La Guerre de l’eau, texte de Rémi De Vos, mise en scène d’Arthur Radiguet

La Guerre de l’eau, texte de Rémi De Vos, mise en scène d’Arthur Radiguet

L’argument: de jeunes acteurs veulent essayer de sauver le monde en montant une pièce de théâtre en moins de vingt-quatre heures. « Ce projet artistique est leur réponse à une problématique globale et locale à la fois qu’ils souhaitent aborder par le biais de l’art pour transformer les spectateurs en « spect-acteurs ». Sur un mode comique, La Guerre de l’Eau propose une réflexion sur les enjeux cruciaux de notre époque (écologie, féminisme, racisme…) en interrogeant notre manque de vision vis-à-vis de l’avenir. »

« Arthur, dit Rémi de Vos, je le connais depuis des années. Je donne parfois des cours de théâtre et il a été mon élève. Il arrivait de Nouvelle-Calédonie. Je ne me souviens pas l’avoir vu monter sur la scène. Il regardait, c’est tout. Il était plutôt du genre calme et tranquille.(…) Quelques années plus tard, il m’a téléphoné pour m’interviewer à propos d’un livre qu’il écrivait. Il venait de terminer un tour du monde ou il avait interviewé des comédiens, des auteurs et des metteurs en scènes. Il donnait des cours de théâtre et avait commencé à mettre en scène. Quand il m’a proposé de travailler sur le projet qu’il avait en tête, j’ai répondu: oui. À partir de son idée, nous avons mis au point une trame assez précise de ce qui devait se passer dans la pièce. Nous avons inventé l’histoire et les personnages. Arthur a trouvé les comédiens et nous avons commencé à travailler les situations par improvisations. Après quelques semaines, j’ai écrit le texte et la pièce a vu le jour. « 

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Arthur Radiguet semble découvrir le « théâtre dans le théâtre » comme lieu de quiproquos, voire d’engueulades  sinon il n’y aurait pas de spectacle et il a clairement l’intention de faire entrer quelques spectateurs dans l’action, en  leur confiant de petites figurations. Et de nombreuses  chaussettes en boule nous attendent sous les sièges. Vous aurez sûrement deviné la fin assez potache…
Rien sur le plateau qu’une chaise et un escabeau en métal. Il y a une belle énergie  chez ces jeunes acteurs qui ont un réel sens du comique mais de là à « susciter chez le public une réflexion sur la nature humaine, sur nos aspirations et nos limites. » il y un fossé. Et Arthur Radiguet laisse trop crier ses acteurs, ce qui devient vite insupportable.
On a connu Rémi De Vos, auteur bien connu et très joué (voir Le Théâtre du Blog), mieux inspiré et l’écriture de plateau (l’expression fait plus mode qu’ improvisations) a encore frappé… Et oui, il y a quelques jets de fumigène, les Dieux savent pourquoiBref, il n’y a pas le compte et cette heure et demi est bien longuette. Refrain connu : ce qui aurait pu être un sketch assez drôle, ici, ne tient pas la distance… Il faudra revoir ces deux actrices et ces deux acteurs dans un projet plus solide.

Philippe du Vignal

Jusqu’au 31 mai, Théâtre de Belleville, passage Piver, Paris (XX ème).  T. : 01 48 06 72 34 16.

 


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Léviathan conception et mise en scène de Lorraine de Sagazan, texte inspiré de faits réels de Guillaume Poix

Léviathan, conception et mise en scène de Lorraine de Sagazan, texte inspiré de faits réels de Guillaume Poix

Léviathan, troisième volet d’un cycle conçu par Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix à partir de questionnements soulevés au cours d’une série de trois cents entretiens. Après La Vie invisible et Un Sacre ( voir Le Théâtre du Blog) Léviathan est fondé sur une mise en cause du fonctionnement judiciaire avec ce qu’on nomme la comparution immédiate. «Comment, dit la metteuse en scène, la notion de réparation résonne-t-elle dans vos vies ? Les gens nous ont majoritairement parlé de deux sujets : l’absence de prise en charge de la mort dans un pays comme la France, et la difficulté de l’institution judiciaire à générer un sentiment de justice. Loin de toute démarche documentaire, thérapeutique ou évangélique. (…) Il ne s’agissait plus de représenter le réel mais de créer du réel. De penser le théâtre comme un contre-espace-une hétérotopie, comme l’a conceptualisé Michel Foucault dans les années 1970 et l’œuvre comme un acte qui a la force originelle de l’action.
Je suis entrée en immersion dans les tribunaux français. Cette longue expérience a pris la forme d’une investigation critique sur nos manières de considérer l’organisation et l’application du droit moderne, interrogeant nos pulsions de jugement et de répression, et confrontant notre idéal de justice aux béances du système pénal contemporain..(…) Léviathan s’intéresse, à l’intérieur du système pénal, à l’une de ses composantes les plus choquantes : la comparution immédiate. «Il n’y a pas de justice dans un tribunal de comparution immédiate. » C’est la phrase que j’ai la plus entendue de la part des avocats que j’ai côtoyés pendant plusieurs mois. »

