chaillé

 

Cela donne un spectacle assez éloigné de la radio, dans un jeu astucieux de tricotage entre improvisation, construction, récits et mots lancés comme des balles, d’un côté à l’autre de la piste circulaire, image de possible table ronde. Entre vérité et fiction- qui n’est pas mensonge mais déguisement-on voit se révéler des Super-Z-héros dans leur costume rituel, on assiste à l’éclosion de confidences joliment mises en scène, sur fond de culture commune (le clown, Roméo et Juliette)… Avec cinq jeunes comédiennes vives, drôles, pleines d’énergie et même, par instants, émouvantes. D’autant qu’elle payent de leur personne en donnant la matière des récits. Les spectateurs, sollicités à participer, acceptent joyeusement de devenir « confidents ».
Au passage, la matrice café-théâtre des années soixante refait surface, quoique la meneuse de jeu la refuse (ou fasse semblant ?). Casser en douceur le mur qui sépare le théâtre, du café, le spectateur passif, des acteurs actifs (pléonasme) et enfin, la scène, de la salle…  Du déjà vu mais Johana Giacardi le sait, qui déjoue à l’avance la critique, dans une savoureuse parenthèse.

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©Fanny de Chaillé

Et sans le faire exprès (mais, va savoir, avec tout ce jeu de vrai-faux et de chausses-trappes…), elle pose l’un des paradoxes du théâtre. Pourquoi la « participation» ne marche pas ? Parce qu’on n’en a pas besoin. Elle est déjà là dans le théâtre « sage »  et traditionnel. Rire, écouter dans un silence intense, c’est participer. Huer, lancer des tomates (pratique heureusement désuète), surtout quand elles visent les « méchants », c’est participer. Mais essayer quand même de faire sauter la frontière entre les groupes de spectateurs et acteurs (ou l’inverse) permet avec bonheur au spectacle vivant de rencontrer un public tout aussi vivant.  Un bon point pour la compagnie les Estivants et pour sa meneuse Johana Giacardi. Tout cela pour un spectacle modeste, très travaillé et têtu même s’il se donne des apparences bohèmes avec un brin d’insolence,  et qui fait plaisir.

Merci donc au Théâtre Public de Montreuil qui a invité cette «belle et rebelle » (Ha! Ha !) bande de filles dans un cadre qui n’en est pas un, puisque les spectacles sont hors-cadre avec T.P.Mob, autrement-dit mobile, dans plusieurs quartiers et auprès des collectivités avec des ateliers proposés par les artistes, ils donnent corps au rêve de la Décentralisation : du théâtre partout et pour tous, sans intimidation… Un peu de corps, c’est déjà beaucoup. Il faut bien s’y mettre, surtout au temps de : «Debout pour la Culture»…

 Christine Friedel

Spectacle vu à La Parole errante, Montreuil (Seine-Saint-Denis).
Et du 11 au 15 février au Théâtre Public de Montreuil, salle Maria Casarès, 63 rue Victor Hugo, Montreuil. T. : 01 48 70 48 90.

Pour les représentations hors-les-murs, billetterie responsable : 20, 15, 10, 5 ou zéro €, selon vos moyens, En sachant qu’une place pour un modeste spectacle (mais comptant de nombreuses heures de travail) revient à 87 €. Heureusement, il existe encore des subventions !

 

 

 

 

L’Intruse et Les Aveugles de Maurice Maeterlinck, mise en scène de Tommy Milliot

L’Intruse et Les Aveugles de Maurice Maeterlinck, mise en scène de Tommy Milliot

Le directeur du Nouveau Théâtre de Besançon a surtout monté des textes d’auteurs contemporains:  Winterreise de Fredrik Brattberg Massacre de Lluïsa Cunillé L’Arbre à sang d’Angus Cerini mais aussi Médée de Sénèque.  Il met en scène aujourd’hui deux des trois pièces -avec Les Sept Princesses- de La Petite Trilogie de la mort du jeune  Maurice Maeterlinck dont les pièces comme La Princesse Malouène, une  pièce pour enfants L’Oiseau bleu (1908),  sont peu jouées. Tadeuz Kantor avait peiné à monter La Mort de Tintagiles et Claude Régy avait mis en scène Intérieur  (2014) et plus récemment Daniel Jeanneteau, Les Aveugles  (voir Le Théâtre du Blog).
Le grand dramaturge a transformé la conception du drame et de 1889 à 1894, il publie huit pièces aux thèmes symbolistes où les personnages sont le plus souvent immobiles et passifs; l’un d’eux représente  le destin. La plupart de ces œuvres ont inspiré de nombreux opéras et actuellement Wouajdi Mouawad crée à l’Opéra-Bastille, Pelléas et Mélisande (1892), sommet du théâtre symboliste, mis en musique dix ans plus tard par Claude Debussy. Et curieusement, il y a un siècle, Antonin Artaud admirait Maeterlink: « Ici, le destin déchaîne ses caprices ; le rythme est raréfié, spirituel, nous sommes à la source même de la tempête, aux cercles immobiles comme la vie. Il a introduit le premier dans la littérature la richesse multiple de la subconscience. » Et plus curieusement encore Henry Miller trouvait que « dans œuvres, on est amené  à méditer sur les grandes figures du passé. »

