Des théâtres populaires. Afrique, Amérique, Asie, Europe – Horizons/Théâtre n° 01
Directeur de la publication : Omar Fertat – Rédacteur en chef : Pierre Katuszewski
Textes de Catherine Capdeville-Zeng, Nathalie Coutelet, Marion Denizot, Omar Fertat, Pierre Katuszewski, Sélom Komlan Gbanou, Dominique Paquet, Baptiste Pizzinat, Zane Purmale, Hélène Rannou, Joubert Satyre.
C’est une revue nouvelle-née, portée par un collectif, à partir des échanges qui s’étaient noués autour d’André-Gilles Bourassa, universitaire canadien aujourd’hui disparu, engagé dans la défense de la langue française et créateur du site Théârales, en 95.
La définition de cette aventure intellectuelle et éditoriale, selon Omar Fertat, directeur de la publication, repose sur l’interculturalité et le métissage. Elle vise à dépasser l’eurocentrisme qui souvent enferme et propose décloisonnement et transversalité. Les numéros se construisent autour d’une thématique. Le coup d’envoi est donné avec Des Théâtres populaires, qui nous font voyager dans le temps, à partir de l’expérience française et sur tous les continents.
De France, plusieurs entrées de réflexion : un point de départ fin XIXè, avec Maurice Pottecher qui crée son Théâtre du Peuple à Bussang et Copeau, qui travaille avec sa troupe des Copiaus en Bourgogne ; les débuts du TNP de Vilar dans les années 50, l’institutionnalisation du théâtre public et la manière dont la culture cimente la Nation. La définition donnée du théâtre populaire et du théâtre prolétarien souligne la confusion entre les deux notions : « Le théâtre populaire se veut une école de civisme et de culture, le théâtre prolétarien tente de propager un credo politique, au sens restreint du terme. Tous deux, néanmoins, assument leurs aspects didactiques, liés à leurs aspirations politiques ».
Deux expériences de théâtre sont ensuite présentées, qui illustrent la démarche de démocratisation culturelle, mise en œuvre sur le terrain : Le Théâtre du Peuple au Havre, un théâtre d’art social ou comment instruire en se distrayant, avec la création d’une Maison du Peuple en 1907, projet proche du syndicalisme révolutionnaire qui s’éteindra avec la première guerre mondiale ; Le Théâtre sur la Place, à Bordeaux de 1962 à 1972, créé dans l’esprit de l’éducation populaire et animé par Raymond Paquet.
La suite de l’ouvrage met le projecteur sur les expressions théâtrales singulières de certains pays, démontrant la subversion du théâtre, lieu de résistance et de contre pouvoir. Toutes sont basées sur la notion de collectif, cherchent de nouvelles formes et de nouveaux langages, vont à la rencontre des publics et au plus près des gens, conquièrent leur liberté de parole et d’expression.
Ainsi en Argentine, le Libre Teatro Libre, créé en 1969 par Maria Escudero que rejoint Pepe Robledo et auquel s’associera plus tard Pippo Delbono, se fait le porte-parole de revendications économiques et sociales, avant de se trouver dans la spirale du coup d’Etat militaire, début 76, de connaitre l’exil, puis de se dissoudre après ces années de résistance et d’utopie.
Le théâtre Haïtien, qui joue de toutes les clôtures (importé de France au début du XIXè siècle, réservé à une petite élite de Port-au-Prince, espace scénique fermé et public captif, le français pour langue d’expression) eut du mal à dépasser ces barrières symboliques et retrouver ses racines. C’est au début du XXè siècle qu’il commence à s’imprégner des mythes et de la vie quotidienne d’Haïti, à mettre le créole sur scène et puiser dans le vaudou, donnant naissance au théâtre populaire, dans le sillage du mouvement littéraire nommé Indigénisme. Le carnaval, considéré comme une des formes du théâtre populaire, lui emboite le pas, dont le rara, un carnaval rural.
En Côte d’Ivoire, l’influence de Césaire, avec La Tragédie du Roi Christophe et la figure du rebelle qu’il développe dans son oeuvre, donne libre cours à l’invention de Gohou, personnage inspiré du Guignol lyonnais « archétype de cette nouvelle figure charismatique de l’Afrique postcoloniale tel que l’actualité politique le laisse transparaître », présenté dans une création téléthéâtrale, Abidjan, coup d’Etat.
