Par grands vents, texte et mise en scène d’Elena Doratiotto et Benoît Piret

Par grands vents, texte et mise en scène d’Eléna Doratiotto et Benoît Piret

Surprenant, comme les grands vents qui soudain font rage, ce spectacle nous invite à entrer dans un univers poétique et loin d’une construction théâtrale classique. Ni début ni fin…Dans un éclairage lunaire en fond de scène, deux tas de pierres aux reflets argentés, un espace peu accueillant!  Arrivent alors de la salle, Stan et Simon, un peu perdus, clowns au maquillage imparfait et à la recherche d’un endroit vivable pour, sait-on, y donner un spectacle…  Oh! Surprise, ils découvrent une source. Et là, va commencer une folle traversée. L’eau occupera une place dramaturgique importante dans cette histoire : élément de partage et convivialité, symbole de renaissance, miroir, elle servira de lien entre les personnages, et les situations…

 

© Matthieu Delcourt

© Matthieu Delcourt

Mais le public-attentif-est comme Stan et Simon, désorienté ! Le texte déstabilise, pour le pire ou le meilleur, notre attention. «C’est d’abord un plateau de théâtre, disent Elena Doratiotto et Benoît Piret, ou plutôt un terrain de jeu qui s’avère être un terrain tremblant. » Une expression  à propos de Kaspar Hauser, du dramaturge Jean-Christophe Bailly, au cœur de cette création : «Ce que peuvent bien être l’innocence et la faute, ce que sont la civilisation et le langage (…)  les hommes, les bêtes, les odeurs, les couleurs, le jour, la nuit- tout cela, au lieu d’être plus ou moins admis, plus ou moins su, est remis à la pensée comme un terrain tremblant. »
Ce lieu unique se révèle chargé par les siècles, être ce terrain où actions, matières et mémoires se sont déposées. Il n’y a ici, pas véritablement d’intrigue mais des strates de récit successives. Six personnages hauts en couleur : Stan, Simon, Cory, Anette, la Messagère on ne peut plus déjantée, et le Propriétaire vont se rencontrer et  nous faire vivre des moments existentiels mais sans pathos: une représentation de la nature humaine menée avec vivacité, onirisme et humour et certaines loufoqueries. L’esthétique de ce spectacle et sa construction témoignent de la sensibilité artistique d’Elena Doratiotto et Benoît Piret, diplômés de l’E.S.A.C.. à Liège, où ils travaillent ensemble depuis 2015.  

La richesse et la pérennité de l’art théâtral se manifestent subtilement dans l’écriture. La tragédie antique n’est pas oubliée : par bonheur, les comparses ont avec eux un texte de Sophocle: «Stan- J’ai perdu mon livre. Simon – Oh non ! Stan- Mon petit livre de tragédie…Simon – Merde ! Stan -Mon petit texte de Sophocle, j’ai perdu mon petit Sophocle…  » Et les auteurs cherchent à exprimer la nature humaine, avec vivacité, onirisme et humour.  Antigone est là, avec le personnage d’Annette; régulièrement, elle va honorer, bouquet de fleurs à la main, la tombe de son frère Jean.
Bien vite, les spectateurs se prennent au jeu-et c’est la fragilité de la pièce-pour laisser aller leur imaginaire sur un chemin hors du commun, absurde parfois,et dionysiaque. Le spectacle en dix-sept tableaux, est fragmenté et rythmé à travers ses thèmes multiples, son écriture, le son du tambour et la réunion d’univers disparates. Avec  la Messagère, on passe à la tragédie grecque : » Haaaaaaa ! Quelle horreur ! Malheur ! C’est horrible ! Il s’est passé quelque chose d’horrible… Nous… C’était…. C’est… « Nos arcs ne nous ont servi à rien, et notre armée entière a péri, domptée par le choc de leurs navires impétueux. » (Elle s’interrompt). Non ce n’est pas ça ! » Et elle revient à l’époque, contemporaine ou hors temps ? de la pièce,  dans cet ancien palais hanté par l’Histoire, ses violences et ses mystères : Stan- Oh ! Regarde Simon, au loin, de la poussière ! Simon- Elle est légère… Elle est soulevée par la course d’une messagère. Stan- Des choses vont s’éclaircir ! « 

Malgré le choix d’un texte et d’une mise en scène pas toujours maîtrisés et malgré la qualité inégale des interprètes, Par grands vents donne libre cours à nos rêves et fantasmes. Dans notre société occidentale tyrannisée par l’immédiateté, et souvent ignorantes et/ou se préoccupant peu de la langue, des richesses littéraires, historiques, spirituelles de notre Humanité sur  vingt-cinq siècles, et de ses origines, Par Grands Vents met en éveil notre conscience intérieure. Avec originalité et esprit créatif, il ouvre un horizon, inhabituel et nécessaire, sur la vie… L’invention dans la structure dramatique, Elena Doratiotto et Benoît Piret nous offre une rencontre avec l’indicible, l’Histoire, la mort, les Dieux grecs, l’oubli et la mémoire. Un poème théâtral écrit pour un large public…

 Elisabeth Naud

 Spectacle vu le 8 mars au Théâtre Joliette, 2 place Henri Verneuil, Marseille ( II ème). T. : 04 91 90 74 28. 

 Les 28 et 29 mars, Théâtre Antoine Vitez, Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne).

Les 9 et 10 avril, Théâtre 71, Malakoff (Hauts-de-Seine). 


Archives pour la catégorie critique

Théâtre et amitié triptyque : Je pars deux fois / La table planétaire / Théâtre et Amitié, textes de Nicolas Doutey, mise en scène de Sébastien Derrey, co-mise en scène de Vincent Weber pour la dernière pièce

Théâtre et amitié, un triptyque : Je pars deux fois /La Table planétaire /Théâtre et Amitié, textes de Nicolas Doutey, mise en scène de Sébastien Derrey, avec Vincent Weber pour le dernier

 Ces trois pièces ont été créées à l’Olympia-Centre Dramatique National de Tours en janvier dernier. Sur un plateau blanc, deux petites tables de jardin: sur l’une, une bouilloire pour l’eau du thé, et sur l’autre, une cafetière à bec en inox. Sous une lumière blanche des plus crues, Paul et Pauline et ensuite une autre Pauline vont se parler, toujours debout. Comme une femme et un homme dans la seconde pièce où une dizaine de figurants silencieux vont traverser la scène plusieurs fois. Et il y aura deux hommes et une femme dans le dernier texte.
D’abord pour éclairer votre lanterne-ou du moins essayer!- quelques extraits de la longue note d’intention du metteur en scène : «Trois pièces pour approcher l’expérience d’un théâtre de paix. Trois propositions pour interroger le présent partagé du théâtre, son trouble fondamental, comme une invitation à l’étonnement et à la jubilation du jeu. Et où grâce à la confiance et l’humour, l’expérience de l’incertitude ne conduirait pas à une frustration mais au contraire, à une libération du regard et du mouvement. Ce qu’écrit Nicolas Doutey se situe dans un endroit rare, loin de l’ironie, qui est celui d’un théâtre de paix et d’étonnement. Ce qui est touchant d’abord chez ses personnages c’est l’attention qu’ils portent les uns envers les autres, comment ils s’écoutent. (…) Le spectateur est convoqué à suivre le cheminement chaotique et comique d’une pensée qui avance dans un décalage burlesque permanent. »

