Lucien Attoun

 Pour un théâtre contemporain – Lucien Attoun, Antoine de Baecque, avec la collaboration de Claire Lintignat

 

LALucien Attoun est né à La Goulette, à cinquante mètres du port de plaisance de Tunis.  Joaillier, Maurice Attoun, son père apprend le français et l’arabe littéraire  mais est aussi musicien et comédien de théâtre. Vedette de music-hall, il crée en 1922 avec le frère de Bourguiba -qui sera le premier président de la Tunisie indépendante- une troupe théâtrale judéo-arabe avec des chanteurs et  musiciens qui ne jouent qu’en arabe.
Le souvenir des grands cafés lumineux de Tunis, leurs chaises éparpillées et leurs musiques entêtantes, reste gravé à jamais dans la mémoire du jeune Lucien, élève à l’Alliance israélite universelle, avant d’entrer en sixième  à Boulogne-Billancourt.
«Ce que j’ai surtout découvert en Tunisie, et qui me fait froid dans le dos, c’est l’intégrisme. Quel qu’il soit. Je n’ai jamais accepté l’intégrisme hassidique des loubavitchs, pas plus que celui des catholiques… Les plus tolérants, à l’époque, étaient finalement les musulmans et les protestants. » Il a été élevé dans l’utopie d’un communisme idéal, vainqueur du nazisme.

À l’école juive Maïmonide de Boulogne-Billancourt -où tous les enfants sont ashkénazes et lui, séfarade- il a treize ans quand il rencontre Micheline qui deviendra plus tard son épouse. Lucien est ensuite élève au Lycée Voltaire où il s’intègre et où il n’a jamais ressenti de racisme anti-arabe en France. Sauf pendant la Guerre d’Algérie. Il se souvient d’un camarade: Bernard Sobel…
Seul avec sa petite sœur à la mort de sa mère, Lucien abandonne ses études et fait alors trente-six petits boulots, fréquente les cafés, les caves de jazz et les cinémas de Saint-Germain-des-Prés : «J’ai fait mes débuts au Port du Salut, un cabaret parisien de la Rive gauche, en même temps que Guy Béart et Georges Moustaki. Eux à la chanson, et moi à la plonge… »

Le café de Tournon est son quartier général dont les clients sont entre autres Daniel Cohn-Bendit, Chester Himes, Joseph Roth, Max Itzikovitch et Micheline, alors mariée à un polytechnicien mais qu’il lui ravira finalement. «Ma rencontre avec Micheline est le principal événement de mon existence, cela détermine tout. Notre histoire ressemble à un destin.» Longtemps bibliothécaire au Centre culturel américain de la rue du Dragon à Saint-Germain-des-Prés, elle en part en 1969 pour le seconder.

Enseignant dans une école professionnelle, il donne aussi des cours sur le théâtre à H.E.C. jusqu’en 1969, puis se concentre sur la critique dramatique, journaux et radio, quand France-Culture commence. Auparavant, il a fondé en 1958 avec Alicia Ursyn-Szantyr, le Cercle international de la jeune critique, autour de Claude Planson qui dirige le Théâtre des Nations où viennent les metteurs en scène du monde entier. Luicen Attoun rencontre ainsi entre autres, Hélène Weigel  (la Mère Courage de Bertolt Brecht) en 1954, Ingrid Bergman, Giorgio Strehler et Luchino Visconti…
L’histoire du théâtre contemporain en France : Peter Brook, Jerzy Grotowski, Maurice Béjart, l’Opéra de Pékin, Walter Felzenstein- s’est écrite avec celle du Théâtre des Nations. La période des années cinquante et le début des années soixante, sera aussi celle aussi du Groupe du Théâtre Antique de la Sorbonne où  Lucien Attoun  joua, entre autres,  avec Philippe du Vignal, François Joxe, Jean-Pierre Miquel.

Ce fut une époque  importante pour le théâtre français que celle de  la décentralisation théâtrale à l’initiative de Jeanne Laurent, avec la conquête d’un public populaire par le T.N.P. et  Jean  Vilar. Pour un théâtre contemporain est passionnant et restitue avec simplicité et clarté l’effervescence d’une époque de grandes créations théâtrales et artistiques.
Lucien Attoun, militant et découvreur de textes théâtraux, créera Théâtre Ouvert et  fait découvrir Michel Vinaver, Bernard-Marie Koltès, Jean-Luc Lagarce, Jean-Claude Grumberg, Philippe Minyana, Noëlle Renaude, Lars Noren.

Lucien et Michèle Attoun  ont édité des textes dramatiques qu’ils ont fait entendre dans des émissions de radio  et qu’il ont compris et analysés, grâce à « la mise en espace », une pratique scénique inventée et théorisée par eux.
Dans cet ouvrage, une sorte de bilan-manifeste de son action, l’ancien directeur de Théâtre Ouvert, Centre national des dramaturgies contemporaines, revient sur un parcours personnel atypique, sur ses rencontres inouïes et formatrices, ses petits boulots et grandes passions artistiques, ses cheminements créatifs.
Cette série d’entretiens montre aussi les méthodes originales d’un artisan du théâtre et la contemporanéité de ses aventures, leur justesse et leur nécessité. Une passion manifeste et exemplaire.

 Véronique Hotte

Le livre  est édité chez Actes-Sud 2014.

Festival d’Avignon: débat entre Lucien Attoun et Antoine de Baecque,  Maison Jean Vilar, le 11 juillet à 17h30.

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Archives pour la catégorie analyse de livre

Livres….

 Livres: 

Numance de  Miguel de Cervantès, nouvelle traduction et édition de Jean Canavaggio,

 

 9782070444106Numance, pièce écrite entre 1583 et 1585, a pour thème un événement historique: le suicide collectif des défenseurs d’une cité proche de l’actuelle Soria, dont on peut encore visiter le site. Capitale des Arévaques, bâtie sur une colline abrupte à 1.400 m d’altitude, Numance, à la différence des autres cités celtibères, avait refusé de se soumettre aux Romains, et avait réussi à tenir en échec, seize années durant, plusieurs consuls.
Mais  Scipion Emilien, le vainqueur de Carthage, envoyé en Espagne, refuse tout combat, dévaste la campagne environnante, et entoure Numance de circonvallations qu’il fait garder par soixante mille hommes. En 133 avant J.C., après quinze mois de siège, la plupart des défenseurs affamés se donnèrent la mort plutôt que de se rendre, et les survivants furent vendus comme esclaves.
La ville est rasée et Scipion, rentré à Rome, obtient le triomphe. La pièce, synthèse dramatique de Miguel de Cervantès, répond à un souci d’expressivité, créant un enchantement cohérent de scènes qui  illustrent la marche inéluctable de Numance vers sa fin.
Jean Canavaggio, spécialiste éclairé de l’œuvre, note qu’entre chaque destinée particulière et le destin collectif de la cité, s’établit un jeu de correspondances réorchestré par l’intervention des allégories: Espagne et Douro, quand Scipion décida de l’encercler, et Guerre, Maladie, Faim, quand les Numantins s’apprêtent à mettre fin à leurs jours.
Scipion essaie d’émouvoir et de séduire un enfant, Barriato qui, après avoir redouté la mort, refuse d’entendre ses paroles et se lance du haut d’une falaise dans l’immortalité. L’apparition finale de  Renommée,en couronnant la scène, conclut Numance, et  lui donne à la fois son éclat et son véritable sens.
D’un côté, Scipion et ses généraux, et de l’autre, Théogène et les chefs numantins; autour d’eux, veillent soldats, messagers, prêtre, femmes, enfants et allégories, unanimes dans le sacrifice de Numance. La pièce comporte quatre journées, au style sublime et à l’écriture tendue, avec épithètes homériques, parallélismes, antithèses et sentences.
C’est l’une des œuvres les plus singulières que nous ait léguées le Siècle d’or espagnol. La décision collective des assiégés, exclut toute visée militante comme toute vision providentielle, et donne tout son prix à cette apologie de la résistance.
Ce geste assumé s’insère dans le temps, à travers toutes les révolutions possibles. Selon Marie Laffranque, il signifie l’avènement d’une humanité qui, au lieu de se référer sans cesse à des exemples passés, se constitue comme son propre modèle, et le propose aux siècles à venir. Geste de rébellion sans cesse réactualisée, comme, il y a quelque soixante-dix ans pendant la guerre civile en Espagne.
Ce chef-d’œuvre est ainsi pris dans un jeu moderne de perspectives temporelles.