Cette procédure simplifiée est faite uniquement pour certains délits punis de prison et pour juger l’auteur présumé d’une infraction, à la sortie d’une garde à vue. Mais celui-ci peut aussi obtenir un délai pour préparer sa défense. L’audition dure une vingtaine de minutes (récemment à Marseille six minutes!) et souvent les auditions se prolongent  tard dans la nuit. La peine de prison doit être inférieure à deux ans.
En Norvège, c’est juste une privation de liberté mais les détenus peuvent voter, avoir accès à l’école, aux soins de santé et ont les mêmes droits que tout citoyen. Ils  travaillent et ne sont pas enfermés avant vingt heure trente… La prison exemplaire de Halden a été conçue pour minimiser le sentiment d’incarcération, en harmonie avec la nature environnante. Chaque détenu a sa cellule avec toilettes, douche, réfrigérateur, bureau, écran plat et vue sur la forêt. Inutile de dire qu’en France, on est loin de ce modèle connu dans toute l’Europe…avec un politique ultra-sécuritaire: les prévenus souvent s.d.f. et qui n’ont aucune famille proche sont jugés en comparution immédiate pour délits mineurs ou pas vraiment tout à fait.
Mais le commerçant qui se fait voler vêtements ou biens alimentaires, la vieille dame fragile à qui des jeunes gens piquent la carte bancaire avec le code pour se payer un bon restaurant et d’autres achats, doivent aussi être protégés. Mais au lieu d’une répression, école de la récidive  la France, très en retard pour lutter contre la petite délinquance, n’a jamais imaginé un véritable système de réinsertion efficace.
Ce que la Norvège a réussi, la France veut-elle se donner les moyens de le faire? Comparaison n’est pas raison mais les chiffres parlent : il y a là-bas 4.000 détenus pour cinq millions deux cent mille habitants, soit 0,01 % avec un taux de récidive de 20 %. En France pour quelque 69 millions d’habitants, 82. 000 prisonniers, soit environ 0,12 % dont quelque 20.000 en détention provisoire! pour quelque 62. 000 places. Et en un an, le nombre de détenus a augmenté de 7 % ! Taux de récidive : 38% !
Le mal perdure, avec, comme le souligne le dernier numéro de Politis: «surpopulation chronique, retour des peines courtes fermes, suppression de droits civiques, attaques contre les activités de réinsertion et criminalisation des plus précaires. (…) La surpopulation relève d’un choix politique. Selon Jean-Claude Mas, directeur de l’Observatoire International des Prisons. « La surpopulation relève d’un choix politique, la source principale en reste la sur-incarcération. (…) On estime ne pas avoir assez puni tant qu’il n’y a pas eu incarcération, sans se demander si cette peine est proportionnée, ni quel impact elle a sur les personnes détenues et leurs proches .»
Ce que dénonce aussi ce spectacle: en France, l’intendance des prisons est gérée par de grands groupes privés et dit Lorraine de Sagazan «à l’origine du droit pénal, on trouve la croyance selon laquelle il serait possible de trouver une équivalence entre dommages et douleur. En administrant une douleur à un tiers, on cherche un substitut au passé en infligeant une souffrance au présent. Il existe une économie de la cruauté et de la souffrance dans nos sociétés, qui fonctionne par confort et habitude. »

Comment représenter toute cette violence des comparutions immédiates sur un plateau? En 81, le grand Jean-Pierre Vincent avait mis en scène Palais de Justice avec une grande sobriété et un certain réalisme, la  journée ordinaire d’un  de justice où sont jugés les auteurs de petits délits. Un spectacle fondé sur une observation de la compagnie sur le terrain et essentiellement sur le jeu des acteurs dont Evelyne Didi, impressionnante en Procureure de la République.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Lorraine de Sagazan a, elle, privilégié une autre approche en essayant de trouver, dit-elle, «un équivalent du réel qui puisse concerner les spectateurs.» Avec la comparution immédiate de trois prévenus: un jeune homme assez paumé jugé pour conduite sans casque et sans permis d’une moto, un SDF récidiviste qui profère des menaces contre un agent de l’autorité publique, puis une jeune mère de famille qui a volé des vêtements d’enfant seront condamnés en quelque vingt minutes à plusieurs mois de prison ferme. La première audition est sans doute la plus juste mais ensuite la mise en scène est très chargée sur le plan sonore avec des ronflements de basse électroniques, images vidéo inutiles et couches de fumigènes sur sol de tourbe marron: des stéréotypes scéniques actuels que la metteuse en scène aurait pu nous épargner…
Mais ce travail est  remarquable de précision, bien rodé et joué à la perfection. Loin de tout réalisme mais mais sans trop de nuances plus proche d’une certaine distanciation brechtienne: parlé-chanté de la Présidente, magistrats et avocats avec un masque lisse en résine assez étrange et prévenus juste un avec un tissu élastique blanc translucide couvrant leur visage. Les uns et les autres jouant parfois depuis la salle.
La scénographie en tissu orange pâle d’Anouk Maugein, évoque un chapiteau de cirque avec une vingtaine de chaises en bois dépareillées; le dôme, par moments, se soulève comme une respiration. Arrive aussi vers la fin un beau cheval gris-une image visiblement provocante et de toute beauté! Il semble faire ce qu’il veut mais sans doute dressé à cet effet, il va chaque soir manger les pages du code pénal sur le bureau de la Présidente du tribunal et ressortir ensuite aussi calmement… Etonnant !
Bref, une démarche proche d’une performance où sont privilégiées l’action et l’image, comme celles de vidéos en fond de scène avec le visage en gros plan des personnages dialoguant, ou vivant dans un autre contexte comme sur une balançoire de jardin public, ou un visage de Christ issu d’une peinture de la Renaissance. Ou encore une pendule marquant le temps sur écran en minutes et secondes dans la pénombre et le silence le plus total, avant l’extrême fin du spectacle. là aussi on est plus près des arts plastiques que du théâtre-théâtre mais pourquoi pas? Et pour accentuer la réalité de ce tribunal, Khallaf Baraho, un ancien détenu abonné à ces comparutions immédiates amateur-le seul qui ne soit pas masqué-témoigne de leur violence mais dit un texte trop écrit et assez pléonastique de ce qui se passe sur la scène.
Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, Dominique Simonnot, ancienne chroniqueuse du Canard enchaîné a signalé récemment à France Inter, le manque de courage des femmes et hommes politiques face à la surpopulation carcérale, suite en partie à ces comparutions immédiates si souvent dénoncées… Ce que semblent aussi dire Maxime Poix et Lorraine de Sagazan mais mezzo voce, comme s’ils n’avaient quand même pas voulu aller trop loin dans la dénonciation de cette justice expéditive. Et c’est dommage.
Encore une fois, c’est un spectacle bien fait, un peu long qui a été salué par le public, même s’il semblait partagé. Au moins, Léviathan joué dans un théâtre national, a le grand mérite de rafraîchir la mémoire des Français sur ce scandale dans la patrie des Droits de l’homme. Au même moment et à quelques dizaines de mètres, dans le nouveau Palais de Justice, a sans doute lieu une autre pièce, celle des véritables comparutions immédiates dont nous vous parlerons…