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Voilà, vous êtes convoqués et… prévenus. Dans Je pars deux fois, un  théâtre qui veut être sans doute expérimental et en «décalage burlesque» permanent  » (sic), Paul et Pauline cherchent en vain ce qui a pu changer dans leur relation. Un chien, un ami, le bateau à prendre, un braquage, une éventuelle séparation qu’ils veulent opérer mais ensemble et dans la même maison… Nous comprenons qu’ils se rencontrent, se séparent, se retrouveront, ou pas. Cela commence sur l’air du « Jamais sans toi mais jamais avec toi », très mode ces derniers temps. Mais c’est mal parti: «Pourtant la pièce évolue vers la reconnaissance d’une disparition du problème,notamment à travers l’apparition et l’acceptation d’une multiplicité.» Tous aux abris!
Ce texte répétitif et laborieux, vaguement proche du théâtre de l’absurde . mais on est loin d »Eugène Ionesco et  Samuel Beckett et de leur art fabuleux de la langue française… Cela qui ferait peut-être, à la rigueur, l’objet d’un sketch, nous laisse indifférent et distille goutte à goutte un remarquable ennui. Les choses ne s’améliorent guère dans le second volet de ce triptyque où on retrouve un acteur du premier, et un autre qui sera au dernier. Bavardage sur bavardage… ces personnages semblent désorientés…  Et l’ennui s’installe alors solidement.
Arrive alors une douzaine d’acteurs amateurs: ils se figent,  bloquant en silence toute action des protagonistes dans cet espace blanc : enfin un petit moment théâtral et une belle image, pas désagréable à voir (dans cet océan d’ennui, on se raccroche à ce qu’on peut!). Mais rien à faire, encore et toujours l’ennui, cela tourne à vide… Même si nous devons éprouver, comme le dit Sébastien Derrey, avec un poil de prétention, «une nouvelle sensation de la consistance des choses, une pensée et une émotion dont nous sommes invités à faire ensemble l’expérience. » (sic)

Il y a enfin Théâtre et amitié, le troisième volet qu’il a mis en scène avec le chorégraphe Vincent Weber. Pierre déballe un grand carton contenant une table livrée en éléments qu’il va falloir monter. Et Wen, une jeune femme va l’aider. Tout le monde a, un jour, été confronté à ce petit jeu de construction pour adultes où la notice écrite dans un français approximatif n’apprend rien et où il manque souvent quelque chose égaré dans le carton.
Wen aurait dû visser, auparavant les cercles en fer qui maintenant les quatre pieds: erreur fatale! Et il faudra donc refaire ce montage assez facile. Souvenirs, souvenirs : chez une consœur qui nous avait appelé, nous avions monté, avec une autre consœur, deux hauts rayonnages pour livres. Et l’ensemble- pas en bois mais en mélaminé blanc-de chaque côté d’une belle cheminée en marbre, avait pourtant  de l’allure. Oui, mais nous nous sommes aperçus à la toute fin que nous avions posé l’une des deux plinthes  à l’envers et qu’elle n’était pas tout à fait du même blanc. Horreur et damnation! Il aurait donc tout fallu démonter et remonter! Nous avons renoncé. Merci, Ikea pour ses notices mal rédigées…
Mais revenons à notre table: arrive un homme inconnu du couple: c’est Gérard d’Aboville, le célèbre navigateur qui arrive de Brest. En 1980,  il avait traversé l’Atlantique en solitaire à la rame depuis le Cap Cod aux États-Unis, soit 5.200 kms ! Il s’avoue fatigué et accepte volontiers un peu de fromage et un café.  Et vite remis, il va, lui,  monter correctement les pieds de la table…Happy end, comme on dit en bon français! Ou  » Amaiera zoriontsua » en basque!
Là, au moins, un peu de loufoque et on sourit aux vingt minutes réussies de ce sketch parfois assez drôle et sans prétention. Mais pour le reste, même si Rodolphe Congé, Vincent Guédon, Catherine Jabot, Nathalie Pivain, Olga Grumberg et Frédéric Gustaëd ont une impeccable diction et se débrouillent pour essayer de donner une vie à ce texte, on touche ici le fond de la médiocrité. Parisiens et Béthunois, vous pourrez vous épargner cette chose affligeante ! Une soirée perdue mais il n’y a pas mort d’homme… Et de toute façon, comme l’écrivait l’immense Miguel de Cervantes:«Tout s’en ira dans la lessive…» Ce n’est pas la première fois que nous sommes déçus par la programmation de Théâtre Ouvert… Et sa directrice aurait sans doute  intérêt à faire de meilleurs choix.

 Philippe du Vignal

Du 13 au 22 mars, Théâtre Ouvert-Centre National des Dramaturgies Contemporaines, 159 avenue Gambetta, Paris (XX ème). T. : 01 42 55 55 50.

Comédie de Béthune-Centre Dramatique National (Pas-de-Calais), les 29 et 30 avril.

 Éditions Théâtre Ouvert pour Je pars deux fois et Théâtre et amitié et Éditions Esse Que pour La Table planétaire.

La Mort grandiose des marionnettes, variations, création et conception par The Old Trout Puppet Workshop, mise en scène de Peter Balkwill, Pityu Kenderes et Judd Palmer

La Mort grandiose des marionnettes, variations,  création et conception par The Old Trout Puppet Workshop, mise en scène de Peter Balkwill, Pityu Kenderes et Judd Palmer


The Old Trout Puppet Workshop a été fondé en 99 par des copains dans un ranch au sud de l’Alberta,une province de l’Ouest canadien (capitale Edmonton). Six cent lacs et plus de quatre millions d’habitants…. une des compagnies de marionnettes les plus connues du pays et maintenant basée à Calgary qui a créé des spectacles pour enfants et d’autres pour adultes, écrit et illustré plusieurs livres…Et la compagnie gère aussi un festival de marionnettes, une cellule d’enseignement et créer des spectacles avec le Vancouver Opera Centre National des Arts, le Theatre Calgary. Elle a créé Ghost Opera ,un opérade marionnettes fondé sur une histoire de fantômes dans la Grèce antique avec le Calgary Opera.