 Véronique Hotte

Folio Théâtre N°156, Gallimard

La Dame de pique de Pouchkine, traduit du russe par André Gide et Jacques Schiffrin, dossier et notes réalisés par Sylvie Howlett, lecture d’image de Juliette Bertron

 

01029883415La Dame de pique (1834) nouvelle fantaisiste entre réalisme et fantastique, s’amuse des clichés romantiques – les amours contrariées – dans l’aristocratique  Saint-Petersbourg gouvernée par l’argent. Pouchkine poétise le réalisme et se risque à insérer, ici et là, de courts dialogues éloquents qui ne nécessitent nul commentaire mais plutôt une bonne dose d’humour et d’ironie, quant à l’appréciation du monde décadent du XIXème siècle. Le dialogue commence in medias res, sans psychologie esquissée des personnages, ni biographie, ni portrait : seule compte la vivacité des réparties.
La prédiction par les cartes existe en Europe depuis le XVIème siècle, mais diminue au siècle des Lumières. Comme beaucoup de Russes, Pouchkine apprécie les ouvrages populaires et les jeux de prédiction mais sans y croire. En exergue : « Dame de pique signifie malveillance secrète » (Le Cartomancien moderne). Formellement, une histoire de jeu de Pharaon, tel est l’objet de cette Dame de pique.
Au jeu du Pharaon, le banquier distribue (c’est la « taille ») un jeu de cartes ; chaque joueur choisit une carte et mise – ou « ponte »-, puis le banquier distribue un second jeu : si la carte qu’il pose à sa droite, correspond à celle du joueur, le banquier ramasse sa mise ; si c’est celle de gauche, le joueur touche le double de sa mise. Le jeune militaire Tomski raconte à ses amis, après une nuit passée à jouer, l’histoire de sa grand-mère qu’au XVIIIème   siècle à Paris, on surnommait la Vénus moscovite, tant sa beauté et ses toilettes, dignes d’une déesse, emportaient tous les cœurs. En ce temps-là, les dames jouaient au pharaon : « Un soir, à la cour, ma grand-mère, jouant contre de duc d’Orléans, perdit sur parole une somme considérable. »
Le grand-père du jeune homme, refusant d’acquitter l’énormité de la dette, la grand-mère se tourne vers un ami mystérieux que Casanova décrit espion dans ses Mémoires, le comte de Saint-Germain qui dispose de sommes énormes, mais refuse d’avancer la dette  de la dame mais lui propose de regagner l’argent :« Et il lui révéla un secret que chacun de nous paierait cher… »
Et le soir même, la grand-mère de Tomski parut à Versailles au jeu dit « de la Reine ». Face au duc d’Orléans qui tenait la banque, elle choisit trois cartes, les joua l’une après l’autre en doublant chaque fois sa mise.  Elle put  donc s’acquitta glorieusement de sa dette. Or, cette histoire fantastique trouble au plus haut point Hermann, un compagnon d’armes de Tomski, un Allemand qui ne joue jamais mais qui, personnage-clé de la littérature russe, observe sans rien dire, économe, prudent et maniaque.
Pris en tenaille entre rêve et réalité fantasmée, Hermann simule un amour pour l’orpheline de la vieille tutrice qu’est devenue en ce XIXème siècle la Vénus moscovite qu’il voudrait approcher pour récupérer son secret de jeu. Dans les nouvelles romantiques, l’homme défie le destin avec le jeu, comme Faust, lors de son pacte avec le diable : un défi de la condition humaine soumise au hasard. Il s’agit de conférer à l’homme, l’espace d’un instant, une toute-puissance interdite.
La fin du XVIIIème siècle, siècle de condamnation des fausses croyances, de la superstition et du triomphe de la libre-pensée, est aussi celui du fraudeur romantique. Jusqu’au bout du récit, règne fantastique et  hésitation entre le merveilleux et l’étrange, dans l’inquiétude et le pressentiment du surnaturel. L’univers du joueur relève du passé, du mystère et du mysticisme, un monde propice aux apparitions étranges, aux fantômes et aux figures d’un imaginaire fantasmé.
Le passé s’impose avec une règle d’or inexorable: le témoignage du passage du temps qui fait de la plus belle jeune femme, une sorcière à la beauté féérique disparue. Hermann, hypnotisé par la toilette de la vieille dame qu’il surprend sans qu’elle le sache, et observe patiemment, comme dans un rituel, la laideur qui s’apparente à un mystère. D’où l’analyse comparative de cette scène avec le tableau de Goya, Les Vieilles (1808-1812). Sylvie Howlett pour les commentaires et Juliette Bertron pour la lecture d’image font de cette nouvelle de Pouchkine, un bonheur de lecture.
Une promenade romantique sur le chemin cahoteux et chatoyant du jeu des désirs, que la vie et le rêve dispensent en désordre quand les deux mondes s’interpénètrent.

 Véronique Hotte

Folioplus classiques, n°267

 

Un parfum d’orange amère de Jean Benguigui

9782213685618-XLe comédien s’est illustré au cinéma, comme au théâtre d’abord, et nos premiers souvenirs de lui remontent aux premiers  spectacles de Patrice Chéreau   entre autres, Les Soldats de Jacob Michael Lenz qui avaient révélé en 1967, le jeune metteur en scène, sorti tout doit comme Jean Benguigui, Jean-Pierre Vincent, Jérôme Deschamps du lycée d’exception qu’est Louis-le-Grand à Paris (quelle pépinière et quels profs devait-il y avoir!).
Jean Benguigui nous conte avec beaucoup  de tendresse, son enfance de rêve à Oran, et quand on connaît  un peu la ville comme nous, on peut imaginer l’amour viscéral de  ses habitants pour cette ville, même si elle comme coupée en deux, d’un côté les algériens et de l’autre les pieds-noirs,  et l’admiration pour les spectacles de théâtre ou de music-hall,  avec  Sacha Distel ou Juliette Gréco, venus de Paris, les corridas avec Luis Dominguin, etc… mais aussi pour la nouvelle star de la haute-couture l’Oranais Yves Saint-Laurent qui fait alors  ses débuts de grand couturier dans la capitale.
Mais le rêve va bientôt s’écrouler, il n’a que dix-sept ans, et l’O.A.S. (Organisation de l’Armée Secrète française qui luttait pour garder l’Algérie française, avec des attentats criminels), devient de plus en plus menaçante et veut l’enrôler; la guerre  est bien là et les ! Sa famille l’envoie donc en métropole finir ses études secondaires…
Avec son oncle Elie, ses cousins,  et sa sœur le voilà  parti pour la grande aventure. A la fois attaché à Oran et et enfin heureux de quitter le cocon familial  où il devait se sentir en sécurité absolue, mais où il devait se sentir un peu enfermé; il retournera quelque dix ans plus tard comme comédien, puis à nouveau en 1990.
Non, cela ne se passe pas au Moyen-Age mais il y a quelque cinquante ans, et ce qu’a vécu le jeune Jean Benguigui, des millions d’autres pieds-noirs  comme lui l’ont vécu, et c’est ce qui rend si justes et si passionnants ces souvenirs.
Il rencontre donc  Patrice Chéreau, puis entre à l’école du Théâtre National de Strasbourg dont il ne garde pas un excellent souvenir, et retrouve ensuite Jean-Pierre Vincent et Patrice Chéreau qui licenciera peu après sa troupe de copains de lycée pour jouer plus perso, rencontre aussi Robert Gironès, etc…travaille avec Marcel Maréchal, André Engel, Gabriel Garran, Jacques Nichet, et des acteurs comme Jean Carmet, Michel Serrault, ou Gérard Depardieu. C’est donc un peu de toute l’histoire du théâtre français du XXème siècle qui défile devant nous. Et c’est souvent passionnant.
Jean Benguigui commence aussi une carrière au cinéma et dans des téléfilms, dès les années 75, mais, dans les derniers chapitres, où  pointe  souvent l’auto-célébration, il a comme le souffle court; anecdotes ans grand intérêt qui relèvent plutôt du bloc-notes personnel, style plus convenu, avec entre autres, nombre d’adverbes de manière, et c’est un peu dommage.
Reste un livre-témoignage, somme toute, agréable à lire, où se raconte le parcours d’un homme et d’un comédien aux très nombreuses expériences.