 

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage Les Aveugles

Deux pièces en un acte écrites par un auteur de vingt-neuf ans en 1890 qui veut rompre avec le conformisme théâtral de son époque. Pas d’intrigue compliquée et une grande simplicité d’action dramatique. « Elle disparaît comme une conséquence logique de l’absence de protagoniste actif. dit Jean Paul Duffet, et s’efface en raison de l’apparition d’actants humains abouliques. (…) Attendre quelqu’un justifie la passivité de ceux qui attendent et qui ne font rien d’autre qu’attendre. Ces figures vivent pour le seul moment où l’absent devrait (ré)apparaître. Il y a une solidarité sémantique et structurelle entre l’aboulie et l’attente, qui est, par excellence, une situation de non-action. »
Et ces œuvres en général jouées ensemble, sont courtes :quarante minutes pour L’Intruse  et soixante pour Les Aveugles. La  première a lieu à l’intérieur, et l’autre, en plein air et des personnages qui doivent attendre, préfigurant ceux du célèbre En attendant Godot de Samuel Beckett.  Dans la première pièce, un grand-père, aveugle ou presque, vit dans un château où sa fille vient d’accoucher dans une chambre proche. Autour d’un table ovale, ce grand-père, le  père de la jeune femme, son oncle et trois filles dans l’œuvre originale mais ici une seule. Une pièce mal éclairée par une lampe qui a des sautes d’humeur.  On entend le balancier d’une horloge et on comprend vite que cette jeune mère n’est pas en bon état mais personne, mis à part le grand-père ne semble inquiet. Lui, le non-voyant comme on dit maintenant, a un pressentiment: il n’entend plus le bruit du vent ni le chant des rossignols. Il croit avoir quelqu’un près de lui… Bref, la mort n’est pas loin…
Dans Les Aveugles, une dizaine d’hommes en manteau et quelques femmes et deux êtres encapuchonnés (des mannequins) assis, absolument immobiles sur quatre gradins: dans le texte de Maurice Maeterlink, une «très ancienne forêt septentrionale ».  Ils sont loin, très loin même de l’hospice où il sont hébergés, mais ces aveugles perdus espèrent encore sentir venir leur guide. En parlant-c’est tout ce qui leur reste- ils vont se connaître…Mais la peur, de l’autre de l’inconnu,  la crainte du lendemain, la solitude mal assumée,… Autant de thèmes qui nous parlent encore
Tommy Milliot a conçu deux remarquables scénographies-réalisées par  l’Atelier du Nouveau Théâtre Besançon-Centre Dramatique National. La salle du château de L’Intruse est toute en bois avec juste une table quatre chaises. Et pour figurer la très ancienne forêt septentrionale des Aveugles. un simple gradin avec, dans le fond, trois colonnes au diamètre différent, sous un beau clair-obscur imaginé par Nicolas Marie et Vanessa Cour a fait un travail sonore exemplaire: seuls de légers bruits parcourent la scène…

 

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La direction d’acteurs est très précise et dans la première pièce, Bakary Sangaré se tire au mieux du rôle principal mais pas facile de l’Aïeul. Et dans la seconde, Gilles David, Alexandre Pavloff, Claïna Clavaron, Dominique Parent, Blanche Sottou, Aristeo Tordesillas, avec Charlotte Clamens, exemplaire, ont la diction irréprochable et absolument nécessaire quand il faut dire la langue ciselée de Maurice Maeterlink.
Thierry Godard, engagé l’an passé à la Comédie-Française et sans doute plus habitué aux micros de cinéma, devrait faire un effort… esse, le border collie, vieux compagnon des bergers, est étonnant à la fin,  de vérité. Mais pourquoi cet immobilisme imposé aux acteurs sauf, à la fin où tous les aveugles assis face public, vont doucement se lever…
A voir? A condition de vraiment aimer la prose poétique de l’écrivain belge, sinon, on risque d’être déçu…

 

Philippe du Vignal

Jusqu’au 2 mars, Comédie-Française-Théâtre du Vieux-Colombier,  21 rue du Vieux-Colombier, Paris (VI ème). T. : 01 44 58 15 15.