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Sur le plateau, un grand castelet aux rideaux rouges et autour, de grande tentures rayées avec, de chaque côté, un rideau qui s’écarte pour laisser passer Louisa Ashton, Aya Nakamura et Teele Uustani, les remarquables manipulatrices et leurs accessoires.  Il y a d’abord un vieil homme muet aux cheveux hirsutes qui annonce un festival de non-sens, et une cruauté qui rappelle souvent avec ces mètres d’ intestins sortant du ventre d’un homme tué, les décervelages pratiqués sur ses très petites mais fabuleuses marionnettes par Robert Anton présent devant un public limité à quinze personnes. Hélas, cet artiste exceptionnel, atteint du sida, avait préféré se suicider.
La Mort grandiose des marionnettes, variations se passe en vingt très courtes scènes qui se succèdent avec le titre projeté en haut du castelet : dénominateur commun : le macabre. Il y a aussi une feuille morte emportée par le vent symbole d’une vie humaine finissante…
Il y a de très belles images comme cet homme pendu dont on ne voit que le pantalon noir et que viennent voir ses proches. Mais tous vite accablés par cette vision d’horreur et qui se tuent l’un après l’autre d’un coup de revolver, Ou ce petit bonhomme a la grosse tête que, régulièrement un très grand bras tue d’un coup de marteau. Ou ce couple au corps et au visage difformes qui s’en va courir dans la prairie. Et ces deux gnomes dont l’un a le visage qui rétrécit et l’autre qui gonfle. Ou encore cette fin tout à fait sublime où les portes en dessous le castelet s’ouvrent pour laisser apparaître un pauvre homme mourant que deux manipulatrices tiennent doucement dans leurs bras, tandis que rode la grande faucheuse au visage squelettique, en grande cape noire.

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Dans le castelet qui s’ouvre, les gnomes et leurs amis que nous avons vus. Un moment tout aussi sublime… Mais Peter Balkwill, Pityu Kenderes et Judd Palmer auraient pu nous épargner les moments avec ces arrivées sur le plateau des manipulatrices, sauf à la fin. Pas vraiment intéressants, souvent pléonastiques et surtout, ils cassent l’unité et le rythme.
Malgré ces réserves, allez voir ce spectacle qui n’a pas vieilli.
The Old Trout Puppet Workshop, avec ces marionnettes à gaine et à tringles, nous offre en une heure dix, un théâtre à la fois d’une couleur à la fois, poétique, grotesque et drôle mais très grinçant et aussi teinté de métaphysique. Vous avez dit exceptionnel? Oui, et de cette qualité théâtrale, vraiment rare….

Philippe du Vignal

Jusqu’au 15 mars, Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt, Paris ( VIII ème). T. : 01 44 95 98 00.

 

 

Dolorosa, variations sur Les Trois Sœurs d’Anton Tchekhov, texte de Rebekka Kricheldorf, mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo

Dolorosa, variations sur Les Trois Sœurs d’Anton Tchekhov, texte de Rebekka Kricheldorf, mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo

 Le spectacle avait été créé en 2024 et on rit beaucoup à cette réécriture. Parce qu’il s’agit de douleur, et la première de toutes : le sentiment de n’être pas aimé, le manque d’amour. La fratrie se disloque, même si les trois sœurs continuent à se serrer comme des oisillons, la maison se défait, annexée par une intruse, la belle-sœur, une « pauvre », comme le dit brutalement son futur époux, le frère. C’est la lutte des classes au cœur de la maison : Rebekka Kricheldorf y intègre explicitement le concept de capital culturel. Prendre conscience que les rêves sont une torture, si on les compare à l’ampleur, à la splendeur, à la vie mesquine-et désargentée-de tous les jours : quelles douleurs ! Et quel meilleur moyen pour la regarder en face et chasser cette torture, que d’en rire férocement !

 

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L’autrice passe la pièce d’Anton Tchekhov au papier de verre 40-60 (gros grain, pour les non-bricoleurs). Aucune illusion, aucun espoir ! L’anniversaire d’Irina se reproduit semblable, d’année en année et rien ne change et même avec ce qui change, c’est toujours aussi grinçant. Aucune attente, pas de rencontres, et quand il s’en produit une, elle s’évapore. N’est-ce pas, Georg ? Celui dont la femme se suicide sans arrêt et qui vient chercher ici, auprès des trois sœurs, une douce présence féminine. Et comment pourrait-elle être douce ? Et qu’a-t-il à donner ?
Olga l’aînée, professeur puis directrice, la seule qui travaille dans la maison et touche un salaire, a tous les atouts mais ne le sait pas : « On ne me dit jamais rien. » Macha a un autre atout : elle n’a pas à gagner sa vie. Son mari, professeur lui aussi, comme ce sera aussi pour Irina et il n’y aura pas lieu de s’en réjouir) assure le quotidien.  Mais elle ne veut pas d’enfant. Impossible avec un homme «qu’on aime un peu, qu’on n’aime pas » chantait Juliette Gréco.
Irina,elle, se cherche entre sociologie, philosophie et biologie. Façon polie de dire qu’elle a peu de chances de se trouver. Quant à leur frère, un « écrivain » en retard sur son œuvre, bien heureux d’entrer aux services culturels municipaux, il cherche sa puissance dans la famille piaillante qu’il a fondée.
Portrait au vitriol d’une famille bourgeoise déchue qui garde tout son orgueil, mais sans les moyens de le faire valoir. Le texte de Rebekka Kricheldorf est une curieuse entreprise : très collé à la pièce d’origine, ce que le metteur en scène en scène Martial Di Fonzo Bo souligne en gardant plusieurs passage des Trois Sœurs (dans la traduction de Françoise Morvan et André Markowicz). L’autrice supprime un certain nombre de personnages qui avaient leur rôle à jouer dans la Russie des premières années du vingtième siècle, un monde fondé encore sur une certaine logique et sur des espoirs immenses dont on a vu les effets dans les années qui ont suivi : éjectés de l’Histoire !
Plus question de lendemains qui chantent, plus de causes ni d’effets dans un monde constamment au présent.En revanche, le texte, très bien traduit par Leyla-Claire Rabih et Frank Weigand, apporte du papier de verre : la fratrie s’étrille avec autant de vitalité que de réciprocité.  Et aucune injustice, tout le monde y passe. Le « bon goût » de Macha ne vaut pas mieux, que l’allure complètement loupée de la belle-sœur. Le public rit au «bien touché », comme si cela n’arrivait jamais chez nous, ou peut-être justement parce que cela arrive, et que la représentation de cette petite et insupportable cruauté nous exonère de celle que nous pratiquons.

 Ces considérations faites, Dolorosa était-elle nécessaire? On a déjà vu de bonnes mises en scène bien étrillées des Trois sœurs avec une distribution qui, comme celle-ci, démolit les clichés imposés aux personnages. Marie-Sophie Ferdanne donne à Olga toute sa beauté et une droiture presque enfantine, bien qu’elle soit la plus âgée et la plus responsable des trois sœurs.
Nous avions vu une aussi belle et aussi touchante Olga avec Anne Alvaro, mise en scène par Maurice Bénichou au festival d’Avignon 88.  Elsa Guedj est une Macha plus paumée que sentimentale, et cela marche. Et Rodolphe Congé pouvait aussi bien jouer le Verchinine d’Anton Tchekhov, que ce Georg distribuant à chacune ses tendresses possibles.
Dolorosa fait envie de voir autrement le Frère et de chercher ce qu’il y a de vie dans son ratage. Et avant tout de revenir à Tchekhov. Pour l’autrice, sa pièce est une réponse aux questions que posent ses personnages. Mais si on écoute bien, les réponses sont déjà inscrites dans Les Trois Sœurs… Le plus intéressant est son écriture, active, efficace, indéniablement théâtrale. À voir, donc, pour le vigoureux étrillage d’une petite société qui ressemble à la nôtre et pour l‘amour de Tchekhov qui ressort, toujours inoxydable! des adaptations qu’on lui impose.