Philippe du Vignal

Jusqu’au 23 mai, Odéon-Théâtre de l’Europe, Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès, Paris ( XVII ème) relâches exceptionnelle, les dimanches 11 et 18 mai; représentations surtitrées en anglais les vendredis 9, 16 et 23 mai. T. : 01 44 85 40 40.

Couples, etc. texte et mise en scène de Susana Lastreto Prieto

Couples, etc. texte et mise en scène de Susana Lastreto Prieto

 Rien de nouveau : on sait bien que le quotidien tue l’amour, comme mal fermer le tube de dentifrice, faire du bruit en avalant son café au lait, ne pas répondre à une question de son conjoint ou pire à côté, tout cela peut détruire la plus belle histoire d’amour. Et pourtant le couple dure, comme dans la chanson des Vieux amants de Jacques Brel ou La Femme cachée,des nouvelles de Colette.  Le couple, ce troisième personnage qui n’est pas l’addition d’Elle et Lui, traverse le temps, à moins qu’il ne craque sur le tard, à la surprise générale.

L’autrice et metteuse en scène a choisi une configuration à cinq: un couple, une adolescente qui les observe sans savoir grand-chose quant à ses propres désirs et cherchant à tout hasard du côté du poly-amour et autres tentations, dont celle exercée par l’Ami (Tibor Radvanyi). Cet homme plus âgé  n’est pas attiré par les jeunes filles et pleure son amour mort durant les années sida. Avec eux, veillant sur tous et dépositaire de leurs secrets, la Vieille dame des plis (Susana Lastreto Prieto).

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La mise en scène, minimale par nécessité et par défi relevé avec panache, est fondée sur l’infatigable et savoureux duo Nathalie Jeannet et François Frappier, un couple aussi ferme qu’élastique, et sur la fraîcheur de Marieva Jaime-Cortez.
La trouvaille: les costumes, tous blancs… Elle gardant au fil du temps sa robe de mariée -eh ! oui, le plus beau jour de la vie, dure toute la vie…Et Lui, en complet dont on tombe la veste dans la vie courante.
L’adolescente, en éternel pyjama, proclame à sa façon qu’elle renâcle à entrer dans la vraie vie, et la robe à plis d’ange gardien pour la vieille dame qui semble récupérer les plumes perdues par les autres. Des anges, vous dis-je, mais très humaines et humains.

La ou le critique, toujours gourmand et en appétit, aurait aimé un peu plus de ceci ou de cela. Mais la compagnie GRRR n’est plus une jeune troupe émergente et n’a pas droit aux aides qui lui donneraient le juste temps de son travail. Et le théâtre de l’Epée de bois ne pourrait les lui offrir. Déjà bien beau: il héberge les compagnies (à quel prix ?) dans ses trois belles salles (ici, au premier étage, le Studio avec ses boiseries, elles-mêmes de précieux décors. «Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi.» disait Don Fernand à Don Rodrigue dans Le Cid de Corneille: aux mains de cette équipe-là, le spectacle se musclera et prendra du mordant au fil des représentations.

Christine Friedel

Jusqu’au 25 mai, Théâtre de l’Epée de bois, Cartoucherie de Vincennes, route du champ de manœuvre. Métro : Château de Vincennes+ navette gratuite.) T. : 01 48 08 39 74

 

 

 

 

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Le Rêve et la plainte de Nicole Genovese, mise en scène de Claude Vanessa

Le Rêve et la plainte de Nicole Genovese, mise en scène de Claude Vanessa

 Qui rêve, qui se plaint ? Tout le monde, les gens, nous, enfin le petit monde qui fait la françitude d’aujourd’hui. Sentant un parfum de fin de règne, aggravée par une fin du monde-les glaciers fondent-, l’autrice a été traversée par la figure de Marie-Antoinette et son statut d’icône ambigüe qui représenterait à Trianon, le plaisir de vivre tel que le regrettait Talleyrand : « Qui n’a pas vécu avant la Révolution ne connaît pas le plaisir de vivre. » Une citation apocryphe: il écrivait plus simplement, et avec moins de force:« avant 1780 ». Donc le rêve, avec les somptueux et délicats chiffons de la Reine.

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Là-dessus, faisons confiance à Julie Dhomps : elle a créé pour Marie-Antoinette et la princesse de Lamballe des robes ironiques volumineuses, aux couleurs de B.D. et motifs vitaminés citron et orange,. En hommage à une Côte-d’Azur de rêve plutôt qu’aux orangeries royales.
Non, pour cette Marie-Antoinette-Madame-tout-le-Monde, le rêve, réalisé-c’est se voir offrir une cuisine avec îlot central. Cela mérite qu’on s’y arrête: un « îlot central » encombre le milieu d’une cuisine pour qu’on puisse tourner la sauce, sans… tourner le dos à ses hôtes. Et avec des rangements, s.v.p. Surtout un signe : c’est «classe» et dit bien ce que cela veut dire, chacun au centre de ce monde incertain et décevant, sauvé du naufrage par cet îlot. Mais on ne cuisine pas tant que ça et on se fait livrer par des sans-papiers à vélo. Mais n’épiloguons pas : la couleur des rêves peut être douteuse….

