Livres et revues
La Gloire de la bêtise Régression et superficialité dans les arts depuis la fin des années 1980 de Morgan Labar
Un gros volume (quatre cent pages), issu d’une thèse de doctorat. Historien et critique d’art, normalien, diplômé en philosophie et docteur en histoire de l’art (2018), Morgan Labar s’intéresse à la manière dont les catégories esthétiques, canons et discours hégémoniques sont construits au sein des mondes de l’art contemporain. Il a enseigné à l’École du Louvre, dans les départements Arts de l’E.N.S. où il anime avec Daria de Beauvais, le séminaire Autochtonie, hybridité, anthropophagie depuis 2020. Il a été nommé directeur de l’École supérieure d’art d’Avignon il y a trois ans et il est maintenant à la tête de celle de Lyon.

©x Morgan Labar et Raphaëlle Mancini, administratrice de l’Ecole des Beaux-Arts d’Avignon
Les relations entre arts plastiques et arts du spectacle ont toujours été fréquentes. Auguste et Louis Lumière dont le père était peintre, empruntent leurs thèmes à Claude Monet, Camille Pissaro: paysage, gares… avec L’Arrivée du train en gare de la Ciotat (1895) ou Les Rochers de la Vierge à Biarritz. Puis les arts plastiques ont, dès les années soixante, influencé les créateurs de théâtre, notamment américains: entre autres, John Vaccaro, Richard Foreman, Meredith Monk, Stuart Sherman, Robert Wilson qui, à ses débuts, s’est inspiré du surréalisme, puis du minimalisme…
En Europe, Tadeusz Kantor, a été proche du futurisme et du dadaïsme. Lui-même avait été élève scénographe à l’Académie des Beaux-Arts de Cracovie, et le metteur en scène Roméo Castelluci est, lui, diplômé en scénographie et en peinture de l’École des Beaux-arts à Bologne…
Et le théâtre a aussi fourni nombre d’éléments au happening (le premier dès 52, associait le peintre Robert Rauschenberg, le compositeur John Cage et le danseur Merce Cunningham… Une intervention artistique gratuite devant un public limité. Puis il y aura aussi cette forme hybride qu’est la performance, notamment en Europe, avec le mouvement Fluxus fondé en Allemagne, entre autres par George Maciunas. En France, dans les années soixante George Brecht, Robert Filliou, Serge Oldenbourg, Ben Vautier et son Théâtre total, Gina Pane, Michel Journiac.. réalisèrent nombre de performances. Certaines sont depuis entrées dans les Centres d’art contemporain. En novembre dernier, au Palais de Tokyo, une trentaine d’œuvres ont été ainsi exposées par Pierre Bal-Blanc…
Morgan Lebar, lui, montre un autre volet de cet échange permanent entre arts plastiques, et arts du spectacle, et comment des artistes se sont inspiré entre autres, du film à grand succès Dumb and Dumber (La Cloche et l’Idiot) des réalisateurs américains Peter et Bobby Farrelly. Leurs protagonistes Harry et Lloyd (sans aucun doute un hommage à Harold Lloyd, le grand acteur/auteur du cinéma muet), privilégient les blagues scatologiques ou idiotes. « L’objet de cette étude est la gloire de la bêtise, dit Morgan Labar avec des pratiques jusque-là considérées comme infantiles, régressifs et populaires. » Soit pourrait-on dire une bêtise assumée comme telle et hissé au rang de valeur picturale ou sculpturale ou de performance comme chez Mike Kelley, il y a déjà une vingtaine d’années : « La triade de l’altérité moderne, que représentaient le fou, l’enfant et le primitif, est alors supplantée par la figure de l’adolescent bête. » (…) Le succès de la bêtise compulsive est éclatant. »
Morgan Labar consacre ainsi plusieurs pages au collectif Présence Panchounette… un groupe d’artistes bordelais qui voulait dynamiter les postures de l’avant-garde: art minimal, art conceptuel, peinture abstraite des mouvements qui « confortaient le goût bourgeois pour une esthétique de l’épure ». En 72, Présence Panchounette exposa au Studio F 4 à Bordeaux, un puits en pneus, de la toile cirée, des jerrycans à mazout. Et ce collectif s’en était pris au groupe Supports/Surfaces qu’il trouvait bourgeois. Cinq ans plus tard pour leur première exposition à la galerie Éric Fabre à Paris, les membres de Présence Panchounette la couvrirent entièrement de papier peint aux motif op’art. «Ce qui est intolérable dans le vulgaire, disaient-ils, c’est son innocence.» Le F.R.A.C. Midi-Pyrénées l’invitera en 86 à mettre en scène des pièces de sa collection, enter autres, celles de Claude Viallat, Philippe Starck, Hervé Di Rosa, que Présence Panchounette installera dans du mobilier Knoll. Lesquels artistes protesteront… Mission accomplie pour ce collectif qui avait bien atteint son but et quand, il commencera à être respecté, logique avec lui-même, ferma boutique.