 Christine Friedel

 Jusqu’au 15 mars,Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt. T. : 01 44 95 98 00.

 

Entre vos mains un projet collectif de Marc Lainé, conçu avec les membres de l’Ensemble artistique de la Comédie de Valence

 Entre vos mains un projet collectif de Marc Lainé, conçu avec les membres de l’Ensemble artistique de la Comédie de Valence

 Troisième et dernier volet d’une trilogie,  c’est un spectacle et une exposition à la fois  à mi-chemin entre peinture, sculpture, récit, performance et fondée sur une scénographie en étoile avec six «pavillons» autour d’un plus grand, hexagonal. Le tout conçu par Marc Laisné, créateur et metteur en scène, directeur de la Comédie de Valence et Stephan Zimmerli, professeur d’architecture. Avec des textes de Bertrand Belin, Penda Diouf, Mickaël Phelippeau, Alice Zeniter et Stephan Zimmerli, la voix enregistrée de Yanis Skouta  et avec l’aide de bénévoles de Valence…

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage  Dispositif d’ensemble

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C’est, apprenons-nous dans le préambule, une rétrospective de Mehdi Lamrani, un artiste « médiumnique » qu’on avait pu découvrir dans En travers de sa gorge, un précédent spectacle de Marc Laisné. L’ensemble des œuvres a été faite, dit la feuille de salle, par ce jeune spirite sous la conduite d’artistes aujourd’hui disparus. Une fresque, des « installations »,  un film, une musique, une vidéo de chorégraphie, une grande maquette d’immeuble…
Le tout conçu par les membres de l’Ensemble pluridisciplinaire de la Comédie de Valence. Chacun s’inventant un double fiction-oui, c’est bien une fiction mais non dévoilée dans la feuille de salle- et qui aurait « pris possession » de Mehdi Lamrani. Des œuvres installées selon un parcours très précis à suivre par les visiteurs équipés d’un casque audio et répartis en six groupes de cinq. Avant de se retrouver assis en même temps autour d’une petite salle hexagonale munie de six écrans, avec, au milieu, un ingénieur du son et de l’image assis une table, elle aussi hexagonale, les yeux rivés à plusieurs ordinateurs. «Medhi Lamrani étant seulement, dit Marc Laisné, une sorte d’artisan, de passeur, qui se met au service d’un artiste disparu avant d’avoir pu achever une œuvre. » (…) Un faussaire se cache. Il cherche à disparaître. Son travail doit rester secret, pour que le faux qu’il produit acquierre de la valeur et il assume avoir réalisé toutes ces œuvres sous la conduite de leurs véritables créateurs.
« Mehdi Lamrani, dit Marc Laisné, est donc un personnage fictionnel et des artistes doivent concevoir une œuvre et travailler sur la notion de possession. Mais Bertrand Belin, Penda Diouf, Mickaël Phelippeau, Alice Zeniter et Stephan Zimmerli sont eux des artistes bien réels comme Yanis Skouta qui dit le récit. Ils ont conçu des personnages qui le sont aussi et un professionnel que je ne citerai pas, hésitait sans cesse, m’a-t-il dit, entre réalité et non-réalité, vrai et fiction. Les visiteurs du soir étant r
épartis en cinq groupes qui vont aller dans un des cinq modules-pavillons, ce qui suppose un minutage très précis. Tous sont très silencieux comme s’ils avaient conscience d’entrer dans un autre monde entre hyper-sophistication de cet ovni théâtral et merveilleuse poésie d’humbles objets  du quotidien…

Abdoulaye Saar

Nous entrons dans une petite pièce fermée comme les autres par un rideau. « Né au Sénégal au début des années 80. Il fait des études de journalisme à Dakar, à l’université Cheikh Anta Diop. Il se rêve auteur, mais ses parents le brident dans sa vocation. Malgré leurs échanges réguliers, Abdoulaye n’a jamais cessé d’être impressionné par celle qui incarne tout ce qu’il aspire à devenir : une figure d’artiste libre et engagé.
En septembre 2015, juste avant de repartir au Sénégal, Aminata Zaaria confie à Abdoulaye Saar un manuscrit La Putain amoureuse d’un pèlerin juif. Ce texte devait paraître en 2007, aux éditions L’Esprit des Péninsules, mais ces dernières ont déposé le bilan juste avant sa publication. Aminata demande à son jeune ami de le faire parvenir à différentes maisons pour essayer de le faire publier. Quand il se retrouve avec le manuscrit d’Aminata entre les mains, il est saisi par des sentiments ambivalents. Ce manuscrit lui rappelle cruellement son impuissance à achever ses propres productions littéraires.
Il s’acquitte pourtant de sa tâche et envoie le texte à différents éditeurs.(…)  En février 2016 il apprend la mort d’Aminata des suites d’un diabète non diagnostiqué. (…) Il ne lui a jamais reparlé depuis qu’elle lui a confié son manuscrit. La culpabilité le ronge. Il a le sentiment d’avoir trahi son amie, mais aussi ses propres idéaux artistiques et politiques. On le retrouve noyé dans le canal de l’Ourcq, le 25 janvier 2017 (…) Quelques jours après sa mort, l’esprit d’Abdoulaye Saar s’est emparé de moi pour me faire écrire ce texte, au cours d’une nuit d’insomnie. »
Vrai ? Faux? Irréel? Bien réel?  L’écoute solitaire au casque de chaque récit se fait dans un silence total et nous devenons complices de cette fable…  Les artistes ont donné des pistes et Marc Laisné s’est ensuite fait un plaisir de
les brouiller comme personne.  Et les spectateurs- tous jeunes sans exception, ce qui est rare au théâtre mis à part les séances dites scolaires-écoutent dans un silence impressionnant ce récit pendant les quarante cinq minutes environ de toute la visite. C’est une forme d’hommage que souhaite accomplir ici la dramaturge. Au centre de ce petit lieu, une palette couverte de plastique noir, légèrement inquiétante, avec des textes inédits aussi noirs aux pages non coupées, comme autrefois. Aucune indication écrite ou orale mais les visiteurs hésitent à en prendre un…

 Gavin Donnell

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©x Accrochés au mur une dizaine de polars et à droite, la petite table de travail

