Splendid’s Jean Genet

Splendid’s suivi de « Elle »
Jean Genet

 

couv1.jpgCentenaire de Jean Genet oblige (en décembre, le poète aurait eu 100 ans), l’heure est à l’édition d’inédits et à la réédition de textes de l’auteur des Bonnes.Chez Gallimard, dans la collection « folio théâtre », on pourra découvrir Splendid’s suivi de « Elle », deux pièces posthumes pleines de ses obsessions sur l’exclusion et le sacré.

Dans la première, Splendid’s, sept truands (le gang La Rafale) coincés au septième étage d’un palace attendent l’assaut de la police. Ils ont pris en otage la fille d’un milliardaire, une jeune Américaine qu’ils tuent par erreur, et un policier qui retourne sa veste et passe dans leur camp. Deux soubresauts initiaux qui augurent leur déchéance et leur défaite. Mais auparavant, tandis qu’ils hésitent entre se rendre à la police ou mourir les armes à la main, ils règlent leurs comptes avec eux-mêmes.
Genet pose une nouvelle fois la question de l’identité et ses corollaires, l’image et le reflet. Dans une atmosphère pleine de menace et de malaise, les rôles s’explosent et les masquent tombent. On joue « à être les gangsters que nous n’avons jamais été », avoue Scott. Ou encore Bob qui déclare : « Monsieur est seul avec lui-même, Monsieur se mire dans son image (…) c’était difficile et pas drôle d’être obligé de ressemble à son image ».
L’apparence est bien au cœur de la pièce, avec les thèmes chers à l’auteur de l’ambigüité sexuelle (« Cette nuit, les gars, je deviens la fille qui mène le combat », annonce Bravo) et du travestissement (« Je passe du flic au gangster, je me retourne comme un gant, je vous montre l’envers du flic, gangster » dit le policier).
Pour seul contrepoint à leurs discours sur la gloriole (« je suis le caïd, j’ai le droit d’agir » proteste Jean) et la lâcheté (« Nous avons la pétoche (…) je suis lâche et je me vante de l’être », assène Bob), et unique lien avec le monde extérieur, la voix de la radio.
« Les enterrements des gangsters américains, vous en rêviez pour vous d’un pareil », lance Bob. Oui, Genet signe avec Splendids une tragédie, celle d’un monde cruel de petites frappes et de malfrats évoquant les films d’Audiard. Loin, bien loin de l’univers sacerdotal et irrévérencieux de « Elle ».
Cette seconde pièce relate la venue d’un photographe au Vatican pour prendre en photo le Pape, « Sa Sainteté ». Auparavant et après cette rencontre, il croise un huissier et un cardinal avec lesquels il engage la conversation au sujet de « Elle ». La pièce n’est pas dénuée de bouffonnerie : ici, dans les appartements pontificaux, « même les fauteuils sont truqués », le Pape est « le cul à l’air » et monté sur des patins à roulettes, le cardinal est revêtu d’une culotte courte pour aller à la pêche (d’ailleurs, « le Christ aussi était pêcheur », dit l’huissier)… Genet joue de son irrévérence, faisant s’exprimer le pape grossièrement : « Baptiste, apporte mon pot que je chie ». L’ancien enfant de chœur connaît le fétichisme du rituel catholique et manipule en virtuose la panoplie et le cérémonial qui l’accompagnent : le Pape possède un agneau « pour la légende, c’est le détail qui l’humanise et la rend accessible », il sait que ce sont les « hommages qui ont sacralisé sa personne ».
Pourtant, derrière le burlesque réside une interrogation sur l’identité et l’image, l’être et le paraître : le rôle du Pape n’est qu’une forme vide, l’homme qui existe derrière se sent dépersonnalisé. «  Toute ma vie, je n’aurais couru qu’après cette image (…) pour enfin m’y glisser, la revêtir, elle et ses accessoires, son escorte de faits et de gestes qui lui sont une traîne admirable. Mais pape ! Me voici Pape ! J’avais atteint l’image définitive ! »
Genet induit également une réflexion sur l’imposture, avec la capacité du corps à figurer une transcendance, un au-delà. Le Pape est-il encore une personne de chair et d’os : « on est de chair, de viande, d’humeurs », ou n’est-il plus que le représentant d’une fonction qui l’absorbe : «  je ne suis que pose puisque je suis le Pape » ? D’ailleurs, il avoue lui-même, au sujet des acteurs, « comme moi, c’est à une image définitive qu’ils se réfèrent ».Dans Splendid’s comme dans « Elle », les figures d’exclus aspirent à rejoindre l’humanité.