Philippe du Vignal

Editions Fayard. 18 €

 

Livres

Rencontre-entre-Valere-Novarina-et-Claude-Buchvald-22a-532087dc28963Valère Novarina en scène de Claude Buchvald.

Claude Buchvald est metteuse en scène et  comédienne mais aussi maître de conférences à l’Université Paris 8. Elle est bien connue pour avoir monté de façon remarquable de nombreuses pièces de Valère Novarina comme Vous qui habitez le temps, Le Repas, L’Avant-dernier des hommes, L’Opérette imaginaire... Avec une équipe de comédiens au solide métier, comme, entre autres, le regretté Daniel Znyk, Laurence Mayor, Valérie Vinci, Elisabeth Mazev, Nicolas Struve, Claude Merlin… et l’accordéoniste  Christian Paccoud. Sans doute la réussite de ces mises en scènes leur doit-elle beaucoup mais c’est Claude Buchvald qui les a convaincus de travailler avec elle.
“Au théâtre, écrit elle, c’est avec les spectateurs que ce destin s’accomplit. Nous ne sommes pas là devant eux pour leur démontrer quoi que ce soit, pour “leur faire la leçon”, les étourdir, les épater, les imiter ou les agresser ; au contraire, nous voulons les porter dans le mouvement, les “sortir d’homme”, comme dit Novarina, pour les “démultiplier”.
Ce qu’elle explique très bien à propos de Vous qui habitez le temps, Claude Buchvald le fait aussi dans les analyses de ses autres mises en scène de Novarina. C’est d’une belle précision, rien n’est oublié : elle a visiblement trouvé, dans l’univers de l’auteur, l’aboutissement exemplaire d’un travail d’acteur qu’elle dirige tout en s’effaçant discrètement. Pour parvenir à l’état de grâce souhaité, elle fait preuve  d’un solide maîtrise du temps et de l’espace, non seulement nécessaires à tout metteur en scène mais indispensables à qui veut s’emparer du verbe de Novarina. « Le texte de théâtre, dit-elle, à propos du Repas, s’écrit avec le vide, le vertige, avec un grand désir et appel d’air, avec de pauvres accessoires pleins de souvenirs (par exemple, les huit serviettes confectionnées en chutes de toiles à matelas par mon grand-père tapissier il y a plus de cinquante ans) ».

On sent Claude Buchvald, pleine de foi dans son travail, attentive, bosseuse et très  exigeante quant au moindre détail scénique, au plus petit silence indispensable dans une réplique, heureuse d’aboutir enfin au tissu scénique désiré, élaboré après tant de répétitions ; heureuse aussi, quand elle réussit à emmener le public dans les méandres du langage d’une intense poésie mais d‘une exigence absolue de Valère Novarina.
Dans ce livre très sérieux, indispensable à celui qui veut mieux comprendre comment on arrive à mettre en scène Novarina mais un peu «estouffadou», et parfois proche d’une thèse universitaire, on trouve aussi des réflexions éclairantes de Claude Merlin sur le travail d’acteur. Bref, ce Valère Novarina en scène est de la belle ouvrage que l’on aurait aimé parfois un peu plus légère, (bon, on n’a rien sans rien !). Il y a aussi des photos tout à fait révélatrices des mises en scènes de Claude Buchvald et une solide bibliographie.

Philippe du Vignal.

Presses universitaires de Vincennes. 25 €

La Fleur au fusil, chroniques de la guerre de 14-18, spectacle écrit par Alain Goyard, mise en scène et interprétation de François Bourcier.

 A l’origine donc de ce livre /CD, un spectacle écrit d’après des textes et témoignages authentiques et interprété par François Bourcier et créé au Nouveau Théâtre de Beaulieu à Saint Etienne. C’est en treize moments, dans le livre comme sur le plateau, la mémoire retrouvés d’épisodes: La mobilisation générale, Le baptême du feu, les Tranchées, Folie,La Révolte, Armistice… d’une interminable guerre qui ravagea l’Europe, avec, en conclusion la défaire de l’Allemagne, et quelque vingt cinq ans plus tard la seconde guerre mondiale comme un immense suicide collectif.
On n’est pas au Moyen-Age mais il y a tout juste cent ans, et cette guerre a atteint les familles de Français comme d’ Allemands par dizaines de millions. Incompréhensible, sans doute mais les faits sont là, têtus Les mots claquent durs, impitoyables à propos de la peur physique des jeunes appelés qui en deviennent fous, ou boivent pour oublier. Il y a des mutilations involontaires :“On enviait le gars qui venait d’avoir une jambe arrachée par une mine” ou volontaires: on se fait arracher un bras par une grenade en protégeant le reste du corps ou on va voir voir une putain syphilitique, “vérolée jusqu’à l’os”: tous les trucs sont bons pour essayer d’échapper à cette boucherie au quotidien! Le pire sans doute: les fusillés pour l’exemple grâce à un état-major dépassé par les événements qui ne sait plus juguler les dizaines de révoltes qui ont commencé à naître. Et un armistice dont les poilus ont bien conscience qu’il ne règle rien: “ Ce n’est pas la guerre qui est finie, c’est la paix qui est morte, et pour toujours”.
Et François Bourcier ,avec juste quelques accessoires, est impressionnant de vérité; il a vite pris l’identité d’un de ces hommes, paysans ou ouvriers qui par dizaine de milliers sont morts au front, ou quand ils en sont ressortis vivants, ont vu leurs vie brisée. En ces temps de célébration, ce livre/CD est un document formidable pour faire entendre au présent ce qu’a pu être cette guerre dont il ne reste aujourd’hui aucun survivant. Même si bien des spectacles comme les remarquables Ah! Dieu que la guerre est jolie de Pierre Debauche, et  Noël au front de Jérôme Savary ont eu pour thème cette première guerre mondiale, ce monologue théâtral bien servi par François Bourcier fera aussi vite référence.

Ph. du V.

Texte d’Alain Guyard et CD du spectacle. Editions Carmino Verde 82 rue du Chemin vert 75011 Paris. 20 €

 

 

Chronique de l’ère mortifère, roman de Frédéric Baal.

 

chroniqueFrédéric Baal avait fondé et animé à Bruxelles  depuis 1970, avec son frère Frédéric Flamand, devenu ensuite chorégraphe et directeur du Ballet National de Marseille, et quelques acteurs dont Anne West, le Théâtre Laboratoire Vicinal qui fut, en Europe, et avec une rigueur exemplaire, à la pointe des recherches théâtrales,.
Frédéric Baal avait écrit de nombreux textes dont ceux des spectacles du Vicinal et des Portraits mais  Chronique de l’ère mortifère, qui n’est pas en fait du tout un roman,  participe plutôt d’une sorte de monologue intérieur où il s’en prend avec une rare et efficace violence au monde d’aujourd’hui.
La moulinette bruxello-parisienne fonctionne à plein régime, dans une langue française  des plus cinglantes, influencée par Céline sans doute mais aussi par Pierre Guyotat, et d’une belle oralité. Et c’est aussi brillant qu’efficace … Frédéric Baal n’épargne personne et tire à balles réelles sur les institutions censées nous apporter bonheur et prospérité.
Et, comme il a le don de la formule et possède une sacrée maîtrise de la langue française, il ose même s’amuser et employer, uniquement pour se faire plaisir des subjonctifs pontifiants: “Se dussent-ils montrés plus conciliants, au lieu d’essuyer leurs rebuffades, je les eusse corrompus… ils ont la langue bien affilée et me font un crime de mes vertus…”