Alice Zeniter, écrivaine et metteuse en scène, après Normale Sup’ et la Sorbonne Nouvelle, a fondé la compagnie l’Entente Cordiale en 2013 et met en scène ses textes. Elle collabore avec plusieurs metteurs en scène et dramaturges pour des pièces comme Quand viendra la vague et Hansel et Gretel, le début de la faim. Et elle a aussi écrit des romans dont L’Art de perdre... Dans le petit bureau reconstitué de l’écrivain Gavin Donnell, il y a juste une chaise ancienne pivotante en chêne et sur une table, une machine à écrire avec un feuillet inséré et en partie déjà écrit, et d’autres dispersés qui auraient été, eux, écrits lors de « séances de possession ». Il y a aussi une bouteille de scotch bien entamée et un verre plein…comme dans de nombreux polars
Le texte- belle parodie d’article de magazine-sonne juste: « Ses romans policiers n’ont pas rencontré en France l’immense succès qu’ils ont pu connaître dans le monde anglo- saxon. Ils font pourtant l’objet d’un véritable culte pour une poignée de lecteurs avertis. Outre son indéniable génie littéraire, la fin tragique et mystérieuse de la vie de Donnell, est propre à susciter une véritable fascination. Après quinze ans d’existence recluse sur une île perdue des Hébrides, l’île de Mirhalay, le maître du roman policier finit par tomber, ou par se jeter- les circonstances exactes de sa mort n’ont jamais été élucidées – dans la mer du haut d’une falaise. » Mais la voix nous souffle que  » Donnell a pu écrire le dernier chapitre de son ultime roman, Le Pont des Anguilles… »

Jacqueline Falhère

Un piano, dit d’études, une douzaine de lampes de chevet posée à même le sol, et deux grosses lampes sur des socles.  Le tout dans une pièce étroite, à la fois intime et inquiétante. Le musicien et écrivain Bertrand Belin raconte avec précision au public l’histoire insolite de cette femme de chambre qui, au XIX ème siècle., a été toute sa vie au service de la même famille, Jacqueline Falhère n’avait jamais osé s’approcher du piano, mais est là ressuscitée grâce au médium Mehdi Lamrani et ce petit piano joue tout seul, une de ses œuvres
Là aussi, un texte bien écrit et absolument crédible même s’il y a eu peu de compositrices reconnues dans ce siècle. Sait-on encore  qui étaient Sophie Gail, Marie Jaëll, Louise Farenc? Et, au XX ème siècle, Cécile Chaminade (400 œuvres ! ) ou Germaine Tailleferre, peut-être la seule dont on se souvienne…
«Jacqueline Falhère, nous dit, au casque la voix bien timbrée de Yanis Skouta, a développé une écriture pianistique tout à fait singulière, dont vous entendez en ce moment même quelques extraits et qui consiste en une succession d’arpèges suivis de leurs accords plaqués, jouées avec plus ou moins d’intensité. (…) Je sais avec certitude qu’elle est morte le 9 novembre 1877 à Chatou (Yvelines). Elle devait avoir un peu plus de cinquante ans (…) Elle exerçait depuis vingt ans le métier de femme de chambre. Elle a par ailleurs développé une technique de notation tout à fait singulière, dont vous pouvez découvrir quelques exemples accrochés aux murs de ce pavillon. (…) Elle découpait dans de vieux draps des bandes de tissus aux dimensions exactes du clavier d’un petit piano d’étude, et se couvrait les doigts de cirages de différentes couleurs pour marquer sur le tissus l’emplacement exact de ses suites d’accords plaqués. Une écriture sur le ton de la confession qui, là aussi, sonne juste, même si le système de notation  est un peu…gros mais comme la dame était autodidacte, pourquoi pas?

Maarten Lambrechts et les Facteurs Chevaux

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©x Maquette du phalanstère

Marteen Lambrechts, un architecte d’avant-garde flamand, naît en 1927, à Anvers et part ensuite dans la Drôme vers 1960. Il y ouvre alors un atelier expérimental et utopique réunissant douze architectes autodidactes pour élaborer un projet de phalanstère dans le Vercors, l’Atelier des Facteurs Chevaux (allusion au célèbre palais du Facteur Cheval non loin de Valence!). Il y a une grande et formidable maquette de cette habitation en béton armé sur plus de 60 m au dessus d’une rivière avec,  en partie haute, les fonctions collectives. « A votre gauche, dit la voix, vous pouvez voir un lieu d’assemblée et de culture, au centre des bains, à droite, un réfectoire et une halle. Les habitats idéaux s’accrochent entre les piliers du viaduc. «Le phalanstère » se présente comme une immense architecture hybride, une vision utopiste, à la fois moderniste et vernaculaire, ancrée dans le paysage de la Drôme des collines. (…) Ce projet de viaduc habité n’a jamais eu vocation à être construit. Leur ambition est avant tout conceptuelle et militante. Il s’agit pour les Facteurs Chevaux de poser sur le papier un geste radical, manifeste, qui fera avancer la pensée de l’architecture, de l’habitat et du vivre-ensemble. Malheureusement, la mort prématurée de Maarten Lambrechts dans un accident de voiture coupe court à la belle rêverie des architectes amateurs drômois. »

« Une trentaine d’amateurs non spécialisés mais passionnés, dit Marc Laisné, nous a donné un sacré coup de main pour aider Eve Meyer Hilfiger et Diane-Line Faret à réaliser cette grande maquette.» Sans aucun doute le texte, là aussi gros comme une maison-c’est le cas de le dire…mais on le sait, plus c’est gros, mieux cela passe- est aussi très crédible et artistiquement, Maarten Lambrechts et les Facteurs Chevaux est l’œuvre-phare de ce parcours-spectacle. Et dont Marc Laisné avec Stephan est vraiment heureux et il y a de quoi ! A notre question : « Et après ? « Je suis en pourparlers, dit-il, avec le Palais du Facteur Cheval pour que cette maquette y soit exposée. » Mais cette véritable architecture-sculpture, teintée d’art conceptuel, accompagnée de ce texte-mais fragile comme toutes les maquettes-mériterait vraiment de rejoindre un musée d’art contemporain.