Les deux textes sont assortis d’une préface de l’éminent Michel Corvin et d’un dossier constituant un appareil critique très utile : outre une chronologie succincte mais efficace, des notices sur la genèse des textes et les manuscrits, les différentes mises en scène (Stanislas Nordey à Nanterre en 1995 pour Splendid’s, Maria Casarès dans « Elle » en 1990 à Gennevilliers…), une bibliographie très fournie et précise, et bien entendu, un ensemble de notes. Bref, un petit ouvrage incontournable pour parfaire sa connaissance de l’œuvre du dramaturge.

Barbara Petit

Splendid’s suivi de « Elle », Jean Genet, Gallimard, « Folio théâtre », 224 pages.


Archives pour la catégorie analyse de livre

Le ravissement d’Adèle

Le ravissement d’Adèle de Rémi De Vos

  5306120659.jpgContrairement à ce que le titre pourrait suggérer, Le ravissement d’Adèle ne retrace pas l’histoire d’un ensorcèlement, mais celle, bien moins romantique, d’un rapt. Moins sulfureuse, certes, mais autrement plus savoureuse et truculente. Avec ce nouvel opus, le Flamand  Rémi De Vos signe  une comédie sociale tendre et satirique, dans la veine du Britannique Lee Hall.
La disparition d’une adolescente, Adèle, dont jusqu’au dénouement on ne saura s’il s’agissait d’une fugue ou d’un enlèvement, est le prétexte à l’immersion au cœur d’un  village de la France profonde. Et surtout, l’occasion de portraiturer d’une plume cinglante notre petite humanité et ses travers. Car le drame initial a évidemment des répercussions chez tous les habitants du village, du fonctionnaire de mairie au pilier de comptoir, du boucher au jardinier municipal….
Et chacun d’émettre  sa petite hypothèse, jusqu’à risquer même un lynchage collectif. C’est bien le langage et l’aura de ses possibilités qui est au centre du dispositif dramaturgique de Rémi De Vos. Comme dans cette question de la grand-mère qui choisit de mener une enquête parallèle : « Avez-vous remarqué quelque chose d’étrange chez quelqu’un que vous connaissez ou pas ? Que cette personne vous connaisse ou non n’a aucune importance ! »
Le ravissement d’Adèle
est un véritable texte de théâtre et Rémi De Vos manie en virtuose l’art de la réplique comme celui du rebondissement. Les situations les plus improbables s’enchaînent pour notre plus grand plaisir (voire l’altercation plus qu’épineuse entre une belle-mère et sa bru, ou le coup de foudre inopiné de l’inspecteur de police pour l’institutrice). La psychologie de chaque personnage est bien cernée mais jamais caricaturale, car si Rémi de Vos est volontiers satiriste, il n’est pas cynique. Ce qui l’intéresse, c’est l’humour et la jubilation dans les petites scènes qu’il sait si bien créer. Et petit à petit, les masques tombent…
Cette comédie villageoise piquante et aigre-douce ne devrait pas tarder à avoir autant de succès que les précédentes pièces de l’auteur, comme Sextett, Occident ou Alpenstock.
Signalons que Le ravissement d’Adèle a été créée durant en  2008 par  Pierre Guillois dans l’admirable théâtre du Peuple de Bussang. C’est sans doute la raison pour laquelle, en filigrane, on peut lire un certain discours social: « C’est pas la viande qui est trop chère,
dit le boucher, c’est les retraites qui sont pas assez élevées ».

 Barbara Petit

Actes Sud Papiers, 152 pages, 16 euros.

 

 

Le Goût de l’Opéra

Le Goût de l’Opéra

Textes choisis et présentés par Sandrine Fillipetti

opera.jpgQu’est-ce que l’opéra ? « L’art de corrompre les cœurs par des chants lascifs et par des spectacles agréables : (…) Les spectacles de l’opéra sont bien contraires à ceux de l’Église, pernicieux aux bonnes mœurs et féconds en mauvais exemples : ou sous prétexte de représentations et de musiques, on excite les passions les plus dangereuses, et par des récits profanes et des manières indécentes, on offense la vertu des uns et l’on corrompt celle des autres ». Voilà qui est lancé. Et Richard Wagner ? « L’artiste de la décadence (…), une névrose (…) qui rend malade tout ce qu’il touche. (…) Dans son art, on trouve mêlé de la manière de la manière la plus troublante ce que le monde recherche le plus ardemment aujourd’hui : ces trois grands stimulants des épuisés que sont la brutalité, l’artifice et la naïveté (l’idiotie). » Ces jugements impitoyables de Louis Ladvocat et Friedrich Nietzsche montrent à quel point l’opéra suscite des réactions passionnées.