Et la plainte ? Louis XVI, le comte d’Artois et celui de Tilly (un petit zeugma en passant), imperturbablement XVIII ème, se plaignent des « mesures ». Inutile de savoir lesquelles: évidemment gouvernementales, nuisibles, voire inacceptables. Une récréation : le pique-nique où déboulent Fred et Déborah, nos contemporains de la classe moyenne. Le spectacle joue sur les anachronismes, la dérision, le kitsch, une fausse naïveté obstinée, le tout illustré par une succession rapide de jolies toiles peintes. Cela n’interdit pas la quête d’une vraie mélancolie, annoncée d’entrée par la viole de gambe de Francisco Manalich.
L’autrice ne cache pas son ambition pascalienne : rendre compte du profond vide existentiel qui nous fait rechercher le « divertissement ». Et la metteuse en scène travaille beaucoup sur des silences surprenants : cela ressemble à première vue à une comédie fantaisiste qui, selon la loi du genre, devrait faire preuve de rythme. Eh ! Bien non, il faudra y renoncer. Diastoles et systoles, entre silences et moments de comédie, s’étirent, en nous plaçant dans un inconfort sans nous emmener assez loin. Entre divertissement, potache et talentueux, et vertige du vide. Nous restons entre deux chaises: formica et Louis XVI. Ce spectacle ne ressemble à rien mais nous laisse dans une intéressante insatisfaction et il résonne.

 Christine Friedel

 Jusqu’au 25 mai, Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, route du Champ de manœuvre. ( Métro: Château de Vincennes + navette). T. : 01 43 28 36 36.

 

L’Aide-mémoire de Jean-Claude Carrière, traduction en grec de Thomas Voulgaris, mise en scène de Kostas Vassardanis

L’Aide-mémoire de Jean-Claude Carrière, traduction en grec de Thomas Voulgaris, mise en scène de Kostas Vassardanis

Une pièce écrite en 1968. Jean-Jacques collectionne les conquêtes féminines. Un matin, une inconnue sonne à sa porte : Suzanne semble s’être trompée d’adresse. Sans-gêne, elle s’installe chez lui, le dérange dans ses habitudes et met la main sur l’aide-mémoire où il consigne soigneusement les noms de ses amantes et des renseignements personnels. Elle devient vite indispensable à ce célibataire endurci. Entre eux, un dialogue se noue : elle lui dit qu’elle recherche Philippe Ferrand, le père d’un enfant qu’elle n’a pas gardé. Charmé par l’inconnue, il quitte son comportement donjuanesque et lui avoue son amour.

© Gerasimos Mavromatis

© Gerasimos Mavromatis

Dans la seconde partie de la pièce, Suzanne se fait retenir par ce Jean-Jacques trop amoureux pour la laisser partir mais elle refuse de l’épouser… Ils partageront donc l’appartement. Elle, pour le rendre jaloux, lui raconte qu’elle a reçu la visite de Philippe Ferrand et apprend que son hôte s’appelle Jean-Jacques… Ferrand. Il passe toute la journée suivante avec elle mais le tour fusionnel que prend leur relation effraie Suzanne qui est prête à s’enfuir. Mais c’est lui qui la  quittera comme à regret. Classique, l’histoire du séducteur séduit est ici fondée sur des incertitudes et sur un dialogue voué à l’obscurité. Suzanne figure-t-elle dans l’aide-mémoire? Si oui, Jean-Jacques est-il l’homme qu’elle recherche? Autant de questions laissées en suspens. Et rien ne nous permet de savoir quand le dialogue est fondé sur la vérité, ou sur le mensonge. L’histoire de Suzanne, le nom de Jean-Jacques sont peut-être des inventions… Et l’aide-mémoire dont ils parlent tant, ne leur est donc d’aucune utilité. Et la fin est ambiguë: Suzanne attend-t-elle Jean-Jacques? Et lui, reviendra-t-il? Ils n’ont pas d’avenir et leur destin reste aussi improbable, qu’avant cette rencontre. Peut-être faut-il voir ici la griffe d’un scénariste qui a travaillé avec Luis Bunuel, Louis Malle, Milos Forman…

La mise en scène est bien rythmée et Kostas Vassardanis est fidèle à l’esprit du texte et il sait renforcer le mystère et le suspense de façon exceptionnelle. Il projette avec clarté le jeu entre vérité et mensonge. Kostas Vassardanis, un des meilleurs comédiens de la nouvelle génération, incarne Jean-Jacques avec une voix et une gestualité remarquables, toutes en nuances. Comme Daphni Skroubelou, tout aussi excellente.  Le public est séduit. Un spectacle à ne pas manquer !

 Nektarios-Georgios Konstantinidis

 Studio Mavromichali, 134 rue Mavromichali, Athènes. T. : 0030 2106453330.

 

 

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La Cerisaie d’Anton Tchekhov, traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan, mise en scène de Clément Hervieu-Léger

La Cerisaie d’Anton Tchekhov, traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan, mise en scène de Clément Hervieu-Léger

C’est une reprise du spectacle créé en 2021. La scénographie d’Aurélie Maestre transporte aisément le spectateur au début du siècle dernier, avec des témoignages signifiants d’un passé révolu : billard, éventail, samovar, hauts murs en bois témoignant d’un glorieux passé familial, vieilles valises… Et Bruno Bouché, chorégraphe a donné une belle fluidité aux mouvements des personnages. Une cerisaie et la maison, propriété de la famille Ranevskaya vont être mise aux enchères pour payer les dettes accumulées. Liouba, sa propriétaire (interprétée avec sensibilité par Florence Viala) revient de Paris où elle vit dans un monde loin des réalités matérielles de l’époque. Gaev, son frère (Éric Génovèse très convaincant) est lui aussi insouciant. Seul Lopakhine « fils de Moujik» comme il se décrit lui-même (ténébreux Loïc Corbery) garde les pieds sur terre. Devenu entrepreneur, il veut acheter cette terre et les cerisiers pour y construire des datchas. Ce qui se réalisera….