Avec de jeux de mots incendiaires (cela tourne parfois au procédé quand il s’agit de noms propres!) et des clins d’œil littéraires, voire des proverbes en latin. Aucun paragraphe mais seulement parfois un blanc quand il change de thématique. Et il y a, dans cette impitoyable logorrhée,  savoureuse à lire, avec nombre de phrases sans verbe,et anaphores en rafales où l’auteur tire sur tout ce qui bouge et qu’il ne supporte pas (et la liste est longue!), des moments des plus formidables: “La faillite d’un système?… vous exagérez!… il ne s’agit que d’une petite crise financière dont le souvenir se perd déjà dans les sables des paradis fiscaux… ce fut un mauvais moment à passer… un incident fortuit!… un accident de parcours!.. une erreur de jaunisse!”
Une vraie pièce de théâtre en solo et on attend avec impatience, le jeune comédien, belge ou français,  en tout cas francophone, qui s’emparera des meilleurs morceaux de ce texte hors-normes, à la fois subversif et jubilatoire, et toujours d’une théâtralité évidente. Cela sort du four, c’est encore bien chaud, et ce serait dommage de s’en priver. Frédéric Baal ne pourrait que s’en réjouir…L’entreprise demandera un gros travail:  l’acteur devra sélectionner puis se mettre en bouche les drôles de phrases de ce drôle de texte, mais cela vaut largement le coup…
Avis aux amateurs…

 Ph. du V.

Editions de la Différence. 18 €.

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 Mises en scène d’Allemagne, sous la direction de Didier Plassard.

 

6844-1730-Couverture“Aujourd’hui,  écrivait le cher et grand Bernard Dort (disparu il y a vingt ans déjà  du sida! – et qui nous aura  tant apporté ainsi qu’à de nombreux étudiants entre autres, Novarina, Chéreau ou Vincent -  le théâtre allemand est pour nous un objet d’admiration: son organisation, sa stabilité, sa richesse en font moins un modèle (nous n’osons même pas espérer en être là un jour) qu’une sorte d’Eldorado dont on rêve sans jamais essayer d’y aborder”.
Bernard Dort avait bien résumé  les choses et  le dernier et gros opus
des Voies de la création théâtrale, dirigé par Didier Plassard, nous offre un remarquable panorama de de tout ce qui a pu se créer en République  Fédérale  et Démocratique.
Il y a eu chez nous, il y a un siècle, de grands créateurs comme Antoine, Gémier ou Copeau qui voulaient réformer la scène et le répertoire pour un nouveau public, puis plus tard le Cartel. Mais  l’Allemagne, elle, avait déjà, et depuis le 18 ème siècle, une tradition théâtrale, des méthodes de travail  et des metteurs en scène de tout premier ordre comme Max Reinhardt ou Erwin Piscator, puis ensuite Bertold Brecht,  longtemps absent puisqu’il dut subir, on l’oublie souvent, quinze ans d’exil…
Et plus récemment, comme le remarque bien Didier Plassard dans sa préface,  on permit à une nouvelle génération de faire ses preuves avec, entre autres et  d’abord,  Brecht à la tête du Berliner, puis Peter Zadek, Peter Stein à la Schaubühne,  Claus Peyman, Jürgen Gosch, ou Klaus Michael Grüber, Mathias Langhoff pour ne citer que les plus connus en France, qui modifièrent rapidement le paysage théâtral de langue allemande. 
 Ce que l’on appelle outre-Rhin le “Regietheater,”  où  les metteurs en scène devenaient des créateurs à part entière, avec une lecture des plus originales des textes classiques et une modification profonde des rapports entre scène et salle…
Mais avec aussi, ce que nous n’avions pas en France, sauf et dans une moindre mesure, avec Vilar  à la tête du T.N.P. , et Roger Planchon à Villeurbanne, une organisation parfaite, où le metteur en scène et directeur avait un rôle prépondérant. Et il faut absolument le souligner, grâce à des moyens financiers hors pair. Mais on se souviendra que Jean Vilar, pas bien riche et possesseur d’un petit  appartement, était aux  yeux de l’Etat français, responsable sur ses biens propres en cas de faillite éventuelle de l’entreprise qu’il dirigeait! Chose qui n’émouvait guère le personnel politique de la chère vieille France et  sans doute inimaginable en Allemagne! Le redoutable  Debû-Bridel, sénateur,  avait  même osé s’en prendre, avec une violence inouïe, à Jean Vilar qu’il accusait de propagande…
L’Allemagne, et  bien avant la réunification et des deux côtés du Mur,  avait, elle avec  plus de lucidité, beaucoup investi et à long terme, dans l’éducation et la création dramatiques. En particulier, avec de nombreux lieux de création  dans les RDA, y compris dans de petites villes… Et avec une planification et une volonté  politique exemplaires.  On ne peut énumérer tous les chapitres de ce livre mais il y a d’abord  un excellent  examen du paysage théâtral allemand et de ses conditions de production, par Hennning Röper qui  montre bien  toutes les spécificités  des quelque 133 théâtres qui ont une programmation régulière dans un pays où la culture  et le gestion des théâtres est exclusivement de la compétence des Lander et des municipalités, ce qui change beaucoup les choses… Avec aussi un nombreux personnel artistique et technique bien formé, et une association fréquente sous un même toit du théâtre dramatique, de la danse et  de l’opéra.
Alors que le Ministère de la Culture français exerce encore un pouvoir régalien en ce qui concerne les budgets et les nominations de directeurs, qu’il s’agisse de théâtres nationaux ou régionaux, avec, comme on l’a encore vu récemment,  nombre de dérives, quelle que soit la couleur du gouvernement. Tout n’est pourtant pas rose, et l’auteur pense  « que le le choc de la réunification  a posé la question des limites  d’un système théâtral qui ne sortira sans doute pas indemne de cette confrontation Est/Ouest”. 
  Mais vingt ans après la réunification du pays,  les choses semblent s’être passées en douceur et la santé de l’ensemble du théâtre allemand reste insolente. Comme en témoignent  les  études consacrés au travail de metteurs en scène comme  Peter Zadek , Heiner Müller, Peter  Stein, Klaus Michaël Grüber, Klaus Peyman, Mathias Langhoff et son frère Thomas moins connu en France, Franck Castorf, et le Suisse Francois Marthaler, sans oublier Thomas Ostermeier, maintenant très connu en France d’un large public.
Quel pays occidental peut se vanter de posséder, une pareille  brochette? (Sans doute l’Allemagne actuelle compte quelque 80 millions d’habitants, même si le nombre d’Allemands diminue). Mais on l’a encore vu récemment chez  Thomas Ostermeier, ( voir Le Théâtre du Blog) des comédiens,  très bien formés et souvent d’une exceptionnelle personnalité, capables de jouer Skakespeare comme  Sophocle ou Labiche, et toujours remarquablement dirigés.  Autre constante  de tous ces spectacles: la scénographie généralement conçue avec de gros moyens mais d’une vraie beauté plastique, le plus souvent novatrice et  d’une grande efficacité. Et toujours au service des comédiens.
Le livre comprend aussi un chapitre sur  les formes marginales du théâtre allemand dit “Freies Theater : théâtre libre, qui, depuis une vingtaine d’années surtout , a tenté de se libérer des institutions et si on a pu voir certaines  compagnies au festival d’Automne, on aurait aimé en savoir plus sur des créations  qui usent d’autres codes scéniques avec une mise en relation de plus en fréquente  du dialogue  ou du texte non théâtral avec la musique ou la danse, et toujours là  aussi dans un espace scénographique reconfiguré.
  Au total, ces
Mises en scène d’Allemagne est un livre très bien fait, tout à fait passionnant et, ce qui ne gâte rien, un solide outil de travail.
Pas donné: 59 €… mais c’est un bon investissement.

 

Philippe du Vignal

 

CNRS éditions. Prix: 59 €

Blaise Cendrars

Blaise Cendrars, la légende bourlingueuse par Patrice Delbourg et Eric Cénat.