Tempéraments à fleur de peau, fins connaisseurs aux opinions tranchées, sensibilités exacerbées, fous furieux enflammés ou simples amateurs enthousiastes, tous se retrouvent dans cette petite mais riche et précieuse anthologie intitulée bien à propos Le Goût de l’Opéra. Oui, c’est bien de goût dont il s’agit, dans ces spectacles sollicitant les sens pour les délecter… ou les décevoir, parfois.

L’ouvrage regroupe des textes de compositeurs, d’écrivains (dramaturges), librettistes, musicologues, organisés de manière chronologique : « âge classique », « âge d’or », « époque moderne ». Ainsi verra-t-on s’exprimer tour à tour Rousseau, Bellini, Berlioz, Saint-Saëns, Proust, Schoenberg, et bien d’autres, jusqu’au jeune Pascal Dusapin, qui a travaillé avec Olivier Cadiot. Parti pris, récit d’échecs ou de succès, vindicte personnelle ou fait divers, propos mûrement réfléchi, les petits passages ici rassemblés sont aussi variés dans leur forme que sur le fond. Mais tous ont pour point commun cette affection pour l’opéra, qui s’exprime comme un bouillonnement intérieur ou une fièvre ardente.

D’ailleurs, hier comme aujourd’hui, les problématiques sont les mêmes : au XVIIIe siècle déjà, le poète Francesco Algarotti parle de « sujet inféodé à l’économie du spectacle », une considération qui n’est pas sans nous rappeler la fameuse « rentabilité » tristement assénée par notre ministère de la Culture. Le spectacle est-il ennuyeux ? Beaumarchais pense que « de la part du public, il n’y a point d’erreur dans ses jugements au spectacle, et qu’il ne peut y en avoir. Déterminé par le plaisir, il le cherche, il le suit partout.(…) Le spectateur a raison ; c’est le spectacle qui a tort. » 

Un petit recueil pour les amoureux non seulement de l’opéra mais aussi du théâtre et de la musique. Une plongée dans tout un héritage littéraire et artistique, auprès de spécialistes exaltés.

Barbara Petit

Mercure de France, collection « Le Petit Mercure », 128 pages, 6,50 euros.

 

 

 

 

La boîte à outils du théâtre en classe /Cécile Backès

La boîte à outils du théâtre en classe/ Cécile Backès

couvbbgtheatreenclasse.jpgSi l’on connaît et apprécie Cécile Backès, qu’on a pu voir il y a peu à Théâtre Ouvert dans Fin de l’histoire, de et avec François Bégaudeau, on sait moins que cette metteuse en scène et comédienne anime depuis ses débuts de carrière des ateliers théâtre en milieu scolaire.

Forte de cette expérience de quinze années, elle a décidé de la transmettre afin d’en faire profiter les professeurs de collège et lycée. De fait, des enseignants de français ou de théâtre pour les classes option enseignements artistiques au baccalauréat peuvent avoir l’envie, l’occasion ou la nécessité de mettre en place un atelier et d’initier leurs élèves à la technique de cet art. Ce petit guide, clair, précis et éminemment pratique (mots clés, repères, fondamentaux…), devrait les aider à mener à bien leurs projets grâce à ses nombreuses pistes.

Cet ouvrage présente en outre l’intérêt d’être rédigé par une professionnelle de la scène, et non par un professeur jargonnant dans une terminologie métalinguistique sibylline, comme enseignée dans les IUFM (mais existent-ils encore ?). D’où un style en images et d’une grande simplicité, un ton savoureux et parfois confidentiel, une langue concrète, des propositions autant que des convictions, loin, bien loin d’autres ouvrages pédagogiques… D’ailleurs, les ateliers proposés sont rédigés eux aussi par une comédienne, Salima Boutebal.

Cette boîte à outils, modulable, est prête à l’emploi : les extraits de textes sont recopiés intégralement, accompagnés de leurs exercices. Elle comprend cinq parties :

 

  • Ouverture : comment faire du théâtre en classe ?
  • Perspective 1 : s’emparer d’un texte
  • Perspective 2 : travailler sans texte
  • Perspective 3 : construire un projet
  • Bilan : l’atelier théâtre, une université populaire pratique.