©  Comédie-Française Vincent Pontet

© Comédie-Française Vincent Pontet

Ici, la cerisaie est représentée par un tableau impressionniste, véritable métonymie de ces arbres centenaires, symbole d’une nature fragile, vouée aux futurs coups de hache qui se feront entendre à la fin… Une longue descente aux enfers vers la modernité commence pour cette famille qui s’accroche à un ancien mode de vie, bohème et irresponsable… Dans une lettre, Stanislavski écrit à Anton Tchekhov le 22 octobre 1903 : «La Cerisaie est votre meilleure pièce. Je m’y suis attaché plus qu’à notre chère Mouette. Ce n’est pas une comédie, pas une farce, comme vous me l’écriviez, c’est une tragédie, quel que soit le chemin vers une vie meilleure que vous ouvrez au dernier acte. Cela fait une impression énorme… » Les acteurs de la Comédie-Française et le metteur en scène réalisent ici parfaitement leur mission : servir un texte théâtral qui se suffit à lui-même, sans aucun ajout superflu où est dépeint cette société russe en déliquescence, la fin d’une certaine aristocratie et du servage. «Que la propriété, aujourd’hui, soit vendue ou non, quelle différence? Tout cela est fini depuis longtemps, on ne peut pas revenir en arrière, dit Trofimov (joué avec un cruel réalisme par Clément Hervieu-Léger), l’herbe a envahi le sentier. Calmez-vous, ma chère amie. Ne vous faites pas d’illusions. Pour une fois dans votre vie, regardez la vérité en face. » «La Cerisaie, dit le metteur en scène, raconte la fin d’une époque. Dans une Russie en plein bouleversement, après l’abolition du servage en 1861 par le tsar Alexandre II et, à la veille de la révolution de 1905, Anton Tchekhov nous parle de cette aristocratie qui refuse de regarder l’avenir en face et qui se trouve, malgré elle, confrontée à une nouvelle donne socio-politique. Critique de la société russe de l’époque, cette pièce est aussi d’actualité dans un Occident qui bascule chaque jour plus dans un monde de marchands qui parviennent aux postes à responsabilité politique et gouvernent leur pays comme des entreprises qui doivent être  très rentables surtout pour eux. L’humain comme la Nature, sont exclus de leurs plans…

Jean Couturier

Jusqu’au 1er juin, Comédie française, 1 place Colette, Paris ( Ier). T. : 01 44 58 15 15.

 

Comment font les gens pour penser sans écrire ?

Comment font les gens, pour penser sans écrire ?

Pour savoir ce que je pense, je suis obligé de le coucher sur papier… Autrefois, dans Cassandre, j’avais une rubrique: Théories jetables, ou je ne suis pas de mon avis. Cassandre, était un peu la revue du tiers-théâtre. Elle n’a jamais été remplacée. Je continue comme cela, tous les samedis. J’ai peu de lecteurs: une centaine environ, parfois mille, quand ça passe sur Facebook et sans doute plus, dans Le Théâtre du Blog. C’est surtout pour moi un exercice: éclaircir le foutoir et les contradictions de mes pensées. Dire du mal de Facebook est bien vu en en ce moment mais, rien que pour la rubrique d’André Marcowicz, cela vaut la peine et puis c’est une immense rubrique nécrologique… On peut aussi suivre les actualités des uns et des autres.

©x Bombardements y a quatre jours à Gaza

©x Bombardements y a quatre jours à Gaza

J’ai dans la tête énormément de sujets qui me tourmentent: je les accumule en vrac, comme les quincailleries sur les marchés. Crime contre l’humanité? Je n’arrive même pas à lire certains articles et ce qui se passe dans la bande de Gaza, j’y crois à peine: comment un Etat qui se dit juif, peut-il en arriver là? Je ne parle même plus des morts, nous sommes, hélas! habitués… Mais affamer les populations en bloquant l’accès aux camions humanitaires à  Gaza où les journalistes n’ont pas le droit d’entrer? Parfois, je me demande si le projet n’est pas tout simplement d’effacer les Palestiniens. Crime contre l’humanité ? Cela lui ressemble…

 
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©x Le  yatch de Vincent Bolloré

Riches/pauvres: on aura beau me seriner que la pauvreté n’est pas causée par les milliardaires, je n’y crois pas. Je collectionne toutes les statistiques: elles montrent que, si on taxait de 3% les dividendes et grosses fortunes, on dégagerait des sommes pharamineuses.  Tiens, par exemple, enlevez-moi 3% de ma retraite de 2.054 €, cela me ferait 60 € en moins et, franchement, les millionnaires et milliardaires ne le remarqueraient même pas. Qu’attend-on ?

L’Ukraine? Mon père est né à Odessa au bord de la Mer noire, ma grand-mère maternelle à Ismaël, au bord du Danube. Ils parlaient russe comme 17 % des Ukrainiens. A leur naissance, était l’empire russe dont  ils ont été littéralement chassés, parce que Juifs. Mais rien n’est clair… Taganrog où est né Anton Tchekhov est en Ukraine mais, pour moi, c’est un auteur russe. Ce pays  a-t-il existé un jour? Oui, depuis la chute du Mur et l’effondrement de l’U.R.S.S. Vladimir Poutine accuse ce pays d’être profondément antisémite… Mais Volodymyr Zelenski, président élu, est juif. Si je me souviens bien, ma grand-mère Livchine circulait avec un passeport Nansen. C’était entre 22 et 45, une pièce d’identité reconnue par de nombreux États et permettant aux réfugiés apatrides de voyager…  Ma grand-mère était sans nationalité mais a pu mourir en France. A ma naissance, j’étais moi-même apatride et le restais jusqu’en 47 quand mes parents, après vingt ans passés, ont enfin obtenu leur passeport. (…)

