Festival Exit à Lyon
I’m Fine par le Théâtre KnAM
Tatiana Frolova est calme, gaie et heureuse, pourtant à quelques heures de la première à Lyon de son nouveau spectacle avec sa compagnie. Mais peut-être justement parce que le titre, I’m Fine, correspond tout à fait à son état… Le KnAM, ce sigle est le nom de cette toute petite salle de vingt cinq places près de Vladivostok, à l’extrémité orientale de l’immense Russie, est un de ses premiers théâtres indépendants. Mais Tatiana Frolova en a fermé la porte dès les premiers jours de la S.V.O. (Opération Spéciale) : cette guerre si absurde et si cruelle qui ne veut pas dire pas son nom. Et elle est partie, droit vers la France où on la connaissait, dénichée par Jean-Pierre Thibaudat, inlassable découvreur. Le KnAM avait été alors invité au festival Passages à Metz, au Conservatoire National à Paris, au festival Exit à Lyon et a animé des stages…
Ses acteurs l’ont très vite rejointe dans son exil, la région lyonnaise où la troupe a été accueillie, soutenue en particulier par le Théâtre des Célestins. Elle en est, depuis 2023, artiste associée. Parce que tous les spectacles du KnAM, de type documentaire, ne cessaient de dénoncer les crimes de Staline, les mensonges et la violence du régime irrespirable de Poutine, Tania Frolova n’a pas eu besoin de dire qu’elle était contre l’invasion de l’Ukraine. Son refus de la politique poutinienne, bien avant février 2022, était évident. Et parce que le KnAM présentait sur scène un univers très particulier, sans peur, à la fois délicat et puissant, fait d’artisanat et de technologies qui s’entendaient à merveille, ses spectacles ont trouvé un chemin direct vers le cœur de nombreux spectateurs.
Une guerre personnelle, Je suis, Je n’ai pas encore commencé à vivre… Ses spectacles-documents sur la vie à Komsomolsk-sur-Amour, bâtie sur les os des prisonniers du goulag, étaient inventifs, réalisés avec très peu de moyens et avec des vidéos qui ouvraient l’espace du petit théâtre. Et puis en exil, ont été créés d’abord Nous ne sommes plus, et aujourd’hui : I ‘m Fine qui viendra en mars à la MC93 de Bobigny, poursuit cette veine à la fois très personnelle et très collective.
La première scène est une image d’une simplicité biblique et incarne cet état de solidarité qui devait être le nôtre dans nos sociétés de repliement identitaire. Sept acteurs sont alignés, les uns contre les autres, face à nous ; l’un vacille, va tomber, tous le retiennent, le rattrapent, le redressent, et se redressent. Une image fulgurante qui se répète -eux, nous : universel- indique sans un mot, la force et la cohésion de la troupe. Cette affirmation essentielle est rappelée en « coda » avec apparition sur le rideau de fond du nom de chaque membre, accompagné de sa date d’entrée au KnAM et du titre de son premier spectacle. I’m Fine prolonge l’esthétique de montage documentaire à laquelle cette troupe nous a habitués : chaque acteur ou actrice expose ses souvenirs, choisis sans narcissisme, et ses confidences présentées comme des témoignages.

© Julie Cherki
La metteuse en scène trouve toujours une façon poétique de transmettre en langage théâtral les états des acteurs qui sont les personnages du spectacle. Le concret règne en maître : les sons, bruits et musiques, juste esquissés, provenant ou non de la table de travail bien visible d’où partent aussi des projections (archives , photos, film) ; des objets retenus pour leur force évocatrice : les bottes qu’il faut acheter et chausser pour marcher, pour courir, pour fuir, pour vivre et se tenir droit sur un sol nouveau; les pommes de terre, base omniprésente de la nourriture russe. Et de longs gants verts de jardinage pour suggérer la floraison du théâtre qui, bien qu’il ait été arrosé pendant trente-sept ans, n’a pas fleuri en Russie, ou un voile translucide qui parfois enveloppe les comédiens les empaquette, dont ils arrivent pourtant à se débarrasser.
Tout un monde commun où la nostalgie est un luxe, mais où rien ne peut empêcher les souvenirs des grand-mères de sourdre, ou le présent de la Russie de jaillir avec les photos des visages des prisonniers politiques, comme ce Pavel Kouchnir, un pianiste de trente neuf ans mort au Birobidjan. Ou Alexeï Navalny, le chevalier sans peur … I’m Fine, c’est comme la fin d’un cycle. Un constat sur la vie en l’exil. Qu’est-ce qu’un asile ? Qu’est-ce qu’être réfugié ? Qu’est-ce qu’une langue ? Qu’est-ce qu’un corps ? Les réponses sont données, vibrantes à travers les expériences vécues, l’apprentissage du français, les techniques si habiles de traduction scénique, qu’une Française, à la fois actrice et traductrice, assume totalement, en fluidifiant tous les échanges et en faisant entendre la beauté des deux langues, ce que le surtitrage (qui est aussi utilisé) ne peut pas faire.

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« Les corps sont nos maisons, ils ne connaissent pas l’exil, et nos racines sont dans la langue, non dans la terre » égrènent les acteurs du KnAM. La gratitude envers le pays d’accueil est présente dans un délicieux moment où une actrice qui a fait pousser une belle orchidée, en fait ensuite cadeau au spectateur qui a bien voulu monter sur scène pour observer le processus. Délicatesse et profondeur, aucun didactisme, rien d’appuyé, un montage rapide où s’infiltrent les mythes russes ou bien des paroles de Verkhovenski (en russe, « le Meneur, «le Supérieur ») dans Les Démons, prononcées par une incarnation du Mal, tout de blanc vêtue. Il faut suivre avec attention ce flux concis: tout peut mettre le spectateur au bord des larmes ; au bord seulement, car jamais, il n’y a de sentimental dans les petites choses avec lesquelles, solidement botté, on reconstruit un nouveau quotidien.
Fin d’un cycle, avons-nous dit? Mais dans ce spectacle émouvant et universel où nous pouvons tous nous retrouver, il y a aussi la promesse d’un nouvel acte de naissance. I’m Fine : il est possible et il est temps maintenant pour le KnAM de respirer plus grand, d’investir de plus grands plateaux pour déployer son imaginaire et sa vision personnelle de l’Histoire en train de se jouer. Le KnAM habite en France mais est aussi citoyen du Pays du théâtre. Et ce n’est pas donné à nombre de spectacles russes en exil qui ne font pas cette démarche difficile, lucide et politique.
Béatrice Picon-Vallin
Spectacle vu le 20 octobre au Théâtre des Célestins, Lyon (Rhône).
Les 6 et 7 novembre, Maison de la Culture, Bourges (Cher). Les 14 et 15 novembre, Théâtre populaire romand, La Chaux-de-Fonds (Suisse).
Du 26 au 28 novembre, Comédie de Valence-Centre Dramatique National Drôme-Ardèche (Drôme).
Les 20 et 21 mars, L’Usine à gaz, Nyon (Suisse); du 25 au 28 mars, MC93 de Bobigny (Seine-Saint-Denis).
Les 5 et 6 mai, MC2: Maison de la Culture de Grenoble (Isère).
Le Bonheur, Nous ne sommes plus, I’m Fine (les trois derniers spectacles du KnAM), traduction de Bleue Isambart, éditions Koiné (2025).