Le contenu met avant tout l’accent sur une activité conçue comme ludique et émancipatrice, ce qui n’exclut ni le sérieux ni l’engagement. Quant à la formulation expresse de nombreuses questions assorties de réponses, elle devrait rassurer et encourager bon nombre de professeurs.

Barbara Petit

Éditions Gallimard, collection « en perspective » (enseignements artistiques du secondaire), 144 pages, 9,50 euros.

 

 

 

 

Les Peintres au charbon

Les Peintres au charbon

Lee Hall

 

halllespeintresaucharbon.jpgUn art en appelle souvent un autre, car ils se nourrissent mutuellement. Au théâtre, à l’opéra, l’occasion est fréquente d’apprécier des décors de toiles peintes, ou des peintures en trompe-l’œil. À charge de revanche : aujourd’hui, c’est le théâtre qui se fait le serviteur zélé de la peinture. Les Peintres au charbon délivre en effet un office presque cérémonieux, et totalement au service de l’art pictural.
Lee Hall appartient à la pure tradition des storytellers anglais qui, comme Mike Leigh, commettent dans le champ de la comédie sociale, ou comme Ken Loach, investissent les couches sociales défavorisées. Cet excellent conteur a ainsi été le scénariste du tendre Billy Elliot.

Peut-être parce qu’elle se fonde sur une histoire vraie, l’intrigue des Peintres au charbon s’avère solide et originale : la découverte, dans l’Angleterre des années 30, de l’art par un groupe de mineurs. Rapidement, ils délaissent la théorie (les cours d’histoire de l’art) pour la pratique. Et leurs œuvres remportent davantage qu’un succès d’estime : elles finissent par figurer dans quelques musées et galeries. Et ces peintres du dimanche se voient plébiscités par de riches collectionneurs.
Toutefois, aucun d’entre eux ne troquera sa lampe de mineur pour les pinceaux en soie : quel que soit leur génie, ils se sentent viscéralement charbonniers, non pas artistes. Cette pièce de théâtre tient donc un peu du récit d’apprentissage : des hommes, autodidactes, découvrent qu’ils ont un réel talent. Se pose ensuite inévitablement à eux la fameuse question : qu’en faire ?
Dans un style vif et piquant, rehaussé d’un zeste d’humour tout britannique, Lee Hall offre une lecture à plusieurs niveaux. En filigrane, cette pièce fait état de la condition ouvrière des mineurs dans les années 30, de leur politisation avec l’importance des théories de Marx en vigueur, et de son devenir durant la mobilisation de la Seconde Guerre mondiale.
Elle offre par ailleurs un beau tableau des relations entre mineurs, de leur solidarité très fraternelle. Mais surtout, elle sert un discours sur l’art, passionnant et pointu, et sur la condition de l’artiste. Au sujet de la nature, du rôle et du sens de l’art, le texte est intelligent, enrichissant, et tout à fait accessible à des amateurs. Tout donne à penser que Lee Hall est non seulement féru de peinture, mais surtout qu’il aime l’art, qu’il est un esthète. « On ne prend pas le chemin de l’art pour se renseigner sur le monde, on en prend le chemin pour se renseigner sur soi-même ».
Les Peintres au charbon
devrait donc, on le souhaite, intéresser les metteurs en scène : une comédie savoureuse (quoique peut-être un peu longue), et une problématique pittoresque. Qu’on se le dise, pour sortir de la traditionnelle impasse, Tchekhov ou Shakespeare !

 Barbara Petit

Éditions de l’Arche, collection « scène ouverte », 124 pages, 13 euros.

 

 

Mehmet Ulusoy


Mehmet Ulusoy,  un théâtre interculturel
sous la direction de Béatrice Picon-Vallin et de Richard Soudée.