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©x  A Soumy, (Ukraine) frappe de missiles russes le 13 avril 2025

Alcool, fumette, violences, etc. En France:  5 millions d’usagers  dont 1,4 million de consommateurs réguliers et 900 000 quotidiennement pour l’année 2023 et 1,1 million de personnes ont consommé au moins une fois de la cocaïne…Un marché énorme tenu par 240.000 organisateurs et un chiffre d’affaires entre trois et six milliards d’€.. Quand je fais mon enquête, je peux assurer qu’haschisch et cocaïne ne rendent pas violents mais l’alcool, oui, et c’est un véritable fléau: accidents, violences conjugales, écarts de conduite, incivilités…
Il y a environ six millions de véritables alcooliques et quarante-deux millions de Français en consomment de l’alcool et sa consommation excessive, notamment chez les jeunes,  a été responsable de 246 000 hospitalisations en 2023 et représente un coût social de cent-deux milliards pour la société, mais on ne touchera jamais à l’alcoolisme… Et le tabac, vendu librement, coûte coûte à l’État (prévention, répression et dépenses sociales) plus de 1,6 milliard d’euros, soit 2,3% du déficit public.
Alors peut-on croire qu’en mettant «plus de six cent narcotrafiquants particulièrement dangereux» à l’isolement, on va mettre fin à la violence des gangs? Décidément, j’ai du mal à être de mon avis…

Jacques Livchine, co-directeur avec Hervée de Lafond du Théâtre de l »Unité à Audincourt ( Doubs).
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Analyse pragmatique du discours théâtral de Marivaux de Vassiliki Derizioti

Analyse pragmatique du discours théâtral de Marivaux de Vassiliki Derizioti
© Derizioti

© Derizioti

Née à Athènes, l’autrice y a vécu jusqu’à dix-huit ans et a ensuite dans les Cyclades, le Dodécanèse, le nord de la Grèce, à Nicosie mais aussi à Madrid. Elle a étudié les lettres françaises à l’Université d’Athènes et a écrit un D.E.A. sur la linguistique pragmatique avec une analyse de pièces du siècle des Lumières et de Marivaux. Recrutée en 98 comme professeur de français, elle a enseigné dans des établissements d’enseignement publics à Kos, Athènes, Thèbes, Nea Apollonia, Andros. Puis, elle a été directrice du lycée à Syros et est maintenant celle du premier lycée expérimental à Maroussi. Elle parle anglais, français, espagnol et allemand.

 
L’originalité de cette monographie écrite en français par une écrivaine grecque réside dans sa théorie linguistique sur ce dramaturge au style fait d’observations pour arriver à une conclusion générale. Marivaudage et marivauder apparus du vivant même de cet écrivain, indiquent un « mélange bizarre de métaphysique subtile, locutions triviales, sentiments alambiques et dictions populaires». Des mots  péjorativement utilisés dans la première moitié du XVIII ème siècle, par ses adversaires puristes et tenants de la tradition.

Ensuite, le célèbre auteur arriva à la mode et le marivaudage devint synonyme de grâce et tendresse spirituelle. Une autre définition, plus récente, a été proposée par le dictionnaire français Larousse vers 1900, faisant allusion à des afféteries, raffinements et galanteries…Le marivaudage renvoie en effet à un style précis qui n’a rien à voir au «je ne sais quoi» dont parlent certains auteurs. En lisant cet ouvrage, nous redécouvrons la langue magistrale du grand dramaturge. Toutes les œuvres, analysées ici, possèdent un langage codé qui incite les interprètes, comme le public, à un déchiffrage. Il parle en effet «à mots couverts» et ses personnages disent l’explicite pour faire passer l’implicite…

 
Nektarios-Georgios Konstantinidis

Editions ἡδυέπεια, Athènes (2025).

Une Mouette, d’après Anton Tchekhov, mise en scène d’Elsa Granat

 Une Mouette, d’après Anton Tchekhov, mise en scène d’Elsa Granat

Une des pièces les plus jouées de l’auteur de grand-mère ukrainienne, né à Moscou et mort en 1904 en Allemagne à quarante-quatre ans. En 1876, son père très endetté, échappe à la prison en se réfugiant avec sa famille dans la capitale. Trois ans plus tard, Anton Tchekhov, lui resté à Taganrog, fréquente le théâtre de la ville et s’inscrit à la faculté de médecine en 1879 à Moscou; il commencera à exercer en 85.
Mais pour faire vivre les siens, il collabore aussi à des revues avec des textes humoristiques, puis des nouvelles, des récits, et du théâtre: il sera un dramaturge majeur du théâtre moderne… En 96,
La Mouette créée au Théâtre Alexandrinski à Saint-Petersbourg sera un échec mais triomphera deux ans plus tard, quand Stanislavski et Nemirovitch-Dantchenko la mettront en scène au Théâtre d’Art de Moscou. S’y succèderont avec une égale réussite: Oncle Vania (1899), Les Trois Soeurs (1901) et La Cerisaie en 1904.

une mouette, salle Comédie-Française, salle Richelieu 2025 © Christophe Raynaud de Lage

 Comédie-Française, salle Richelieu 2025 © Christophe Raynaud de Lage

Elsa Granat nous offre un spectacle d’ordre herméneutique, inattendu et pointu de l’original. Elle laisse éclater une sensibilité et une esthétique hors du commun, après les nombreuses adaptations et mises en scène de cette pièce. Et Le titre Une Mouette? On peut interpréter ce spectacle comme un descendant du texte-matrice original, qui révèle un univers non contemporain mais hors du temps. Puissant dans sa théâtralité: le public est à la fois étonné et perturbé par la fragmentation du texte et ce décalage
Mais l’émotion est manifeste: on est touché par l’éclat de cette réalisation, le jeu remarquable des interprètes et la scénographie inventive que Suzanne Barbaud a élaborée pour cet espace: cadres, tulles, etc. sont mobiles et en superposition donnent
une atmosphère particulière et d’une grande poésie au spectacle.Le parc de la datcha et la présence mélancolique et colorée de la Nature, peintes en grand format sur des châssis en tissu, sont de toute beauté. Sans oublier, les rideaux rouges, emblématiques de l’art dramatique et de son lieu, un autre thème incontournable de la pièce…

Inattendues et intéressantes, la dramaturgie de Laure Grisinger et la mise en scène d’Elsa Granat mettent en avant la dimension psychique de chacun des personnages qui se révèle avec subtilité dans le jeu. Le tempo, habituellement lent, laisse place ici à une cadence fragmentée mais dense. Cela crée un flot d’images et se succèdent ainsi des ambiances contrastées. La musique et le son de John Martins viennent enrichir et renforcer la beauté de l’ensemble.