 

  Il se passe toujours quelque chose à Paris, et souvent tout près de chez soi !

cendrars Ce soir-là, à la Mairie du deuxième arrondissement, La Scène du Balcon qui, depuis dix ans, propage la littérature dans le quartier, nous proposait, dans le cadre d’une lectothèque idéale,* de bourlinguer dans l’œuvre multiforme de Blaise Cendrars.
Patrice Delbourg, poète, membre de l’émission de France-Culture,Les Papous dans la tête, lit des extraits de la biographie qu’il lui a consacrée, coiffé d’un galurin digne de son modèle.
En écho, Eric Cénat donne voix aux textes de Cendrars, témoins d’une vie personnelle et littéraire aventureuses.
Les mots de Cendrars et ceux de Delbourg se mêlent intimement, tandis que défilent sur un écran les portraits que peintres et photographes ont faits de l’écrivain suisse,
né à La Chaux-de-Fonds en 1887. Louis Sauser, qui courut le monde, fut naturalisé français, et mourut à Paris  en 1961.
De cet exercice d’admiration composé avec brio, Delbourg privilégie pour le public des détails marquants comme l’Alpha Roméo du poète.
« Dans le coffre de son bolide (…), le poète allumé trimballe dix caisses de livres immensément lourdes, avec, notamment, Nerval, Huysmans, Villon et Rémy de Gourmont. Quand il se trouve en transit maritime, ces livres chéris lui coûtent une fortune en transport. Il relève aussi le contraste entre l’apparence physique de l’auteur, sa mine vaguement patibulaire de maraudeur rastaquouère à l’expression gouailleuse, brute de fonderie, et son écriture, si pure, si limpide, si tendue et si intense d’émotion charmeuse. Delbourg attire aussi l’attention sur la ressemblance de son chien Wagon-Lit avec un Cendrars vieillissant.
Mais, dit Delbourg,
 «ne voir en Cendrars qu’un bourlingueur affabulateur, c’est manquer d’emblée cette conscience souvent inquiète que le poète eut de naître à tout instant.»Le double visage de l’homme  au bras coupéest toujours présent chez son biographe. Il nous révèle ainsi les déboires de l’écrivain à New-York qui donnèrent lieu à un poème fulgurant : Pâques à New York.
Laissons cependant le mot de la fin à celui qui vitupérait sur la poésie de son époque, «beau cénacle de culs-de-plomb », en empruntant un vers à un opus de jeunesse préminitoire, La Prose du Transsibérien :“Toute vie n’est qu’un poème en mouvement. Je ne suis qu’un mot, un verbe, une profondeur dans le sens le plus sauvage, le plus mystique, le plus vivant.”
  Et replongeons-nous sans tarder dans ses écrits, guidés par Delbourg qui nous balade dans l’Odyssée Cendrars (éditions Écriture) par ordre alphabétique. D’Apha Roméo (Cendrars était fou de vitesse et de voitures) à Zone (sa proximité/rivalité avec Apollinaire).

 

Mireille Davidovici

 

Vu à la Mairie du 2ème de Paris le 30 novembre.*Prochaine lecture du cycle : Cet Allais vaut bien le détour vendredi 31 janvier à 19h 30, à la mairie du 2 ème, 8 rue de la Banque 75002

 

Shakespeare : Le Langage des blessures

Shakespeare : Le Langage des blessures, de Clifford Armion, collection Champ théâtral, éditions de l’Entretemps

Shakespeare : Le Langage des blessures dans analyse de livre 9782355391552fsClifford Armion propose une exploration du symbolisme des blessures dans l’œuvre de Shakespeare. Fondée sur une étude de la médecine, de l’Église et des arts de l’Angleterre élisabéthaine, l’étude éclaire le lecteur-spectateur de Shakespeare.Aussi, Shakespeare : Le Langage des blessures s’inscrit-il dans le projet de Brigitte Gauthier qui dirige le programme de recherche SCRIPT (Scénaristes Créateurs Réalisateurs Interprètes Performers Traducteurs) d’Évry Val-d’Essonne, afin de créer une réflexion interdisciplinaire sur les arts du cinéma et du spectacle.

Brigitte Gauthier soutient le Shakespeare de Clifford Armion : Langage des blessures et Kaléidoscope universel : le dramaturge anglais est la sève qui nourrit les artistes.
« Son œuvre se place entre la Bible et le Code Pénal, orientant nos émois et nos dérives là où les deux autres textes dictent des conduites…
Shakespeare tisse une histoire parallèle à l’histoire d’Angleterre, celle des hommes qui ont insufflé des modifications au déroulé prévu de l’histoire en risquant l’intégrité de leur âme et de leur chair. L’étude des blessures est un relevé topographique des traces de ces écarts, de ces divergences qui marquent les individus et le monde… »

 Clifford Armion a choisi une approche esthétique et se documente en étudiant les textes et les images sur l’anatomie ou la dissection. Il dresse un tableau de la réception de l’époque élisabéthaine, de ce désir d’un spectacle fort qui expose les effets des meurtres et des guerres, même si pendant la période shakespearienne les actes de violence se déroulent dans un hors-scène… L’œuvre shakespearienne confine la violence en coulisses mais en expose les traces sur scène et dans ses paroles, à la recherche d’une crudité qui fasse vrai, susceptible de toucher le public.

 A priori, le contexte de l’époque aurait dû orienter l’auteur vers du Grand-Guignol, étant donné le goût des hommes pour les exécutions publiques, l’intérêt nouveau pour la dissection des cadavres et de la puissance narrative des massacres politiques. À l’inverse, Shakespeare est tout en retenue. Il trace les sillons dans les chairs au lieu de verser des seaux de sang sur la scène, déposant une empreinte sur une autre scène, celles des corps et des esprits.
La représentation de son œuvre est comme transcendée : elle se maintient à vif quels que soient les metteurs en scène.
C’est la langue qui porte les scories, égratignures, cicatrices et traverse les siècles…
 »
« Enfin, le symbolisme des blessures, écrit Clifford Armion, se nourrit de glissements sémantiques dont l’abondance suggère l’importance du motif de l’ouverture des chairs dans le tissu dramatique de l’œuvre. Si l’enveloppe charnelle des personnages est exposée aux blessures, d’autres surfaces le sont elles aussi.
Par le truchement de la métaphore du corps, la terre du royaume, la voûte céleste, les mers agitées, ou bien encore la scène même du théâtre, sont également sujettes aux plaies révélatrices. »
L’ouverture des chairs est reliée à la sensualité et à la sexualité.
La rupture de l’hymen et la perte de la chasteté sont l’objet d’un transfert du symbolisme des plaies guerrières et de l’incision chirurgicale.
Pourquoi l’omniprésence de l’image de la plaie et de ses échos métaphoriques au sein du Corpus shakespearien ?
La violence de la cité
apparaît en filigrane comme schéma politique majeur.
Les personnages quelles que soient les périodes et les villes s’entretuent au nom d’une politique culturelle…
Éternel retour du mal, de l’envie, de la jalousie et de la trahison. Éternel retour de l’agression, du viol et de l’assassinat
. Shakespeare est décidément notre contemporain (Jan Kott)… À lire, forcément.

Véronique Hotte

Shakespeare : Le Langage des blessures, de Clifford Armion, collection Champ théâtral, éditions de l’Entretemps

Les passeurs d’expérience, ARTA école internationale de l’acteur, de Jean-François Dusigne

Les passeurs d’expérience, ARTA école internationale de l’acteur, de Jean-François Dusigne. 