mehmetnuagebidons.jpgMehmet Ulusoy était né en Turquie en 1942, et après avoir été stagiaire chez Roger Planchon à Villeurbanne,  puis au fameux Berliner Ensemble dans les années 60, il avait suivi les cours de Bernard Dort à l’Institut d’Etudes Théâtrales de Paris III . Après encore un détour comme stagiaire chez Giorgio Strehler au Piccolo Teatro de Milan, il était reparti pour Istanbul où il fonda plusieurs groupes de théâtre militant. Notamment pour répondre à la menace de destruction d’un quartier d’Istanbul. C’était en 70 à une époque où cela ne devait pas être si simple de jouer dans la rue…
Un an après, une junte militaire prenait le pouvoir et il n’attendit  guère pour repartir pour la France où il créa le Théâtre de Liberté en 72 au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis. Il y présenta notamment un spectacle remarquable que l’on a encore en mémoire Le Nuage amoureux d’après Nazim Hikmet qui le fit connaître un peu partout en France mais aussi en Europe, ainsi que Le Cercle caucasien de Brecht.
Ulusoy monta aussi Shakespeare, Gogol, Eschyle ou Topor: c’est dire que l’homme était éclectique et savait choisir les textes qu’il montait.Il naviguait fréquemment entre Paris et la Turquie, avant de disparaître en 2005. Il eut le  parcours assez insolite  d’un artiste engagé et d’un chef  d’une troupe  qui pratiquait déjà un certain multiculturalisme ,  où se croisaient  des comédiens d’origine très diverse. Et c’est à ce métissage que se reconnaissaient  ses spectacles, et à l’importance que revêtait à ses yeux la scénographie faite d’éléments et de matériaux à la fois simples, voire pauvres  mais  significatifs.
C’est de tout cela que rend compte ce livre à travers un solide ensemble d’analyses, d’études  et de témoignages.
Parmi la vingtaine d’articles, citons celui de Béatrice Picon-Valin, très fouillé- sur l’influence du théâtre russe,  en particulier celui de Meyerhold sur les créations d’ Ulusoy, comme elle l’explique très bien, il  doit beaucoup à cette notion de grotesque cher au grand metteur en scène et théoricien russe. Et  il s’inspirera aussi de M. Baktine quand il montera son Pantagruel. Grotesque, art de la rupture, part belle fait au hasard maîtrisé, montage, techniques de l’image  et de la marionnette, prise en compte de la réalité du terrain, et,  bien entendu, influence du constructivisme quand il s’agit de mettre en place un dispositif scénique:  Mehmet Ulusoy  savait butiner et faire son miel des différentes cultures qui  l’avaient construit. Richard Soudée rappelle aussi que  Mehmet Ulusoy avait un lien très fort avec la Martinique où il fut l’un des metteurs en scène les plus invités et Aimé Césaire, alors qu’il n’était ni Antillais ni Français; c’est souvent à cette facilité d’immersion dans d’autres cultures que l’on reconnaît les créateurs de qualité… On ne peut citer tous les articles mais il y a aussi un entretien avec Cécile Garcia-Fogel, comédienne et metteuse en scène, tout à fait intéressant qui parle de sa rencontre avec Ulusoy et  du rapport qu’avait le metteur en scène avec une certaine idéologie de la récup. Et Mehmet Ulusoy savait,  comme elle l’explique très bien, mettre les comédiens dans un rapport très fort avec les objets et avec leur propre corps dans l’espace: ce qu’elle retient particulièrement , bien des année après,  de son travail avec  Ulusoy.
Le livre comprend aussi un remarquable ensemble de photos de ses spectacles. Les femmes et les hommes de théâtre, une fois disparus,  souvent ne disent plus trop rien, même quelques années après leur disparition, aux nouvelles générations de comédiens. Jouvet?  Connais pas du tout,  me disait récemment un jeune homme, pourtant fils de metteur en scène. Qui c’était Vitez? M’avait dit une jeune  fille qui commençait à faire du théâtre,  quelque dix ans après sa mort…Même les plus grands donc comme Strehler ou Vitez auquel Ulusoy avait été très lié, n’échappent à cette règle du théâtre vivant.
Il est bien que cet ensemble de textes  ait  pu voir  le jour,  pour témoigner d’une expérience théâtrale qui marqua les années 70 et les  suivantes et qui influença  sans aucun doute le théâtre actuel.