Philippe Lameauckë

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©x Vidéo du danseur

Il y a, projetée sur le mur de contreplaqué, une vidéo de ce danseur et chorégraphe breton né en 1897 à Nantes. Ses parents tiennent la boulangerie du village. «C’est un élément biographique qui a son importance, car vous pouvez repérer dans la chorégraphie présentée des mouvements inspirés par les gestes du fournil, explique Yanis Skouta au micro. Mort à trente-trois ans, noyé dans la Baie des Trépassés en Bretagne où il vivait, cet amateur a composé à partir d’influences écritures et répertoires (dont le traditionnel) mais aussi à partir de mouvements du quotidien, il devient un précurseur de la danse contemporaine. Incarnant Mehdi Lamrani, il pourra enfin achever une séquence chorégraphique sur La Danse des Furies, tirée d’Orphée et Euridice de Gluck.Après tout pourquoi pas? Ce récit a la saveur du vrai surtout à la fin du texte, quand on sait que la bourrée auvergnate a été à l’origine de la danse classique : » Si Philippe Lameauckë a décidé de prendre possession de moi, c’est pour achever l’ultime chorégraphie sur laquelle il travaillait lorsqu’il s’est noyé. Je forme le vœu que cette œuvre que vous venez de découvrir pourra témoigner du caractère singulier et innovant de sa pratique de la danse et permettre, un siècle après, à des spécialistes de découvrir ce qu’il a passé sa vie à inventer sans même oser imaginer que cela pouvait s’apparenter à une quelconque création artistique. »

Zack Soriano

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©x Fresque sur trois murs

Un pavillon où on peut voir sur trois murs une fresque réalisée par Medhi de « celui qui aurait pu être un des peintres néo-expressionnistes les plus importants du XX ème siècle . La Voix nous dit qu’ »Il voit le jour le 13 décembre 1946 à Ciudad Juarez, au Mexique, dans une famille d’ouvriers. Il a neuf ans lorsque sa famille émigre aux Etats-Unis à Houston, Texas, dans le quartier hispanique de Segundo Barrio.  (…)  Il n’a que seize ans, lorsqu’il gagne le premier prix d’un concours organisé par le Musée des beaux-Arts de Houston qui l’encourage à poursuivre une carrière artistique. (…)  En 1966, après seulement un an passé à étudier à New York, il est mobilisé par l’armée américaine engagée dans le conflit au Vietnam. Plutôt que de profiter de sa nationalité mexicaine pour fuir dans son pays d’origine et échapper à la guerre, Zach Soriano décide de s’engager par loyauté envers l’Amérique qui lui a tant donné. Au Vietnam. Son unité (…)  tombe dans une embuscade. (…) Très vite, le rugissement caractéristique des réacteurs des chasseurs-bombardiers F-4 « Phantom » de l’US Air Force mais trop près des troupes américaines, blessant grièvement trois soldats, dont Soriano;  entre la vie et la mort, le flanc et le bras droit criblés de shrapnel,  héliporté par une unité de secours il sera amputé du bras qui lui servait à peindre et à dessiner!
 » Mais les douleurs neurologiques post-traumatiques ne lui laissent aucun répit.(…) Il s’enfonce de plus en plus dans une addiction aux médicaments contre la douleur. À l’hiver 1976, il décède à son domicile des suites d’une overdose. Zacaria Soriano m’a fait réaliser la fresque qu’il n’avait pas pu achever de son vivant. J’ai dû travailler exclusivement de la main gauche. Il m’a fallu près de cinq semaines pour y parvenir. » Là aussi, un savant tricotage entre  récit de guerre à la première personne, sans doute  un peu moins bien écrit que les autres  mais on ne se lasse pas de regarder cette belle fresque superbement dessinée au crayon par Stephan Zimmerli, professeur d’architecture mais qui revendique le fait de n’avoir jamais rien construit, dit Marc Laisné… 

Le Pavillon central  Mehdi Lamrani

Après ce parcours  très bien conçu, les six groupes de cinq visiteurs sont invités à entrer dans ce module central où exerce un ingénieur du son, les yeux rivés sur plusieurs écrans.  Assis autour de cet hexagone, nous  pouvons voir mais pas très! bien la visite d’autres groupes sur six grands écrans de  contrôle  évidemment enregistrée, puisque cette visite quotidienne est terminée.
Nous entendons la même voix nous dire «Je ne suis que la main qui exécute et non l’esprit qui conçoit. Cette phrase n’est pas de moi, elle est du peintre spirite Augustin Lesage, mais je l’ai faite mienne. Lesage est probablement l’artiste dont je me sens le plus proche. Il est même devenu pour moi une espèce de référence absolue. J’ai toujours été fasciné par son histoire. Lesage travaillait dans les bassins houillers du Nord de la France. Un jour, au fond de la mine, il a entendu la voix d’un esprit lui annoncer qu’il devait devenir peintre. Après cette révélation, il a passé le reste de sa vie à peindre sous l’influence de différents esprits : des divinités égyptiennes, sa sœur morte ou même Léonard de Vinci. Son travail a très vite suscité un véritable engouement, notamment de la part de Breton et des surréalistes. Il est aujourd’hui considéré comme l’une des figures majeures de l’Art Brut. Mais la plupart des critiques et des commentateurs de son œuvre n’ont jamais cru à son don de médiumnité. »
Tout ce texte est  exact et ce peintre, vite reconnu, a bien vécu et ses peintures exposées dans les grands musées: cee qui  donne une belle unité à la fin d’Entre vos mains.  Marc Laisné a intelligemment bouclé la boucle.
Le texte est sans doute un peu trop bavard mais nous apprendrons une part d’une soi-disant vérité:  » Tout le monde était persuadé que j’étais le créateur de ces œuvres, même si je m’épuisais à expliquer qu’il n’en était rien.(…) Mon récit approche de sa fin et j’imagine que vous avez deviné quelle va en être la conclusion inévitable : pour ne plus être un obstacle à la reconnaissance des seuls vrais créateurs des œuvres présentées ici, ni exposer ces créateurs au mépris, inconscient ou non, de tous ceux qui jugent mon travail, je n’avais pas d’autre choix que de disparaître. Cette disparition n’est en rien un sacrifice, au contraire elle est le seul aboutissement possible de tout mon travail artistique. Il m’a fallu du temps pour le comprendre et l’accepter. »

Entre les mains mériterait une place au musée du Costume et de la scénographie à Moulins (Allier). Le dispositif a été conçu par Marc Laisné pour être entièrement  démonté et remonté par deux techniciens et  pour être réutilisé au moins  deux fois. Ce souci écologique est assez rare pour être signalé…A part cela, Marc Laisné en est le directeur depuis cinq ans. « Je suis plutôt heureux et nous avons une vraie maison de production, ce qui est plutôt rare.  La Comédie de Valence va fêter son vingt-cinquième anniversaire comme Centre Dramatique National, mais aussi les vingt-cinq ans de sa Comédie itinérante dans la Drôme et la région. Son volume de création théâtrale est important et a, chaque saison, un programme Danse, complémentaire avec celui de Lux- Scène Nationale de Valence qui a, entre autres,  une saison de spectacles chorégraphiques et musicaux… Et  Entre vos mains sera repris l’an prochain  à Lyon et à Rennes  en 2026. »

Philippe du Vignal

Cette exposition-spectacle a été présentée seize fois du 6 au 9 mars, au T2G-Centre Dramatique National, 41 avenue des Grésillons, Gennevilliers (Seine-Saint-Denis). T. : 01 41 32 26 26.