Les passeurs d’expérience, ARTA école internationale de l’acteur, de Jean-François Dusigne dans analyse de livre passeurs_couv-211x300À l’occasion des vingt-cinq ans d’ARTA, Association de Recherche des Traditions de l’Acteur, créée notamment par Ariane Mnouchkine, et dont il est actuellement,  avec Lucia Bensasson le codirecteur artistique, Jean-François Dusigne nous invite à un passionnant voyage autour du monde de l’apprentissage du théâtre.
Depuis 89, ARTA poursuit son aventure singulière de lieu de pratique scénique qui vise à ressourcer, transmettre et explorer, dans l’esprit des studios d’acteurs qui se sont développés en Russie, en Europe et aux Etats-Unis au cours du XXe siècle.
La vocation de l’école est en effet l’ouverture internationale : elle stimule la découverte, les rencontres et les croisements entre les grandes traditions scéniques.
Des artistes/pédagogues-des maîtres- viennent du bout du monde pour transmettre leur art et leur savoir à de nouvelles générations d’acteurs. Dernièrement, et entre autres: Shigeyama Ippei, Shigeyama Motohiko et Shigeyama Shime du Japon, Yana Borissova et Galin Stoev de Bulgarie, Nabih Amaraoui, Alexandre Del Perugia et Jean-Jacques Lemaître de France, Mario Biagini et Thomas Richard d’Italie, Eugenio Barba, Odin Theatret et Julia Verley de Norvège, Anatoli Vassiliev de Russie…
L’acteur peut être chanteur, musicien, danseur, ou encore circassien, il est citoyen du monde, comme les maîtres artisans sont tout à la fois acteurs, danseurs ou chanteurs, issus des scènes européennes, russes, indiennes, japonaises, chinoises, coréennes, balinaises ou encore amérindiennes, argentines, brésiliennes, haïtiennes..
Dès l’origine, l’association a organisé des stages dans le but de former des étudiants et de jeunes professionnels. Subventionnée par le ministère de la Culture et par  la Ville de Paris, ARTA occupe la maison blanche à l’entrée de la Cartoucherie, « un rucher de théâtre et de danse qui respire, vibre et palpite au rythme de l’écoute sensible du monde ».
Cette ancienne fabrique de munitions est une poudrière de créations ; elle rassemble,  autour d’un même esprit solidaire, différentes démarches esthétiques portées par des aventures humaines singulières : ces anciennes usines,  dans le Bois de Vincennes, veillent à « entretenir cette lueur, que le public enflammera peut-être si pour le spectacle il se sent convié à embarquer lui aussi, tel un passager monté à bord d’un navire qui aurait fait escale, pour rejoindre l’expédition poétique en cours. »
Il s’agit de préserver un esprit artisanal et collectif où l’on raconte, danse, joue le monde pour le changer. La nature de l’échange, la mise en jeu de soi, la choralité et la manière d’accompagner font toute la qualité de ces rencontres.
L’imitation et l’improvisation  passent  par l’épreuve du corps.Les joueurs créateurs – des acteurs tour à tour danseurs, chanteurs, musiciens, acrobates, marionnettistes…qui passent de la scène à l’écran sans se renier – accèdent de façon tangible, à la connaissance de plusieurs règles du jeu.
Pour Jean- François Dusigne, la vie se joue parfois à coups de dés : « On applaudit l’acteur quand il brûle les planches ou quand il crève l’écran. C’est aussi quelque chose de sa vie qui flambe. Avant de vivre leur rôle, les partenaires sont avant tout des joueurs : ils s’observent, bluffent, esquivent, engagent ainsi leur personne, au risque de perdre gros. La salle est bordée de spectateurs : ils seront pris à témoin. Les joueurs convergent vers l’aire de jeu, attirés comme des papillons de nuit. Selon son intuition, chacun peut s’entêter sur un rôle ou miser sur un autre. Et puisqu’il y a des partitions à respecter, tous jouent à ne pas savoir ce qui va suivre : chacun joue à jouer. Mais qu’importe après tout que ce soit une fiction ou non, ce qui se passe sur scène est bien réel : ce sont des rencontres. » Un théâtre qui s’édifie avec le temps, contre la recherche d’une efficacité spectaculaire.

Véronique Hotte

Collection  Sur le théâtre  Editions Théâtrales.

Folio Junior Théâtre

Le Bel enfant de Jacques Prévert, Le Gobe-douille et autres diablogues de Roland Dubillard, Le Bon Gros Géant, pièces pour enfants de Roald Dahl,


 Folio Junior Théâtre dans analyse de livre product_9782070653652_98x01Le bel enfant est un recueil  de sept courtes pièces écrites par Jacques Prévert dans les années 1930, pour la troupe théâtrale du groupe Octobre: Fantomas, Le bel enfant, Un Drame à la cour, Un réveillon tragique, Bureau des objets perdus, Le pauvre lion et Le Visiteur inattendu... Pièces  qui furent  jouées dans l’instant et dans l’urgence. On y retrouve l’engagement de l’artiste, toujours teinté de cet humour ravageur qui touche les enfants comme les adultes.
Un petit carnet de mise en scène
de Denise Schröpfer–recherches dramaturgiques sur le groupe Octobre et le théâtre d’avant-garde, la  stylisation du corps et le grotesque  conclut l’ouvrage,  qui guide le lecteur dans ses premiers pas sur les planches…

Le Gobe-douille et autres diablogues de Roland Dubillard est un recueil de huit « diablogues », drôles et loufoques:  Le Tilbury, Les Voisins, L’itinéraire, Nostalgie, Le Ping-pong, Le Malaise de Georges, Au Restaurant, Dialogue sur un palier (Le Gobe-douille), où il réinvente avec poésie les situations les plus ordinaires. Des situations,  simples à l’origine, sont peu à peu transformées grâce à cet extraordinaire mélange d’inventivité poétique et dramatique qui fait l’immense succès de ses  sketches.
Le petit carnet de mise en scène, sous la responsabilité de Félicia Sécher, revient sur l’histoire des diablogues -des sketches dans lesquels triomphe l’esprit du non-sens- sur la maîtrise de la vitesse, de la modulation de la voix, du jeu des contrastes, de la composition de photographies…

product_9782070653669_98x0 dans analyse de livreLe Bon Gros Géant,  un recueil de sept courtes pièces pour enfants, traduit de l’anglais par Jean Esch, et adapté par David Wood du célèbre roman de Roald Dahl. Un régal d’humour, d’ingéniosité et de fantaisie…  De parents norvégiens, Roald Dahl,  né en 1916 au Pays de Galles, est mort en 1990. En 39, il s’était engagé dans la R.A.F. mais  fut  réformé en 42 avec le grade de commandant.
Il occupa ensuite divers postes à l’ambassade de Grande-Bretagne, à Washington. C’est là qu’il commença à écrire des nouvelles humoristiques et fantastiques, et des contes pour enfants qui l’ont rendu célèbre dans le monde entier.
Ainsi, Le Bon gros Géant n’est rien d’autre que l’histoire de Sophie qui, un soir, aperçoit,  de la fenêtre de l’orphelinat, une silhouette immense et une main énorme qui s’approche… Un géant ! Rêve-t-elle ? Ces sept courtes pièces mettent en scène tous les personnages du roman.
Cette  collection inventive  amusera  acteurs et spectateurs en herbe.

Véronique Hotte

 

Collection Folio Junior Théâtre, Gallimard Jeunesse. A partir de 11 ans. 

Bandonéon À quoi bon danser le tango?