Philippe du Vignal

Editons de l’ Age d’Homme, 280 pages; prix: 29€

Danse contemporaine mode d’emploi

Danse contemporaine mode d’emploi, par Philippe Noisette

couv.jpgAvec une couverture rose électrique et une photographie des « quatre saisons » d’Angelin Preljocaj, Philippe Noisette décide de nous faire découvrir la danse contemporaine. Ce qui surprend, dès les premières pages de l’ouvrage avant le sommaire, c’est une très riche iconographie dépourvue de texte.La danse contemporaine art visuel par excellence est illustrée ici par 218 photos couleur et 19 en  noir et blanc. La plupart sont de Laurent Philippe, et chacune appelle à la découverte d’un spectacle.  Cet ouvrage analyse les origines de la danse contemporaine et les questions que le spectateur peut se poser devant elle. Dans  les derniers chapitres, l’auteur se livre à une étude passionnante des événements majeurs qui ont marqué son évolution, (du Sacre du printemps de Nijinski en 1913 à la dernière création de Merce Cunningham en 2009) et des liens que la danse contemporaine entretient avec les autres arts de la scène. Le livre se termine par la présentation de trente danseurs et chorégraphes qui en ont fait  un art majeur d’aujourd’hui.
La seule réserve tient à l’intitulé simplifié des différents chapitres, ( ça change du classique, ça reflète notre époque, etc ). Ce style  « accrocheur »  donne à l’ouvrage un parfum de «  danse contemporaine pour les nuls », qui ne correspond pas à la valeur du sujet traité. Malgré cette remarque, loin de l’aspect austère de nombreux livres sur la danse, qui possèdent leurs propres qualités d’analyse, quasi-scientifique, ce livre est destiné à un grand public curieux et il réussit son pari : attirer de nouveaux spectateurs et entretenir la mémoire des passionnés de cet art. Un bel hommage dédié à la danse contemporaine qui bouleverse les scènes nationales et internationales depuis 30 ans. 

Jean Couturier

Editions Flammarion, collection Mode d’emploi, 254 p, Paris,  Mars 2010, 24,90E

Le Menhir – Comment toucher

  Les éditions théâtrales viennent de faire paraître deux textes de théâtre inédits. Le premier, Le Menhir, raconte une histoire de famille aussi atroce que douloureuse : un fils, devant le refus obstiné de son père de lui adresser la parole, décide de planter sa tente devant chez lui. Mais, à faire le menhir « en souvenir des vacances de famille en camping en Bretagne », il finit par se pétrifier. Sa mère disparaît avec lui : « avec toi par ici, je pars en morceaux ». Littéralement.
Cette parabole glaçante procède par touches surréalistes et fantastiques. Mais elle affiche également la vulgarité et la violence du quotidien, tant celles faites
au corps qu’à l’esprit. Jean Cagnard, né en 1955, est déjà l’auteur de nombreuses pièces de théâtre, traduites en plusieurs langues.
Celle-ci est une forme courte pour deux personnages, à mi-chemin entre la poésie et la barbarie. Le dramaturge fait preuve d’une implacable lucidité psychologique : « Cet homme, my father, est dépendant de sa peur et de sa violence: un drogué ! ». Françoise Dolto n’a qu’à bien se tenir…


  Le second texte est de Roland Fichet. Comment toucher , troisième pièce du triptyque « Anatomies », dont les deux premières ont été mises en scène au Congo et jouées dans plusieurs villes d’Afrique. Comment toucher ne déroge pas à la règle, puisque l’intrigue démarre à Maty-Ougourou au Congo, avant de se déplacer à Lagos , capitale du Nigeria.
L’auteur met en scène un group
e de rebelles de différentes nationalités,  qui part en quête d’un disparu : Niang Saho, leur chef, dont ils ne savent s’il est mort ou vivant. Cette  quête est le ressort essentiel de l’oeuvre , exploration charnelle autant que spirituelle. Roland Fichet aime s’aventurer dans ce continent très éloigné du nôtre  et, dans ce décalage, il puise une perception originelle et mystérieuse des rapports humains. Une forme longue et 20 personnages pour les adeptes du voyage et de la langue peulh.

Barbara Petit

Jean Cagnard, Le Menhir, éditions théâtrales, 11 euros, 64 pages
Roland Fichet, Comment toucher, éditions théâtrales, 11,50 euros, 64 pages

Le nouveau théâtre 1947-1968, un combat au jour le jour de Jacques Lemarchand.

9782070122271.jpgÀ ceux qui rechignent à aller voir un spectacle à cause du mauvais temps, les éditions Gallimard proposent de passer un bon moment en compagnie d’un passionné de théâtre. Vous verrez, c’est un critique hors pair, un défricheur de talents, quelqu’un qui a su sentir l’air du temps.
Si le nom de Jacques Lemarchand (1908-1974) n’est pas très familier à la génération d’après 1968, il a autrefois été fameux. C’est d’ailleurs Albert Camus lui-même (dont nous vous avons parlé récemment) qui l’a recruté pour être critique dramatique à Combat.
Mais, plus qu’un critique, Jacques Lemarchand est un véritable conteur, un poète, dont les articles vous entraînent dans sa fougue, vous donnent à voir la scène et vous convainquent du bien-fondé de son jugement.
Il  a consacré sa vie au théâtre et écrit des milliers de critiques, et  ce volume rassemble celles de Combat, du Figaro littéraire et de la Nouvelle Revue Française de 1947 à 1968.