Elsa Granat réussit à faire couler la sève dionysiaque si précieuse au théâtre. Forme éclatée et texte s’harmonisent et laissent retentir le chant tragique.L’art du théâtre apparaît avec intelligence et émotion, ici merveilleusement mis en lumière, quand Anton Tchekhov évoque la position sociale de l’artiste, le parcours existentiel des interprètes et le fait d’être une femme dans ce métier.
Arkadina, actrice (prodigieuse Mariana Hands) est l’épouse de Treplev mais consacre sa vie au théâtre et négligera son fils, Treplev. La situation à la fois professionnelle et socio-politique de cette artiste, est transmise ici avec beaucoup d’esprit! Et Adeline d’Hermy est bouleversante en Nina. Ici, la question de la femme n’est pas traitée de façon agressive
mais objective : ce qui doit être défendu, est, en fonction du choix de vie, décidé librement par chacune d’elles.

Ce spectacle est aussi l’écho de thèmes chers à Anton Tchekhov: le temps qui passe et la mutation parfois douloureuse et complexe de l’ancien  vers le nouveau… Comme la trace ineffable de la vie vers la mort, du désir obsessionnel de la création toujours remise en question dans sa recherche indispensable de la modernité. L’art du théâtre doit demeurer vivant. La direction des acteurs, tous remarquables de sincérité et de grâce, et le regard de la metteuse en scène sur les personnages, nous offre Une Mouette qui va au-delà d’une adaptation au sens habituel.

Cette lecture audacieuse reste fidèle à l’esprit de La Mouette : à la surprise de ceux qui connaissent la pièce, le spectacle s’ouvre sur cinq brèves séquences à partir d’œuvres antérieures en un acte d’Anton Tchekhov: récit des origines, ce moment imprévu raconte l’enfance de l’art d’Arkadina et celle de Treplev.
Oubliées, les premières répliques:  «D’où vient que vous soyez toujours en noir? -«Je porte le deuil de ma vie. » répond Macha à Medvedenko, l’instituteur qu’elle
épousera, sans l’aimer.
Le geste dramaturgique surprenant est, pour beaucoup, pas assez clair mais a toute son importance pour Elsa Granat : au lieu de cette présence de la mort au début, elle a choisi l’inverse : l’espace précieux et fondateur d’une vie, celui de l’enfance. Mais comme on le sait, ce moment capital de l’existence se perd mais laisse des traces aussi merveilleuses, que destructrices.

À la fin, le public est enthousiaste, mais aussi troublé : c’est bon signe. Elsa Granat a réalisé un spectacle exceptionnel et déstabilisant mais sans jamais dénaturer La Mouette. Elle l’a fait tout simplement exister au cœur de notre époque, en reconstruisant sans l’adapter, ce chef-d’œuvre. Une esthétique superbe et une vision poétique lui donnent un caractère universel. La metteuse en scène nous fait partager un geste artistique étonnant, pour notre grand plaisir.
Quand la modernité s’empare d’une célèbre pièce du passé, il y a une incompréhension du public, face à l’inaccoutumé et à la prise de risque artistique.
Mais le théâtre, à cette condition, prend tout son sens et traverse le temps.

 Elisabeth Naud

 Jusqu’au 15 juillet, Comédie française, 1 place Colette, Paris ( Ier). T. : 01 44 58 15 15.

 

Les Pieds sur terre de Gilles Granouillet, mise en scène de Michel Burstin, Bruno Rochette et Sylvie Rolland


Les Pieds sur terre de Gilles Granouillet, mise en scène de Michel Burstin, Bruno Rochette et Sylvie Rolland

Cet auteur contemporain maintenant bien connu et dont nous vous avons souvent parlé dans Le Théâtre du Blog, a fondé à Saint-Etienne en 89 la compagnie Travelling Théâtre et a mis en scène des pièces de Sam ShepardJean-Claude Grumberg  et de lui-même. Puis,  il a ouvert le Verso, petit théâtre indépendant et devint ensuite auteur associé à la Comédie de Saint-Etienne jusqu’en 2010. Guy Rétoré, Gilles Chavassieux, Philippe Adrien, Carole Thibaut, Jean-Claude Berutti, Magali Léris et surtout François Rancillac, ont mis ses textes en scène.