 

Sept leçons et cinq contes moraux, d’après Elizabeth Costello, L’Homme ralenti, L’Abattoir de verre de John Maxwell Coetzee, mise en scène de Krzysztof Warlikowsk

Sept leçons et cinq contes moraux, d’après Elizabeth Costello, L’Homme ralenti, L’Abattoir de verre de John Maxwell Coetzee, mise en scène de  Krzysztof Warlikowski  (spectacle en polonais surtitré en français et en anglais)

La pièce créée en avril dernier au Nowy Teatr à Varsovie, n’avait pas convaincu le public du festival d’Avignon dont une bonne partie avait abandonné en cours de route (voir Le Théâtre du Blog). Jean Couturier regrettait une dramaturgie peu claire avec le plus souvent, deux à quatre personnages perdus sur l’immense scène de la Cour d’honneur… Nous avons voulu voir ce que cela pouvait donner sur le plateau de la Colline, nettement plus adapté.D’abord en guise de préambule de ce spectacle estouffadou-quatre heures avec un court entracte-un dessin animé style manga, où une adolescente, grands yeux vides et cheveux violets, dit: « Je n’ai pas de voix. » Un personnage à la voix un peu artificielle, tirée d‘Anywhere out of the world (2000) un film de Philippe Parreno.
Krzysztof Warlikowski qui avait déjà fait jouer le personnage de cette Elisabeth Costello imaginée par J. M. Coetzee,, romancier et professeur en littérature australien,prix Nobel 2003,  dans plusieurs de ses spectacles dont Phèdre(s), va ensuite durant quatre heures-avec une bref entracte-nous offrir des moments de sa vie Ici interprétée par plusieurs actrices et un acteur.