Durant cette période d’après-guerre, n’appartenir à aucun camp était suspicieux. Et Lemarchand, comme Camus, en fera les frais en termes de calomnies et d’injures. Ce qui n’entachera pas leur indépendance. Viscérale, donc inaliénable. Leur courage est lié à leur éthique, et leur honnêteté intellectuelle est toute naturelle pour eux. Donc, depuis la Libération, l’art dramatique est au cœur du débat intellectuel, artistique et social, et sa critique est primordiale. Cette époque, marquée par une effervescence créatrice, voit la naissance d’un théâtre populaire moderne, dans la lignée d’un Jean Vilar. D’origine provinciale , Jacques Lemarchand sera attaché toute sa vie à la décentralisation . « il n’y a pas de théâtre de distraction. Mais il s’agit de théâtre tout court, et de ce qui peut, et doit, dans le théâtre, toucher l’homme ».
  Ce théâtre émergent, aussi appelé « avant-garde », « théâtre de rupture », « nouveau théâtre », incompris et dénigré par les « perruches », les « autruches », ou les « bavards hautains », nécessitait que l’on se batte pour lui. D’emblée, Jacques Lemarchand en est tombé amoureux, et s’en est fait l’interprète auprès du grand public.
C’est sous sa plume, dans les critiques reproduites dans ce livre que les lecteurs de journaux ont pu découvrir Genet, Beckett, Ionesco, Adamov, Duras, Vinaver, aujourd’hui au panthéon des auteurs classiques, et d’autres aujourd’hui un peu oubliés : Jean Vauthier, Georges Schéhadé, Michel de Ghelderode, Romain Weingarten, Henri Pichette, Jean Duvignaud… Originalité et charme d’un homme qui était aussi proche du public que des gens  de théâtre, et dont les chroniques s’adressaient autant aux uns qu’aux autres.

On aurait aimé être aux Épiphanies d’Henri Pichette au Théâtre des Noctambules à ses côtés, et voir sur la scène Gérard Philippe, Maria Casarès, Roger Blin, Paul Oettly…, assister avec lui à des mises en scène de Jean-Louis Barrault, de Jean Vilar, voir des décors et costumes de Pierre Soulages…
Avec nostalgie, méditons sur ce propos enthousiaste, témoignant d’une époque révolue, au sujet de l’adaptation de J’irai cracher sur vos tombes, de Boris Vian, au Théâtre Verlaine : « Restait cette redoutable masse populaire que le théâtre seul peut atteindre, grâce aux facilités qu’un État compréhensif, doublé d’un fisc indulgent, accorde à qui veut enseigner sur scène ».

Barbara Petit

Textes réunis et présentés par Véronique Hoffmann-Martinot, Préface de Robert Abirached. Collection « Les Cahiers de la NRF », Gallimard, 28,90 euros, 452 pages.