 

 

Port-au-Prince et sa douce nuit de Gaëlle Bien-Aimé, mise en scène de Lucie Berelowitsch

Port-au-Prince et sa douce nuit de Gaëlle Bien-Aimé, mise en scène de Lucie Berelowitsch

L’autrice, comédienne haïtienne, très politiquement engagée et membre de l’organisation féministe Nègès Mawon, a cofondé en 2018,Acte, une école de théâtre où elle enseigne le travail du corps et de la voix.Haïti et Port-au-Prince, la Capitale sont en proie depuis une quarantaine d’années à des fléaux en série: instabilité politique permanente, grande misère, catastrophes naturelles et impuissance des gouvernements successifs, face aux chefs de gang arrivés à imposer leur loi sur tout le pays.
Dans une chambre de Port-au-Prince, Zily, une belle jeune femme veut quitter Haïti avec Ferah, son amoureux, qui travaille dans un hôpital. Mais lui ne veut pas, malgré les assassinats par centaines, les émeutes, et le climat de violences quotidien, la misère permanente qui sévit dans la capitale…Ils s’aiment et se déchirent à la fois dans la nuit, sur l’air du « jamais sans toi et sans doute jamais avec toi ». Mais ils sentent bien-et se le disent- que la séparation, pour être douloureuse, va devenir inévitable…

© Samuel Kirszenbaum

© Samuel Kirszenbaum

Le texte de Gaëlle Bien-Aimé (Prix R.F.I. Théâtre 2022), en partie autobiographique sonne juste : « Il m’a toujours semblé que le fait de poser les mots, permettait de faire la paix avec les choses. Mais non. L’écriture sublime ma blessure. Peint réalistement avec une pointe de folie pour digérer l’amertume. J’ai de l’humour pourtant, je vous l’assure ! Mais mon théâtre vient puiser au fond d’une détresse que mon sourire cache divinement bien. Là d’où je viens, le théâtre, c’est faire communauté.(…) Jouer pour ne pas succomber aux blessures inutiles. »
Adapté pour la scène et d’une belle langue musicale, ce poème est interprété par Sonia Bonny et Lawrence Davis, impeccables et toujours en scène, très concentrés. Sur le petit plateau, une moquette blanche avec, au fond un grand lit, et côté cour, un peu de sable blanc et une baie coulissante. Sur les deux côtés de cette chambre en angle, de hauts murs avec des vues en noir et blanc de Port-au-Prince, accentuant l’inquiétude qui y règne encore plus la nuit.
Lucie Berelowitsch maîtrise l’oralité et la poésie de ce texte et que les acteurs interprètent avec une excellente diction. Mais la metteuse en scène a plus de mal avec la gestuelle. Et pourquoi nous imposer cette sonorisation par micros H.F (la manie actuelle!) dans une aussi petite salle! Ce qui, par moments, dénature les voix et les uniforme. Et pourquoi la mise en scène est-elle aussi statique? Deux points à revoir d’urgence…
A ces réserves près, cela vaut le coup d’aller découvrir une autrice de cette île où la langue française est celle de nombreux écrivains comme Lyonel Trouillot, romancier et poète haïtien d’expressions créole et française, Guy Régis Jr. ,
écrivain, acteur et metteur en scène dont Les cinq fois où j’ai vu mon père avait été monté à Théâtre Ouvert/Nanterre-Amandiers, il y a trois ans. Ou encore Yanick Lahens, prix Fémina 2014 pour son roman
Bain de lune…

Philippe du Vignal

Jusqu’au 22 mars 25, Théâtre 14, avenue Marc Sangnier, Paris (XIV ème). T : 01 42 74 22 77.

Scène nationale du Sud-Aquitain-Bayonne (Pyrénées-Atlantiques), les 15 et 16 avril; Théâtre du Préau-Centre Dramatique National de Vire (Calvados) les 24 et 25 avril.

L’Esthétique de la résistance, d’après le roman de Peter Weiss, adaptation et mise en scène de Sylvain Creuzevault

L’Esthétique de la résistanced’après le roman de Peter Weiss, adaptation et mise en scène de Sylvain Creuzevault

Cet écrivain-aujourd’hui un peu oublié-avait été reconnu en France avec L’Instruction (1965), une pièce de «théâtre documentaire»,  expression employée par le grand metteur en scène allemand Piscator pour certaines de ses réalisations comme Drapeaux (1924), Malgré tout (1925) et Raz-de-marée (1926) qui intégraient des documents authentiques à chaque représentation. Peter Weiss a écrit ce texte d’après le procès- auquel il avait assisté-de vingt-deux responsables des crimes d’Auschwitz. La création eut lieu en même temps en 65 dans quatorze théâtres en Allemagne de l’Est et de l’Ouest ! Et nous l’avions vue l’année suivante en France, mise en scène par Gabriel Garran, avec, entre autres, Pierre Dac ( sic), Armand Meffre…
Et il est surtout l’auteur de la pièce
Marat-Sade sur la vie du Marquis durant son emprisonnement et qu’en France, Peter Brook avait créée en 65.  Peter Weiss était né en 1916 où son père, juif d’origine hongroise converti au catholicisme, dirigeait en Allemagne une industrie textile. Il a dix-huit ans en 1934, quand Hitler arrive au pouvoir et sa famille se réfugie à Londres, puis en Tchécoslovaquie et en Suède, où l’auteur vivra et mourra en 1982. Il avait d’abord été aussi peintre et montre,dans ce formidable roman, un jeune homme résistant au fascisme et allant en Espagne, en France, en Allemagne…

Le spectacle avait été créé en 2023 au Théâtre National de Strasbourg et durait six heures. Ici, c’est une version en quatre heures avec deux entractes d’une demi-heure chacun! Le metteur en scène a essayé ici d’adapter ce roman de neuf cent pages de Peter Weiss*-une forte tendance actuelle pour ne pas dire une manie-et d’en tirer la substantifique moelle avec des séquences qu’il a ensuite fait travailler sur huit mois par les élèves du groupe 47 de l’École du T.N.S.  Avec eux, quelques acteurs de sa compagnie et Valérie Dréville, il a réalisé ce travail. Un pari impossible? Il y faut en tout cas une bonne dose de courage pour essayer de recréer ou du moins évoquer, cette fresque où un Narrateur-un double de Peter Weiss- va parcourir l’Europe, en rencontrant des personnages qui, eux, ont existé.. ou pas..
Cela commence en 36 devant une gigantomachie en photo du grand Autel de Pergame, un monument religieux élevé à l’époque hellénistique sur l’acropole de la ville de Pergame, vers 197-159 avant J.C. Ces frises monumentales emportées par des archéologues allemands à Berlin représentent une victoire des Dieux sur les Géants. Trois jeunes ouvriers communistes berlinois parlent entre eux. Horst Heilmann défend cette gigantomachie mais aussi l’avant-garde artistique. Son ami, Hans Coppi, lui est plus réservé : « Les monuments du fascisme réalisés d’après des modèles grecs et romains, ne sont que du plâtre et ne parlent de rien. »  Et en revanche, il admire le réalisme socialiste.  Les jeunes gens veulent faire de la résistance, comme la mère de Hans, une ouvrière (Valérie Dréville). Elle verrait bien le visage d’Héraclès remplacé par celui de Staline: un espoir selon elle, contre le nazisme qui s’installera en Allemagne jusqu’en 45. Mais rien à faire, cette première partie, bavarde et laborieuse, n’arrive jamais à décoller. Et  il y aura des désertions: le parterre comme les balcons, seront « mités ». après l’entracte.