Bandonéon À quoi bon danser le tango ? de Raimund Hoghe, photos de Ulli Weiss,

Bandonéon À quoi bon danser le tango? dans analyse de livre bandoneon-a-quoi-bon-danser-le-tango-de-raimund-hoghe-livre Lorsqu’au début des années 1980, ce livre paraît en Allemagne, avant les Histoires du théâtre dansé, Pina Bausch n’est connue que des initiés.
Raimund Hoghe est à l’époque son dramaturge, son conseiller et porteur d’idées. C’est le journal de répétitions de ce dernier et les photos de Ulli Weiss qui font l’objet de Bandonéon À quoi bon danser le tango ?
L’ouvrage témoigne du processus de création de la chorégraphe, une manière novatrice devenue familière au théâtre : « Entrer en répétition sans texte ou livret préétabli et construire la pièce pas à pas en fonction des contributions des danseurs et de tous ceux qui participent au travail ».
À La Lichtburg, l’espace des spectateurs est devenu la salle de répétitions du Tanztheater à Wuppertal – une grande pièce vide, des douzaines de chaises, de vieux fauteuils et des tables en bois, des canapés défoncés, des grands miroirs de vestiaire, une tenture en plastique, des lumières de salle de cinéma ténues.
Pina Bausch pose des questions. Avec une grande concentration, très calmement, la metteuse en scène, auteur et chorégraphe suit sa troupe qui cherche des réponses, des souvenirs et (re)découvre sa propre histoire.
Elle donne à chacun le courage de prendre position, de suivre ses propres pensées, sensations, associations d’idées… Même si on ne peut pas encore cerner la direction que prendra la pièce, les questionnements s’articulent autour d’un élément bien défini – qui reste inexprimé. « Faire quelque chose qui n’existe plus aujourd’hui. Etre gentiment méchant. Des moments de défaite. Des habitudes. Quelque chose du destin. L’humour noir. Des rituels de couples amoureux… »
Les questions de Pina Bausch sont des tentatives de découvrir sans révéler, percevoir et garder le secret : « Je ne sais pas ce qu’il sortira de mes questions, mais je ne veux rien de pathétique ni de sentimental ». L’envie qu’a Pina Bausch de parler d’images, de situations, d’histoires, se confronte à la sensation de ne pas réussir à l’atteindre par la parole, de ne faire que le réduire, et de ne jamais réussir qu’à transposer de façon très limitée le parallélisme des différentes réalités qui se crée sur scène : l’espace et l’enfermement de l’espace, les chansons des années trente et les sentiments qui ne sont pas si lointains, le jaune lumineux, le rose, le turquoise, le vert, le bleu, le violet des robes cocktail, les cheveux lisses et gominés des hommes et les relations encombrantes, les tentatives et les efforts désespérés et souvent blessants de tendresse…
Les répétitions donnent la possibilité de voir les choses sous un angle différent, les (res)sentir, les vivre autrement : « Dans la rue, la violence du visage des passants me saute aux yeux, les traces d’efforts pour se maîtriser, construire des façades, ne pas montrer de faiblesse », note Hoghe.
Pina Bausch demande comment on fait pour cacher qu’on est vulnérable. Le thème de l’enfance importe d’abord, comme l’amour et la tendresse, le désir, la peur, le deuil, et l’envie d’être aimé. La possibilité d’être à nouveau comme des enfants, de se comporter et de s’exprimer aussi directement, d’être sans masque, immédiats.
Aussi, les photos d’enfance des membres de la troupe sont-elles restituées à la fin de l’ouvrage, tandis que celles de Ulli Weiss ponctuent des instants de répétitions.
Les répétitions consistent en une tentative de retrouver ce qu’on a perdu, le lien avec la nature, la proximité, la compréhension. « Parler avec le vent ou avec l’eau comme on faisait autrefois. » Si Pina Bausch imagine qu’autrefois les gens parlaient avec les éléments, c’était aussi parce que la vie était plus solitaire qu’aujourd’hui – ils parlaient avec n’importe quoi parce qu’ils n’avaient pas à qui parler.
La chorégraphe pousse l’être à se livrer, y compris avec sa peur… La peur d’être repoussé, exclu, blessé, de ne plus être aimé. Les spectacles de Pina Bausch sont caractérisés par leur polysémie, les lectures multiples possibles de situations, d’attitudes, de mouvements en apparence sans équivoque. Plus on  les voit fréquemment, plus ils deviennent à la fois clairs et inexplicables. La chorégraphe privilégie une forme qui met en avant l’intime sans entrer dans la sphère privée, empêche l’auto-représentation et la mise à nu.
On manie
prudemment les tangos rapportés d’Amérique du Sud. Avec leur rigueur et leur dureté, leur clarté et leur concentration, leur simplicité et leur force, ils sont une entité propre. Une énergie ; pas de place pour les fioritures, le déguisement, la mascarade. Le tango est « une pensée triste qui se danse », quand il vous semble si facile de parler d’amour.
Dominique Mercy enfile pour la première fois un tutu – la robe classique des ballerines, vieux et jauni-trop petit. Il reste souvent à l’arrière. Quand il se retourne et sort, il attrape le tulle d’une main pour cacher sa nudité.
La première de Bandonéon est tout sauf un point final. Le travail, tout sauf clos. Deux mois après la première : « Nous sommes encore en route », dit la grande dame. La répétition est un art de réduire sans rapetisser. Même la langue. Nombre de paroles et de phrases sont superflues. Ce sont des images qui les remplacent.
Ce journal est un trésor pour qui veut comprendre l’art subtil de Pina Bausch.

Véronique Hotte

 L’Arche Éditeur,18€.

L’économie du spectacle vivant

L’économie du spectacle vivant  d’ Isabelle Barbéris et Martial Poirson.

L’économie du spectacle vivant dans analyse de livre 9782130609452Les auteurs, se penchent d’abord sur les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776) d’Adam Smith, père du libéralisme, qui compare les professions théâtrales à une forme de « prostitution publique ». L’économiste écossais dénonce un stigmate ancien attaché aux comédiens depuis leur excommunication pour rendre d’autant plus légitime un surcroît de rémunération destiné à compenser le préjugé « dont l’activité souffre auprès de l’opinion ».
 Ainsi, l’ensemble des professions du spectacle (théâtre, musique, chant, danse) considère son salaire à la fois comme la gratification pécuniaire d’un talent jugé exceptionnel, fonction de sa rareté relative au sein de la société ; et comme la compensation financière du préjudice dont la profession est entachée.
Domaine dédié au « travail improductif », le spectacle vivant n’est pas réductible à un produit fini qui matérialiserait la finalité d’un travail artistique.  La création se volatilise en effet, au moment même où « la déclamation de l’acteur, le débit de l’orateur ou les accords du musicien… » se produisent.
Or, si le chantre du dogme libéral, Adam Smith, considère que le spectacle vivant ne contribue pas à la richesse de la nation, puisque son utilité n’est pas mesurable selon les règles habituelles de l’échange, il n’en justifie pas moins l’intervention publique.
Que l’on parle de théâtre, de danse, de musique, d’opéra, de variété, de one-man-show, de performance, de marionnette, de cirque, des arts de la rue, de music-hall, de café-concert, de cabaret, la délimitation de ce qu’on appelle le spectacle vivant ne va pas de soi.
Les formes théâtrales connaissent aujourd’hui une « hybridation » anarchique, obéissant à l’essor des festivals internationaux, et du fait de certaines pratiques artistiques et sociétales – activités sportives, événementielles, cinématographiques, audiovisuelles ou militantes.
Ce terme : économie du spectacle désigne en fait des réalités diverses :  superproductions à budget énorme, tels les musicals anglo-saxons, le fonctionnement de l’Opéra de Paris,  celui des grands orchestres ou des théâtres nationaux déficitaires ; les productions de théâtres privés « jouant sur les têtes d’affiches et les cycles longs d’exploitation pour atteindre un seuil de rentabilité ; ou les fragiles équilibres budgétaires de petites salles de spectacle à audience restreinte, s’adressant à un public ciblé… »

La loi de 1999 uniformise  le cadre juridique de l’économie du spectacle vivant qui est défini « par la présence physique d’au moins un artiste du spectacle percevant une rémunération lors de la représentation en public d’une œuvre de l’esprit ».

Et,  si la culture est présentée comme une exception au regard de la science économique, le spectacle vivant peut faire figure d’ « exception à l’intérieur de l’exception ».
Les auteurs déplorent ainsi un déficit théorique au sein de la production scientifique et un non-traitement de l’impact économique du spectacle. Seuls, des spécialistes de sociologie, de droit, d’histoire, de politique culturelle, d’arts du spectacle ou de management culturel,  se penchent sur la question économique du spectacle : d’un côté, la mise en perspective historique, et de l’autre, « les enjeux d’actualité d’un secteur théâtral frappé de plein fouet par l’économie de l’incertitude, la nature de la profession de comédien ou l’évolution du régime d’intermittence ».
La réticence à comprendre simultanément théâtre et économie provient d’un double  positionnement antithétique : d’un côté, la vision de la « critique artistique  » qui s’attaque à la culture managériale, et de l’autre, la vision des économistes qui considèrent le spectacle vivant comme un secteur atypique, voire archaïque.
Ce rejet idéologique s’atténue du fait du rapprochement croissant des arts vivants avec les arts plastiques et la performance, amplement financiarisés.
Barbéris et Poirson s’arrêtent sur les spécificités de l’héritage français qui posent la question de la survie d’un répertoire qui peine à être concurrentiel à l’intérieur d’un système festivalier international où les produits sont standardisés au sein d’esthétiques post-dramatiques privilégiant des formes visuelles non centrées sur les textes (où le marché ignore la barrière des langues), multi-médiatiques et consensuelles, en connivence avec un populisme pos- moderne, selon le philosophe post-brechtien Frédéric Jameson.