Les mutations du théâtre populaire au Maroc sont ensuite évoquées : formes traditionnelles pratiquées par les populations locales tout d’abord ; apports de l’Occident ensuite, avec André Voisin comme médiateur, essayant de « faire que la technique théâtrale importée vienne féconder un folklore marocain qui paraissait être sa source » ; enfin, dans les années 80, un théâtre de farce ou plutôt de boulevard, pièces en dialecte marocain, de qualité très moyenne. L’auteur met ensuite l ‘accent sur deux formes traditionnelles spécifiquesqu’il présente : Le lbsat, rite spectaculaire et satirique du XVIIIè siècle, proche des cortèges carnavalesques. Les souverains marocains s’y intéressaient de près car « il constituait une sorte de thermomètre de la situation économique, politique, sociale et culturelle de la société ». La halqa ou théâtre de rue, pour certains « berceau du théâtre marocain » dont il existe plusieurs formes, l’une étant qualifiée de théâtre populaire : le public forme cercle autour de l’artiste aux multiples talents (conteur, musicien, danseur, acrobate, magicien) qui l’apostrophe et le fait participer.
Côté Asie, la Chine, traditionnellement, séparait l’espace officiel de l’espace du peuple, deux sources de légitimité qui ont toujours oscillé « entre attirance et répulsion, soutien et interdiction, contrôle et ouverture ». Le théâtre appartient à l’espace du peuple, lié aux communautés. Trois sortes de troupes indépendantes, donc non officielles, dans trois provinces distinctes du pays, sont présentées. Elles ont sillonné les campagnes pour jouer, bien loin des troupes officielles des grandes villes : Les troupes-flambeaux huoba jutuan de la province de Sichuan, jouant clandestinement les pièces interdites du répertoire traditionnel, pendant la révolution culturelle ; La troupe Fleuve Jaune Puju de la ville de Ruicheng, province de Shanxi qui donne des représentations pendant les temps morts agricoles ; la troupe de théâtre d’ombres de Yutian, province du Hebei, qui donnait des spectacles pour accompagner les événements de la vie (mariage, enterrements, remerciements, demande de pluie, maladie etc.). Le théâtre d’ombres avait un aspect exorciste, prophylactique et religieux, mais la technique s’est dégradée avec la modernisation et notamment par l’arrivée du cinéma.
Le théâtre populaire Yiddish d’Europe de l’Est, premier du genre en langue yiddish, créé par Avrom Goldfaden, voit le jour à Iasi, Roumanie, à la fin du XIXè. Il puise son inspiration dans la culture commune de nombreuses sources : textes de la tradition, du folklore, récits hassidiques, mais aussi airs d’opéra, chansons, danses etc. Il re-pose la fonction du théâtre par le biais de la métathéâtralité, avec notamment la présence de fantômes, comme personnages.
En Lettonie, longtemps restée société paysanne, les Théâtres du peuple (Tautas teatris), phénomène spécifiquement national, voient le jour. Ce sont des théâtres amateurs dirigés par un metteur en scène professionnel, si féconds qu’ils concurencent parfois le théâtre professionnel. La parole y est donnée à l’homme ordinaire, permettant au public, identification et catharsis. Le théâtre fut, en Lettonie, un lieu de résistance silencieuse face à l’occupation soviétique.
Ce tour du monde des formes théâtrales populaires inscrites dans le n°1 de la revue Horizons, qui porte bien son nom, aiguise la curiosité. L’éclectisme qui s’en dégage, dû à l’Histoire de chacun des pays, aux traditions ancestrales, aux combats menés pour la liberté d’expression et la justice sociale, donne à l’ensemble une belle énergie.
Qu’elles utilisent la satire ou la ruse, la provocation ou la résistance silencieuse, la parole politique travestie ou la harangue, ces formes théâtrales, ancrées dans la réalité du quotidien, osent tout. Archétypes, elles portent le collectif, se structurent et se régénèrent, s’enrichissent au fil du temps et des libertés gagnées. La parole donnée à travers ces articles, participe de ce « besoin douloureux et muet d’une réorganisation de toute la figure du monde » comme le dit si justement Michel Butor, dans son Génie du lieu.
Brigitte Rémer
Revue d’Etudes Théâtrales éditée par les Presses Universitaires de Bordeaux, Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3, en collaboration avec le Théâtre National de Bordeaux en Aquitaine, Mars-Septembre 2012.