Camus par Virgil Tanase

Camus  par   Virgil Tanase

   Si l’entrée au Panthéon d’Albert Camus a alimenté bien des tempêtes médiatiques, le cinquantième anniversaire de sa mort, lui, suscite de nombreuses éditions et rééditions en tous genres. Parmi les inédits, Virgil Tanase, écrivain et homme de théâtre, réussit une très belle biographie.
Composées dans un style fluide et léger, ces quatre cents pages passionnantes se lisent d’une traite. Virgil Tanase marie une plume alerte à la précision des sources sans s’égarer en détails inutiles. Et il  peint la vie étonnante de Camus, si intrinsèquement liée à l’Histoire, comme son œuvre. Une vie marquée du sceau de la révolte, alternant avec des phases de profond découragement.
Le biographe revient bien sûr sur son lien indéfectible à l’Algérie et à sa mère, ses affinités électives, sa maladie des poumons , ses démêlés avec l’intelligentsia parisienne, le journalisme à Combat, le travail de lecteur chez Gallimard, l’échec de ses relations avec les femmes… Mais surtout la probité, l’indépendance, l’amour des humbles, l’engagement qui l’agitent, viscéralement ancrés en lui.
Et pour ce qui nous rassemble autour de ce blog:  la passion du théâtre, Virgil Tanase offre des pages savoureuses, intenses. Sur  ses pièces (Le Malentendu, Caligula, Les Justes),  les  mises en scènes et les critiques qu’elles reçoivent, l’auteur nous immerge dans une scène théâtrale aujourd’hui disparue et, pour nous,  souvent déroutante. Cela se passe au Théâtre Hébertot, au Théâtre Récamier, et  au Palais-Royal. Camus et le théâtre, c’est une histoire d’amour incommensurable et pérenne. Car « le théâtre est un refuge, la création une façon d’aimer apaisante pour la conscience (…) Le théâtre, à la différence de l’écriture, est un travail concret et protège l’artiste de l’abstraction (…) C’est aussi un travail qui préserve de la solitude : il s’effectue dans la solidarité d’un groupe où fonctionnent émulations et engagements réciproques. ».
Pour Camus, le théâtre est avant tout populaire, dans la lignée de Romain Rolland, Firmin Gémier, et surtout de Jacques Copeau qu’il admire beaucoup, ou politique à l’instar d’Erwin Piscator à Berlin. « Militant et homme de lettres, Camus trouve dans le théâtre un moyen d’être les deux à la fois ». Ce qu’il souhaite ? « La victoire du théâtre de participation sur celui de la distanciation ». À la demande de Malraux, il écrira  un texte sur un projet qui lui est cher, celui d’un nouveau Théâtre pour « glaner le public populaire ».
À Alger, déjà, où il œuvre au Théâtre du Travail, il monte Gorki, Machiavel, Fernando de Rojas, adapte Balzac. Les adaptations, Camus les affectionne et les entreprendra toute sa vie : Les Esprits de Pierre de Larivey, Requiem pour une nonne de Faulkner, Lope de Vega, Buzzati, Dostoïevski et à Paris, il rencontre Jean-Louis Barrault, Pierre Brasseur, Madeleine Renaud, Gérard Philipe, et surtout Maria Casarès, sa sœur en exil, miroir d’une réussite, avec laquelle il entretient une liaison aussi passionnée que tumultueuse pendant des années. Pour elle, il compose une adaptation de La Dévotion à la croix de Calderon, « taillée sur mesure ».
800px20041113002lourmarintombstonealbertcamus.jpgSartre, qui le trahira plus d’une fois, il  lui propose de monter Huis-Clos puis se rétracte. Certains spectacles l’inspirent : « Suréna de Corneille jouée à la Comédie Française lui donne des pistes pour son travail de dramaturge à la recherche d’une tragédie moderne capable d’émouvoir sans tomber dans le vérisme du théâtre bourgeois ». D’autres non : « Claudel. Esprit vulgaire ». Avec des amis, il lit Le Diable attrapé par la queue de Picasso.
  Une biographie très intéressante qui appelle  quelques réserves. Virgil Tanase fait parfois preuve de mauvaise foi ou d’aveuglement, lorsqu’il écrit : « Catherine (la mère de Camus) aime tendrement ses enfants, mais lorsque leur grand-mère leur donne le fouet, elle ne les défend pas, murée dans son silence qui d’une obéissance est devenue une résignation, puis une façon de vivre (…) Albert Camus est un enfant heureux. Son père ne lui manque pas car, ne l’ayant jamais connu, il n’imagine pas ce qu’il a perdu. La pauvreté ne le gêne pas parce qu’autour de lui tout le monde est logé à la même enseigne ». Est-il à ce point ignorant en psychologie ? D’autant que les faits qu’il rapporte contredisent  quelques pages plus loin ses propos…
 On lui serait gré également de nous épargner ses jugements de valeur concernant ses semblables : « Dans l’hôtel minable de Montmartre, Camus côtoie des putes, des maquereaux, des artistes ratés et des paumés de toutes sortes. » Tanase aimerait-il que l’on parle de lui de la sorte ? Enfin, comment peut-il prétendre : «  Camus exagère sans doute mais il est sincère dans son exagération » ? Qu’en sait-il ?
Ces réserves mises à part, ce petit livre permet de traverser la vie incroyable et douloureuse d’un grand homme, qui n’était d’aucun parti, excepté celui de l’Homme. Une invite à redécouvrir son œuvre autrement…
Barbara Petit
Camus Par Virgil Tanase, folio biographies, Gallimard, 416 pages, 8,20 euros.

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