L’économie française du spectacle vivant semble hésiter entre un paradigme interventionniste, du fait de la prépondérance du secteur public sur le secteur privé, et un paradigme ultralibéral acquis à « la flexibilité, à la concurrence exacerbée, à l’économie du projet, du risque, de l’incertitude ». Les effets conjugués de la mondialisation et de la crise entament le consensus de l’après-seconde guerre mondiale sur le statut d’exception des biens et services culturels.
On voit que  la norme marchande se substitue aux politiques culturelles et qu’une économie immatérielle croissante (numérisation, etc…) s’impose à de nombreux secteurs d’activité. « Nous observons l’éclipse relative d’une conception communautaire de la création, fondée sur l’existence de groupes, de troupes ou collectifs, sur la capitalisation du savoir et sa transmission, au profit d’une conception atomisée et individualisée du travail artistique. »

Ainsi, l’économie de projets se met en place à partir de rencontres éphémères, au détriment de la transmission d’un savoir-faire. Marcel Duchamp est l’inspirateur de cette valorisation du processus de conception et d’acte d’exposition. La post-modernité, l’ « art performance » à la Duchamp, institue le geste individualisé de destruction créatrice,  dont la valeur est,  avant tout,  spectaculaire.

L’artiste performeur se présente, lui, après le sacre du metteur en scène, comme l’incarnation de ce nouvel « ethos » permettant à l’artiste de spectacle vivant de signer son œuvre, contrairement au comédien. Le performeur, lu,  en tant que nouvel agent économique, répond, à près de deux siècles d’intervalle, à la condamnation sociale et économique du comédien, marquant ainsi d’obsolescence la posture plus sacrificielle mais aussi plus héroïque de ce dernier.
En outre, une économie de l’attention du spectateur ne cesse de voir le jour : «  teasers », newsletters, presse gratuite…  pour promouvoir des spectacles relevant de plus en plus de l’esthétique de la sidération et d’une saturation des effets : les spectateurs sont ainsi  invités à vivre une expérience sensible globale.
Devenu « post-dramatique », le spectacle vivant, tel l’ « art performance », entrecroise, et  de façon indissociable,  les questions esthétiques, économiques et idéologiques. Parler d’ « investissement » de préférence à   « dépense » en matière de financement de la culture, constitue bel et bien un changement d’orientation. Cependant, cette réorientation n’est pas sans présenter un risque de transformation de la culture en valeur marchande.
La contamination de la culture par l’économie consiste à miser sur l’économie créative plutôt que sur la création ; elle prend alors le risque de légitimer un retrait des pouvoirs publics et un abandon de certaines initiatives innovantes, étant donné le niveau élevé du facteur risque.
Dans le dossier du Monde daté du 19 juillet 2013, sur « Le théâtre face à la querelle des nominations », et, comme en écho à L’économie du spectacle vivant, Christophe Triau note que la véritable question de la création théâtrale est celle du temps, qui, seul, permet l’approfondissement, la remise en question et l’extension de l’esthétique de chaque artiste : « Le milieu théâtral actuel est pris dans le même rythme du libéralisme que les autres domaines : logique concurrentielle, modes et tendances à durée très brève, obligation de réussite immédiate, adulations et lâchages, logique du projet…
Un temps de crise peut devenir utile s’il permet, non pas par une destruction mais dans une remise en mouvement et l’invention d’autres modalités, d’accoucher d’autres pratiques et d’autres moyens ».
Ariane Mnouchkine prône, de son côté, la recherche commune de :  l’égalité, du théâtre, du progrès, de l’humanité. « Or, pour cette grande quête artistique et humaine, dit-elle, il faut de tout. De grands paquebots bien sûr, pour veiller au grain, mais aussi toute une nombreuse flotte de petits voiliers versatiles et téméraires avec à leur bord des équipages infatigables, aventureux et passionnés par l’art du théâtre et le service du public. De jeunes artistes, insensibles au poison de la résignation économiste, mais déterminés à changer le monde avec le meilleur outil qui soit pour cela, l’art en général, et le théâtre, en particulier. »

À bon entendeur…

Véronique Hotte

 Que sais-je ? PUF, 2013. 9 €

Les mille et une définitions du théâtre, Olivier Py

Les mille et une définitions du théâtre d’Olivier Py.


D’entrée de jeu, l’auteur nous met en garde : « Pour lire ce livre il faut accepter : qu’il n’a pas de chronologie, qu’il peut être lu dans tous les sens» mais aussi « qu’il n’appartient à aucune forme littéraire » ou « qu’il est un scandale si grand qu’il peut passer inaperçu », « qu’une vie ne suffit pas à le comprendre » et enfin « qu’il est aussi une exégèse d’Hamlet».
En réalité, il s’agit principalement d’un recueil d’aphorismes donc par essence d’assertions, de bons mots, de propositions paradoxales. Olivier Py emboîte le pas à de prestigieux prédécesseurs, d’Hippocrate: « Ars longa, vita brevis » (L’art est long, la vie est brève) à Paul Eluard : » Le soleil ne luit pour personne. « 

Habile à manier l’antithèse, il lance des jolies formulations telles que :
« Le théâtre c’est le souvenir de l’avenir » ; «Le théâtre c’est un igloo au milieu du Sahara»,«un zèbre sans rayure» …

S’y ajoutent des briLes mille et une définitions du théâtre, Olivier Py dans analyse de livre imagesbes de dialogues : «le théâtre est une boussole dans les mains d’un humaniste -Je suis perdu pouvez-vous m’aider ? –Je suis perdu aussi. –Marchons ensemble. –Trouver la sortie de cette forêt a moins d’importance». On tombe aussi sur des analyses dramaturgiques  : « Me voilà au paradis mortel de ton corps désirable’, dit Roméo à Juliette mais en fait, il parle du théâtre, ce paradis mortel » ; «  Hamlet entend ‘tu dois ’. Mais il sait qu’il ne peut pas y répondre. Le spectre — est-ce vraiment son père ou sa propre parole — (…) dit ‘tu dois ‘. Mais le siècle dit ‘tu ne peux pas’. » ; « L’archétype du scénario de cinéma est Boy meets Girl. L’archétype du récit de théâtre est‘quelqu’un vient’ (… ) »
Bref, ce sont mille et un courts chapitres, égrainés en 242 pages, à feuilleter dans le désordre pour y puiser maximes et réflexions. Dans ce pêle-mêle, chacun trouvera son bonheur. Entre autres des moments poétiques comme : « Les oiseaux que l’on entend chanter à l’extérieur alors qu’on est sur scène donnent une définition exacte du théâtre. » et des phrases qui font mouche et resteront peut-être dans les annales : «Comme Merlin le théâtre est l’enfant du diable et d’une sainte ; «une horloge exacte qui ne donne pas l’heure».
Dans le lot, il y a aussi des formules qui tombent à plat : “Le théâtre, c’est l’érection du phallus universel», «une embellie pulmonaire», ou «un chimpanzé solennel». Et même si l’auteur a voulu s’amuser,  l’humour n’est pas toujours au rendez-vous.
D’aucuns reprocheront à Py sa mégalomanie, mais c’est la loi du genre :
l’aphorisme vise le péremptoire, se présentant comme un énoncé autoritaire et fermé ;  Maurice Blanchot ne le dit –il pas «borné»? Je dirais plutôt qu’il a de l’audace.

De plus, il reconnaît en toute modestie que, si son ambition est de définir le théâtre, mille et une propositions n’y suffisent pas : «Le théâtre est un tonneau des Danaïdes dont il faut toujours agrandir le trou … » Le titre de l’ouvrage n’évoque t’il pas une tâche sans fin ? Au risque que l’auteur s’y épuise et le lecteur aussi…
A lire quand même pour ses fulgurances ; le texte est également disponible en version numérique audio, lu par Elisabeth Mazev et Olivier Py.

Mireille Davidovici

Editions Actes Sud

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