©  Magda Huecke

© Magda Huecke

Mais il entend bien faire évoluer son théâtre avec ce nouvel opus: “Je ne vois plus de sens à raconter des histoires ; je m’intéresse plutôt à montrer quelqu’un de libre et qui l’exprime à travers la parole. Je ne voulais pas trop la déterminer, d’où les différentes incarnations du personnage sur scène. » Il maîtrise de façon toujours aussi remarquable cette technique du récit par morceaux mais ici l’ensemble fonctionne beaucoup moins bien!  Fiction et vérité, long questionnement sur le sens de la vie et surtout sur la fin de notre existence sont les sujets de réflexion qui préoccupent Elisabeth Costello, un personnage qui traverse plusieurs romans de John Maxwell Coetzee. Autrice importante invitée à faire des conférences sur son œuvre, sur sa théorie de la littérature et à participer à des colloques en Europe et dans le monde, elle discute aussi  avec son fils qui l’accompagne. On passe d’une chambre d’hôtel à des sièges d’avion, puis à un restaurant. La première partie est d’une lenteur absolue et les monologues succèdent aux monologues logorrhéiques: c’est  long comme un jour sans pain, disaient nos grand-mères…
Cette Elizabeth Costello, ici impeccablement jouée à plusieurs âges de sa vie, fascine depuis longtemps Krzysztof Warlikowski mais  ici, on ne voit pas bien où il veut emmener les spectateurs! Un jeune couple près de nous dormait paisiblement et n’est pas revenu après l’entracte… comme de nombreux autres  lassés par ce qui ressemble à une quête existentielle. Même si on ne se lasse pas de regarder cet immense espace vide ou presque- la marque de fabrique de Krzysztof Warlikowski- imaginé par Małgorzata Szczęśniak, sa remarquable scénographe qui a signé les costumes:  côté jardin, des toilettes avec lavabo comme dans Damön, de temps en temps fermées par un long rideau, une chambre d’hôtel, un cabaret figuré par quelques tables. Côté jardin, une autre table pour dix convives alignés, de grandes images vidéo de glaciers avec un bateau, des forêts tropicales…  Et côté cour, une espèce de couloir sur roulettes aux hautes vitres où peuvent se tenir plusieurs personnages et qu’on avait déjà vu où dans sa merveilleuse adaptation d’A la Recherche du temps perdu de Marcel Proust.
Des images de toute beauté, mais difficile de suivre à  la fois le texte en surtitrage, placé beaucoup trop haut, et les acteurs sur scène aux voix rendues trop uniformes à cause des micros H.F., leurs visages projetés sur grand écran: on s’étonne que le grand metteur en scène polonais utilise encore ce genre de poncifs… Et rien à faire, la dramaturgie ne suit pas et mieux vaut avoir le mode d’emploi, si on n’a pas lu les romans de J.M. Cotzee: tout semble ici un peu superficiel et il n’y a guère d’ émotion! Ce gros avion n’arrivera pas à décoller, sauf à la fin, après trois heures: là enfin! on retrouve le grand Warlikowski. Mais pour le reste, tout se passe comme s’il avait surtout avoir voulu se faire plaisir à lui plutôt qu’au public .
Dans le second volet, Elisabeth Costello, devenue à la fin une grand-mère aux cheveux blancs, un peu diminuée et très angoissée- bien incarnée par Maja Komorowska (quatre-vingt sept ans)- pensant à sa fin de vie et à sa disparition qui lui semble proche. Elle parle aussi de la mort cruelle des animaux dans les abattoirs. C’est un des rares bons moments d’un spectacle trop » gentil », trop conforme à l’esthétique maintenant bien connue du metteur en scène polonais (grands espaces, éclairages parfois violents, vidéos… mais ici auto-académique et sans véritable force théâtrale!
Cette pièce ne nous a jamais surpris et nous sommes ressortis fatigués et déçus. Le spectacle, dans une salle à la fin à moitié vide, a été mollement applaudi  et il y a juste eu deux rappels. Mariusz Bonaszewski, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dałkowska, Bartosz Gelner, Małgorzata Hajewska-Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cieślak, Maja Komorowska, Hiroaki Murakami, Maja Ostaszewska, Ewelina Pankowska, Jacek Poniedziałek, Magdalena Popławska, tous impeccables, sauvent le spectacle…
Krzysztof Warlikowski, metteur en scène des plus expérimentés-il a signé des dizaines de spectacles- que  nous avons connu mieux inspiré, pourrait se demander pourquoi à Avignon, comme au Théâtre de la Colline, le public sans aucun jeune, a boudé le récit de la vie de cette Elisabeth Costello. Sans doute en grande partie à cause d’une mauvaise balance entre un texte difficile à lire, parfois obscur, trop lourd et aux sur-titres retransmis sur grand écran, les visages des acteurs ou de paysages et des images redondantes comme, à la fin, ce troupeau de moutons quand Ellisabeth Costello parle de la mort d’un mouton… « L’écran, dit la philosophe Marie-José Mondzain, instaure un nouveau rapport entre la mimesis et la fiction. Faut-il redire cette chose triviale, d’évidence, que l’écran n’est pas une scène. «  

 

Philippe du Vignal

 Jusqu’au 16 février, La Colline-Théâtre National, 15 rue Malte Brun, Paris (XX ème). T. : 01 44 62 52 52.

 

Gigenis, The generation of the earth, direction artistique d’Akram Khan

Gigenis, The generation of the earth, direction artistique d’Akram Khan

Akram Khan renoue avec la danse traditionnelle indienne avec, ici, un épisode du Mahabharata. Cette longue épopée évoque l’avidité, la perte, la joie et la peur dans une famille et avait été mise en scène par Peter Brook en 85 au festival d’Avignon. Le chorégraphe, alors âgé de treize ans, participait à cette grande aventure restée dans les mémoires.
Il revendique l’influence de Peter Brook, Pina Bausch et Ariane Mnouchkine sur son travail. Des créateurs qui ont foi en l’humanité comme lui : “Dans la pensée moderne, dit-il, on nous enseigne souvent qu’il faut voir pour croire. Mais autrefois, mes grands-parents estimaient qu’il fallait avoir la foi pour  bien voir  et cette dernière approche m’a toujours guidé dans mes projets. Je retourne aujourd’hui à mes racines, à ma tradition et à mon passé qui a toujours nourri mon présent.”