Cet auteur de soixante-et-un ans raconte souvent la vie intime de ces femmes et hommes laissés pour compte inconnus, qui font vivre le pays dans des coins reculés grâce à un travail ingrat et mal payé. Il n’ont, bien sûr, aucun espoir de s’en sortir. Ici, cela commence par l’arrivée de Monsieur Moreau et de sa fille Suzanne qui va passer son bac. Ils viennent dire comment un événement dans leur vie les a transformés et a changé leur relation. L’épouse et mère, étant elle partie depuis longtemps…
«Le jour, dit-il, le vigile surveille la caissière. Le soir, ils dorment dans la même barre, entourés de clients. Tout ce beau monde habite le quartier des sans-valeur et des déchus. Qu’est-ce que vaut un vigile ou une caissière ? Avant, je savais. J’avais une échelle précise de la valeur de chacun, du vigile au D.R.H. Aujourd’hui j’hésite. Depuis ma dégringolade, j’ai laissé pas mal de certitudes en chemin. Monsieur Jeancolas, le directeur du magasin me l’a dit:«Moreau,vous hésitez beaucoup pour un vigile. A se demander, si vous êtes compétent.  »
Cet ex-cadre supérieur est devenu vigile dans un hyper-marché : rien d’enrichissant ni de  valorisant que ce boulot de flic qui ne peut se permettre la moindre erreur, lui-même étant contrôlé. Sinon, il a la certitude d’être viré! Dans les années soixante-dix, nous avions un peu connu une employée de grand magasin parisien qui en avait assez de faire la queue dans un autre du même groupe. Elle est sortie avec une paire de bas qu’elle voulait acheter. Coût environ cinq €! Licenciée quarante-huit heures plus tard, sans aucune indemnité. Dura lex, sed lex! Et les syndicats n’avaient rien pu faire… Et ensuite, pour retrouver du boulot !!!!

© Luca Bozzi

© Luca Bozzi

M. Moreau, donc vigile dans un hypermarché, voit ce qui a été enregistré par les caméras de surveillance : un parfum non payé dans le sac de madame Dos Santos, caissière.  Un vol flagrant. Mais horreur, il connait bien cette dame, puisqu’elle habite dans son immeuble et qu’en plus, elle a été longtemps la nounou de Suzanne. Situation cornélienne: s’il couvre ce vol indéniable, il risque fort de perdre son emploi et de se retrouver au chômage, alors qu’il lui faut seul élever sa fille. Et s’il dénonce cette femme la cinquantaine avancée, elle perdra son travail et n’en retrouvera aucun…
Cerise sur le gâteau, M. Moreau va devoir affronter Suzanne qui lui crie: « Tu pouvais faire autrement, tu pouvais la prendre à part, tu pouvais lui faire la leçon. Et il lui répond: « Tu avais d’autres solutions pour qu’elle garde sa place ? «Alors Moreau ? Pas discrète Madame Dos Santos ! Même moi je l’ai vue ! C’est mon métier, Moreau? Non, c’est le vôtre. Alors vous êtes incompétent ou complice ? » Je réponds quoi ? Il m’a dans le nez Jeancolas, depuis le début! Pour lui un vigile doit forcément s’être arrêté au certificat d’études : mon parcours ne lui revient pas. Je devrais dire : ma dégringolade l’indispose ! Savoir qu’il y a encore cinq ans, je gagnais plus que lui, ça l’empêche de dormir. Alors quoi ? Alors il me vire, il tient l’occasion qu’il attend depuis des semaines. »
Cela sonne juste et vrai comme le dialogue entre Suzanne et l’enquêtrice au commissariat de police qui travaille sur le financement  d’un voyage coûteux à Rome de Madame Dos Santos; avec M. Moreau et Suzanne qui avouera plus ou moins un chantage. Après, il est question d’un possible suicide de madame Dos Santos qui se serait jetée par la fenêtre mais non, c’était finalement juste un tapis que Suzanne devra remonter par l’escalier.
Et un certain Matthieu, un bonhomme en grande robe bonnet et longs cheveux noirs  arrive dans l’appartement de M. Moreau. Il pousse une grosse valise: « Ne fais pas l’imbécile, dans ton frigo, y’a quoi ? (…) Il me demande pour quoi faire ! Toi, quand tu vas dans ton frigo, tu y vas pour quoi faire ? J’ai croisé ta fille, beau brin de fille, félicitations ! (…) Le mieux ce serait que tu ramènes ici tout ce qu’il y a dans ton frigo. Je veux dire tout ce qu’il y a de sympa dans ton frigo : évite-moi les rognures de fromage, les bouts de pâté séché. -Je ne vous connais pas, sortez de chez-moi ? Vous entrez chez les gens avec votre valise, qu’est-ce que vous voulez ? – Tu trouves que j’ai une tête à faire du porte-à-porte ? A vendre du crédit gratuit ou des épluches légumes miraculeux? Tu me sous-estimes! Comme tous les sédentaires sous estiment les voyageurs. Le moindre toit sur la tête leur donne un sentiment de supériorité ahurissant. Regarde-moi bien. Tu m’as déjà vu. Je suis percepteur ! Percepteur ? Oh ! Il n’y a pas de sot métier. J’étais percepteur à Jérusalem ! » 

Les dialogues des Pieds sur terre sont savoureux. Même si on se perd un peu dans un scénario compliqué sans doute trop dense et  si l’auteur brasse trop de thèmes: la précarité qui ne cesse d’augmenter, la soif de consommer, la difficulté de trancher quand on est concerné personnellement, le théâtre dans le théâtre, les relations entre père et  fille, la rencontre avec un personnage hors du commun qui s’introduit chez vous… Mais qu’importe, l’ensemble avec une petite cuiller de Ken Loach, fonctionne. Et nous aimons ce côté délirant, bienvenu dans un paysage théâtral souvent trop lisse. Et il y a un petit mais bel hommage inattendu au Caravage… Et en clin d’œil, une heureuse fin comme disent nos mais anglais : M. Jeancolas qui en assez, partira à la retraite plus tôt que prévu et annulera la sanction contre madame Dos Santos…
Bruno Rochette (M. Moreau), Erine Serrano (sa Fille) et Philippe Awat dans un double rôle (Matthieu et M. Jeancolas) sont bien dirigés et tous crédibles dans ces personnages foutraques. Mention spéciale à Sylvie Rolland ( l’Enquêtrice du commissariat), plus vraie que nature.
Allez-y : c’est un bon cru Granouillet…

Philippe du Vignal

Jusqu’au 30 avril, Théâtre de Belleville, passage Piver, Paris (XX ème). T. : 01 48 06 72 34.

 


 

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