Antoine et Cléopâtre, texte et mise en scène de Tiago Rodrigues, avec quelques citations de la pièce éponyme de William Shakespeare (traduction Jean-Michel Desprats)
Des noms, emmêlés, cognés, liés, inséparables, inusables : Antoine et Cléopâtre. Tout est là, dans ce duo amoureux mythique, dansé, parlé et ordonné par Sofia Dias et Vitor Roriz. C’est l’histoire d’un amour tellement fusionnel qu’il abolit tout : ils ne sont ni reine ni général, tout est fondu autour d’eux. Il n’y a plus d’histoire… L’Histoire, la grande, la politique surnage parfois dans le flot de la passion comme un noyé qui remonterait à la surface, presque intact, mais déjà très éloigné d’une forme consistante ; ou comme ces statues antiques trouvées dans le golfe d’Alexandrie et remontées ruisselantes par des grues anachroniques…
On entendra le nom d’Octavie, l’épouse diplomatique et romaine, de Marc-Antoine. Ici, elle n’est que «l’autre femme », l’objet des fureurs de l’Égyptienne, pourtant la préférée. On parle de guerre et Marc Antoine, pour ainsi dire, se trompe de navire et suit celui de Cléopâtre, « Égypte », abandonnant sa flotte, égaré dans le présent de la passion.

©x
L’histoire est reléguée derrière une brume, on entend quelques fragments de Shakespeare comme un écho lointain. Pour son Antoine et Cléopâtre, Tiago Rodrigues a inventé un langage dramatique particulier. L’effet produit par son texte ressemble à celui de la musique répétitive : toujours semblable et jamais pareil, comme l’eau d’une rivière, disait l’un de ses pionniers, Steve Reich. Antoine, Cléopâtre : les deux noms s’attirent, se répètent de façon obsessionnelle. Non pas comme dans Roméo et Juliette : « ton nom seul est mon ennemi », mais plutôt ton nom seul abolit l’ennemi qui est en toi, il est le monde entier, il est toi… Antoine raconte, instant par instant, ce que fait Cléopâtre et vice versa (que l’auteur songeait à prendre comme titre de la pièce), dans un récit étroitement tricoté, en même temps que les danseurs s’éloignent l’un de l’autre, se rapprochent, dessinent modestement l’espace, toujours s’adressant à nous, puisque c’est un récit…Récit particulier, on le voit : émietté, s’écoulant comme autant de grains de sable, lassant, berceur, drôle parfois, avec la grâce parfaite (c’est-à-dire sans effets) de ses interprètes, dont le jeu se reflète sur les disques colorés d’un mobile léger. Tiago Rodrigues, dès l’écriture de sa pièce (2014) voulait faire travailler le spectateur : on peut dire qu’il y arrive. La forme obsessionnelle du spectacle l’éloigne de nous, le temps de découvrir cette singularité et d’entrer dans son fonctionnement.
On s’en échappe parfois, ou elle nous échappe, mais une fois sorti de la salle, se produit comme une décantation, et le récit masqué se dégage de ses voiles. Antoine, Cléopâtre : dans le temps suspendu de la passion, l’histoire continue… On pense à un autre texte de Tiago Rodrigues, Le Chœur des amants : osez parler de l’amour. Nous sommes prévenus : c’est toute une expédition de les accompagner.
Christine Friedel
Un spectacle créé il y a onze ans à Lisbonne et repris en 2016 dans ce meme théâtre de la Bastille ( voir Le Théâtre du Blog)et l’an passé au festival d’Avignon que son auteur dirige maintenant.C’est une sorte de paraphrase poétique où Tiago Rodrigues reprend à son compte l’histoire politico-sentimentale des célèbres amants qui voulaient bâtir un immense empire en réunissant leur cœur et leur pays. A noter : Shakespeare semblait aimer ces titres avec deux prénoms. Troilus et Cressida, Roméo et Juliette… Ici, aucun véritable décor sinon une toile partant des cintres et allant jusqu’au bord de scène comme celles qu’utilisent les photographes dans leur studio.. Dans le fond, sans doute pour dire (pléonastiquement!) l’instabilité des amours et des vies humaines, un mobile façon Calder mais sans poésie et laid, avec deux grands disques en plastique ocre et deux autres plus petits, bleu foncé accrochés à de minces barres en inox!
Un banc en bois avec un électrophone pour disques trente-trois tours dont la pochette est bien placée verticalement pour qu’on puisse la voir et on entendra quelques courts extraits de la bande-son originale composée par Alex North pour Mankiewicz Cléopâtre avec cet autre couple mythique que formaient Elisabeth Taylor et Richard Burton, Et sans doute Tiago Rodrigndu tiutues a-t-il voulu à partir de ce texte répétitif, créer une osmose entre le public et Sofia DiasVitor Roriz. Il insiste même un peu lourdement : «Cette collaboration artistique inspirée par l’idée d’une collaboration amoureuse. Nous collaborons aussi avec l’histoire, avec Plutarque, avec Shakespeare. Et, finalement, nous collaborons avec le public, cet indispensable et ultime collaborateur. » Et cela fonctionne? Pas bien du tout, malgré la présence indéniable de ce couple: on comprend mal certaines phrases (le français n’est pas leur langue maternelle et ces chorégraphes ne sont pas des acteurs.) le récit coule bien lentement: « Sofia, dit Tiago Rodrigues, parle obsessionnellement d’un Antoine et Vítor avec la même minutie, de Cléopâtre. Sofia décrit tous les faits et gestes d’un Antoine vivant. »
Mais ce spectacle qui participe à la fois d’une chorégraphie, surtout des mains, mais aussi d’une performance orale avec une distance et une reprise incessante et systématique des mêmes termes, est trop long: Antoine dit, Cléopâtre dit… Il aurait sans doute fallu aérer les choses et ce qui est évoqué ici, pourrait l’être en quarante-cinq minutes, au lieu de quarante-vingt dix. Il y a comme une sorte de volonté systématique de déconstruction du langage, assez laborieuse et vite exaspérante, avec un usage systématique de la troisième personne, et un côté provoc un peu facile, du genre performance pour les nuls. Bref, on a connu Tiago Rodrigues mieux inspiré… Ce texte, parfois délicat mais estouffadou: trop fabriqué et fondé sur la répétition du langage, manque d’épaisseur… Malgré quelques belles images reprises plusieurs fois sur le vin et les fruits, les plaisirs de la vie et de l’amour au bord de la Méditerranée, qui font par moments penser à Justine de Laurence Durell, nous sommes resté sur notre faim. Et le public? Mon voisin s’est vite endormi, d’autres somnolaient mais la salle était divisée: certains ont applaudi fortement mais des spectateurs, comme un jeune couple, sont restés les bras croisés… Donc à vous de décider.
Philippe du Vignal
Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, Paris (XI ème). T. : 01 43 57 42 14.