L’auteur analyse aussi très finement l’œuvre de l’artiste américain Jeff Koons et son incursion dans le domaine du kitsch, un mot qu’il refuse. Il fera entrer la banalité avec des reproductions à l’identique mais souvent avec « un matériau lisse et froid comme l’acier inoxydable, créant un contraste et un sentiment d’étrangeté ». (…) « Les œuvres de Jeff Koons sont bêtes dans leur refus obstiné de distinction. »
Morgan Labar a raison de parler d’une question de hiérarchies de valeurs: « Jeff Koons joue donc d’une part le goût prolétarien, d’autre part le travail de l’artisan contre l’art de l’élite culturelle et intellectuelle. (…) Tout en valorisant le goût supposément populaire pour le « bien fait » comme pour le simple et le naïf ». Arriver à brouiller les lignes et à tout faire pour être reconnu: le système a été mis au point par cet artiste qui est aussi un habile homme d’affaires. Quitte à plagier… ce pourquoi, il a été condamné plusieurs fois… mais il a fait fabriquer par des équipes d’ouvriers spécialisés, des œuvres qui sont entrées comme par une porte dérobée, mais avec efficacité, dans les institutions muséales et sur le grand marché de l’art, dans les collections de riches amateurs..
Suit un chapitre où Morgan Laban analyse l’idéologie de l’économie capitaliste en matière d’art et l’idéologie et les stratégies contre-productivistes employées par les artistes: l’inefficacité, la revendication de l’échec comme Présence Panchounette avant leur auto-dissolution. L’auteur consacre aussi des pages très intéressantes sur Gelitin, un collectif autrichien moins connu du grand public qui occupe pourtant le devant de la scène depuis une vingtaine d’années avec des œuvres et performances aux thèmes scato-urologiques. Comme le travail de l’artiste belge Wim Delvoye avec Cloaca, présentée en 2000 au musée Mukha d’Anvers. Cette machine à caca reproduit la digestion humaine avec des aliments introduits qu’on retrouve transformés en excréments à l’autre bout de lachaîne. Mais il s’agit ici non plus de bêtise mais d’une mise en abyme d’un phénomène physiologique.
Ainsi dans la Chocolate Factory de Mac Carthy qu’on avait pu voir à l’Hôtel de la Monnaie à Paris, une production des Pères Noël et des sapins… et plugs anaux en chocolat. Cette œuvre qui, un temps, fit scandale, était en décalage entre l’esthétique précieuse du lieu, avec lustres, peintures au plafond, vitrines… Une équipe de performeuses, en tenue rouge et perruque blonde, y moulaient les figurines en chocolat. Soit une attaque contre le mode de production capitaliste. On pouvait voir aussi les machines de fabrication et une centrifugeuse, clin d’œil à La Broyeuse de chocolat (1914) de Marcel Duchamp.
On ne peut tout citer de ce gros ouvrage qui apporte sa pierre de façon magistrale, à l’histoire de quelques tendances de l’art contemporain le plus récent. Mais il y aussi un chapitre sur François Pinault, richissime industriel et financier, et par ailleurs grand collectionneur, qui racheta le Palazzo Grassi à Venise en 2006 et le fit réhabiliter par l’architecte japonais Tadao Ando et l’année suivante un ancien bâtiment des Douanes vénitiennes, pour les transformer en musées d’art contemporain. Il y a réuni des œuvres du sculpteur américain Carl Andre et Donald Judd, des peintures de Mark Rothko mais aussi de Jeff Koons, Damien Hirst…
Puis il imagina un nouveau musée dans l’ancienne Bourse de commerce à Paris il y a trois ans. Avec l’ambition, remarque lucidement Morgan Labar, d’imposer sa vision de l’art actuel, en concurrence avec les grandes institutions culturelles. François Pinault inaugura aussi il y a neuf ans une résidence d’artistes à Lens ( Nord), à proximité du musée du Louvre-Lens. Un exemple sans doute unique dans l’histoire de l’art moderne et contemporain? Bien que ce ne soit pas le thème de ce livre, cette aventure personnelle aurait sans doute mérité une analyse plus complète des relations pour le moins ambigües qu’entretiennent les conservateurs de musées et les directeurs de galerie, avec le monde politique français comme européen…
« Une histoire complète de la bêtise devrait inclure une protohistoire du déballage du refoulé à l’aube des années soixante-dix, écrit Morgan Labar, comme les débuts de Christian Boltanski, quand nous l’avions connu, habitant encore un rez-de-chaussée dans le VII ème arrondissement de Paris, le travail d’Annette Messager brodant des phrases, les sculptures vivantes de Gilbert et George… Des artistes se révoltant d’une façon ou d’une autre contre les spéculations et le marché de l’art. Mais qui tous les trois sont aussi entrés dans l’histoire de l’art contemporain.
Il faut lire ce livre important. Parfois touffu, il est bien écrit-ce n’est pas incompatible- et très solidement documenté avec de nombreuses photos et passionnant pour toux ceux qui s’intéressent à la vie artistique actuelle. Morgan Labar souligne qu’en Californie, est né une forme de populisme esthétique légitime avec une effacement entre haute culture (moderniste) et culture commerciale. En France, même si la performance a depuis une trentaine d’années, été le fait d’artistes sortis des Écoles d’art, les pratiques en art de la bêtise, ou du moins, de la bêtise assumée, ne sont plus une évidence et ont perdu leur caractère subversif. Reste à savoir quelle sera la prochaine subversion…
L’auteur indique que » l’âge d’or de l’art bête semble toucher à sa fin » et quatre ans après qu’il ait soutenu sa thèse, « le caractère hégémonique de ces pratiques n’est plus aussi manifeste en 2024″. Mais en tout cas, ce mouvement et/ou phénomène inédit, avec un succès réel. D’abord au cinéma-très peu dans le domaine du spectacle vivant- mais surtout en peinture, vidéo, sculpture, performance… Quel que soit son avenir, il a déjà un riche passé et est entré, qu’on le veuille ou non, dans l’histoire de l’art contemporain. Ce que montre avec intelligence et sensibilité, Morgan Labar.
Philippe du Vignal
Les Presses du réel. 28 €.