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Le vaste espace de jeu est délimité à cour et à jardin, par les musiciens. Cette chorégraphie s’adresse plus au sens qu’à la raison: il ne faut pas chercher ici une narration précise qui risquerait de parasiter l’émotion. Dans ce spectacle total, toutes les formes d’expression se mêlent et pour la première fois, Akram Khan s’entoure d’artistes développant les traditions classiques indiennes mais venant d’univers différents avec deux  percussionnistes, une artiste anglaise au chant et à la contrebasse, un Indonésien au chant et au violon, une chanteuse britannique d’origine bangladaise, une chanteuse venant de Singapour, un chanteur d’origine américaine et indienne.
Tous exceptionnels, ils forment avec les danseuses et danseurs dont Akram Khan, un ensemble d’une grande harmonie et selon lui, sont les véritables auteurs de la pièce. Il s’adresse avant tout à notre spiritualité: “L’amour est universel, il transcende les murs et l’émotion qui se crée sur scène est aussi universelle et n’a pas besoin d’explication.”
Nous découvrons plusieurs styles de danse traditionnelle indienne dont celle de Kapila Venu, spécialiste du Kutiyattam, une tradition théâtrale du Kerala qui a plus de 2.000 ans et qui se joue en général dans un petit espace éclairé par une lampe à huile. Cette danse est fondée sur une gestuelle complexe des mains à laquelle s’associent l’œil et le regard qui, selon Kapila Venu est: “La partie la plus expressive de notre corps”. Le chorégraphe nous invite donc à une expérience esthétique et philosophique hors-norme: « Je cherche la poésie qui ouvre à une réflexion, je suis contre la vision binaire des choses, je suis pour un entre-deux plus complexe. »

Jean Couturier

Le spectacle a été joué du 11 au 14 janvier, au Théâtre des Champs-Elysées, 15 avenue Montaigne, Paris (VIII ème). T: 01 49 52 50 50.

 

Suis-je bête ?!, conception et mise en scène de Guillaume Clayssen

Suis-je bête ?!, conception et mise en scène de Guillaume Clayssen

 Bonne question et beau sujet, à forger et à développer dans les lycées et collèges, avant de l’exposer au théâtre: qu’est-ce qu’être bête ? En général, on s’exclame: suis-je bête! au moment précis où on ne l’est plus (on a trouvé la solution cherchée, on s’aperçoit de son erreur ou de son aveuglement…). Mais l’adjectif bête sert plutôt à « traiter“ les autres. Il peut rester anodin, tendre, même, mais a toujours un petit effet humiliant. Le concepteur du spectacle, ex-professeur de philosophie et actuel comédien et metteur en scène, a choisi d’attaquer par l’autre face : l’intelligence. Ça y est, on le sait, mais on a encore besoin de l’apprendre : le Q.I. (quotient intellectuel) mesure l’intelligence sociale, l’intelligence de classe. Autrement dit, il s’appuie sur le capital culturel. On n’a donc pas fini de l’explorer, d’autant que l’intelligence artificielle vient s’en mêler, I.A., de son petit nom.

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Celle-ci nous vaudra un moment savoureux du spectacle : les machines ont-elles une âme ? Une faculté de calcul quasi infinie, certes, mais une âme ! L’irritation de l’humain contre l’impassibilité (intarrissable !) de la machine prouve soit qu’elle n’en a pas, soit qu’elle est particulièrement perverse. Le tout jetant une pierre dans le jardin de Descartes.

On aurait voulu aimer toute la pièce, mais un obstacle nous en empêche : celui que le comédien s’oppose à lui-même. Est-ce prendre une saine distance que de s’installer dans la dérision, si légère soit-elle ? Le refus de s’engager, d’y aller, fait que le spectateur de bonne foi lâche l’affaire au bout d’un moment. Mais, car il existe des mais positifs, Guillaume Clayssen a l’intelligence de n’entrer pas seul sur scène. Il a invité la danseuse et acrobate Louise Hardouin, avec qui il avait déjà travaillé. Et ce n’est pas bête : elle n’illustre pas simplement les propos sur l »intelligence du corps », elle crée de la beauté, du mystère, bref de la poésie. Et se révèle très bonne comédienne quand elle joue l’ado désossée par l’ennui au collège, la prof de math exaspérée par son élève décidément trop, trop bête… Voilà, avec des “mais“ et des “oui, mais“…

 Christine Friedel

Jusqu’au 25 février, Théâtre de Belleville, 1 passage Piver, donnant sur le  94 rue du Faubourg du Temple, Paris (XIème). T. : 01 48 06 72 34.

Le 13 février, Neumünster (Luxembourg).

En 2026 : Scènes Vosges à Epinal (Vosges), du 19 au 21 janvier; Le PALC-Festival les 400 coups à Châlons-en-Champagne (Marne) .
Saison Culturelle de Bischeim (Bas-Rhin), le 9 avril.
13e Sens à Obernai (Bas-Rhin) en mai.

 

 

 

 

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