 Puis dans la seconde partie de cette adaptation où la scène est régulièrement coupée par un un rideau de tulle noir transparent (un symbole du Temps qui passe?),  le Narrateur partira pour l’Espagne en pleine guerre civile ; avec son ami Aychmann, ils regardent,  en images vidéo ou sur une grande photo en noir et blanc montée sur châssis  Guernica, le célèbre tableau de Pablo Picasso. Comme le non moins célèbre  Radeau de la Méduse de Théodore Géricault. Et dans cette mise en scène, il y a des images de tableaux célèbres représentant des scènes tragiques  comme Le Massacre des Innocents avec détails grossis, et Le Triomphe de la Mort de Peter Bruegel, le fameux El Tres de mayo de Francisco Goya ou Guernica de Pablo Picasso, ..Puis en France  où il voit la vie continuer dans les cabarets avec trois actrices-chanteuses. Et en Allemagne où il rencontre les résistants l’Orchestre rouge. Enfin, en Suède où il assiste à une répétition en 38 des dernières scènes de Mère Courage de Bertolt Brecht que le Narrateur rencontre à Stockholm mais que Peter Weiss n’avait pas rencontré.  Et il y a aussi une belle scène où le Narrateur aide l’écrivain qui part pour les Etats-Unis (on oublie souvent  qu’il aura passé plus de treize ans en exil! à à faire l’inventaire des centaines de livres et il en énumère lentement les titres. Un court mais bon moment de ce spectacle.
Il rencontrera aussi Charlotte Bischoff, une résistante communiste allemande, une des rares qui a échappé à la mort et que Peter Weiss avait rencontrée. A la fin de la troisième volet-le parterre cette fois est clairsemé-le Narrateur retrouve ses parents qu’il n’avait pas vus malgré ses recherches depuis deux ans. L’armée allemande a alors  envahi la Belgique, la Hollande et la France.

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez


L’antisémitisme est partout et le père du Narrateur raconte que des commerçants juifs  ont été et exposés dehors avec leur nom sur une pancarte au cou. Ce qu’on voit aussi dans une autre très belle scène de groupe et là, Sylvain Creuzevault sait faire. La mort est au rendez-vous: on apprend par le récit (Valérie Dréville), que les hommes seront pendus, et les femmes, décapitées.  Et à la fin, on retrouve tous ces morts  qui se tiennent par la main dans un sublime ronde macabre.  Ce que regarde Peter Weiss, au fond de la scène…

Il y a à la fois, et avant tout, dans cette grande fresque, une réflexion politique sur, entre autres, le pacte germano-soviétique signé en août 39, dit «traité de non-agression entre l’Allemagne et l’Union soviétique». Les Allemands envahissent en mai 1940 la France et rompant ainsi ce pacte juste un an après se lancent dans  l’opération Barbarossa et pénètrent en U.R.S.S.  avec, à la clé, des millions de morts. Le narrateur découvre la naissance du fascisme et du stalinisme… avec toutes les conséquences que l’on sait.


Et sur le plateau? Il s’agit d’un spectacle d’après le roman de Peter Weiss: l’appellation est correcte mais la dramaturgie, assez laborieuse et il y a de trop nombreux monologues… L’élagage d’un roman-certains s’y prêtent mieux que d’autres et il n’y pas de règle absolue- pour le replacer dans un espace scénique, est du genre m
ission impossible: comment ne pas « illustrer » un roman et garder l’attention du spectateur. Ici les scènes sont statiques et bien peu gestuelles, sauf à la fin. Notre merveilleux enseignant en Sorbonne que fut Bernard Dort, le grand spécialiste de Brecht, était lucide: « Entre le livre et le théâtre, il y a un lien et un refus consubstantiels. L’un sort de l’autre mais le nie, tente de l’annuler, emploie toutes ses forces à le faire oublier. Pourtant il ne réussit jamais à l’exorciser tout à fait. Le livre resurgit toujours. (…)

La mise en place des éléments scéniques conçus par Loïse Beauseigneur est d’une remarquable précision et tout s’enchaîne bien, grâce à l’équipe technique de l’Odéon. Côté mise en place, Sylvain Creuzevault sait faire mais on reste comme indifférent à ce qu’il nous montre et il aurait pu nous épargner ces stéréotypes poussiéreux, comme les allers et retours d’acteurs dans la salle, les couches de fumigènes qui n’ont rien à faire ici (entre autres, dans la scène de cabaret), et par moments, des éclairages très blancs sur le parterre.
Sylvain Creuzevault a bien du mal à passer du romanesque, au scénique. Ce spectacle ressemble souvent trop à un travail d’école: toute la première partie, d’une médiocrité affligeante, n’a guère d’intérêt et la direction des jeunes acteurs est bien maigre; ils se parlent comme dans la vie courante sur ce grand plateau presque nu où les voix se perdent  et on les entend mal. La distribution est vraiment trop inégale: on ne voit pas comment il a fallu quelque huit mois de travail pour en arriver là…  Et comment Stanislas Nordey, à l’époque directeur du T.N.S et donc de l’Ecole, a pu admettre ce jeu approximatif.
Heureusement, les acteurs de la compagnie de Sylvain Creuzevault, et Valérie Dréville encadrent les ex-élèves de cette Ecole. Le reste du public qui n’avait pas déserté aux deux entractes, est resté jusqu’au bout. Mais l’ensemble a quelque chose  de poussif, même s’il y a de bons moments, surtout dans la troisième partie-et reste décevant et loin, très loin du livre de Peter Weiss. On peut bien sûr y trouver un écho à l’actualité de ces derniers mois où l’Histoire semble bégayer, et s’accélérer à la fois. Et, où dit Sylvain Creuzevault, « les représentants du Capital n’ont aucun mal à s’associer au fascisme quand cela leur devient nécessaire. » Mais il a la grande chance d’avoir le budget nécessaire à cette reprise dans un grand établissement public qui est aussi financièrement aidé… par le Capital!
Resterait sans doute à dire théâtralement la situation actuelle: ce à quoi, de jeunes créateurs arriveront peut-être à mettre en scène mais avec des moyens très limités: ils n’auront pas le choix, vu le serrage de vis budgétaire annoncé à la fois dans l’Education, la Culture, la Transition écologique, la Santé… pour faire face aux dépenses militaires. « Nous vivons une époque moderne », disait déjà le chroniqueur Philippe Meyer…

Philippe  du Vignal

Jusqu’au 16 mars, Théâtre de l’Odéon, place de l’Odéon, Paris (VI ème). T; : 01 44 85 40 40.

L’Empreinte, Scène nationale Brive-Tulle, les 28 et 29 mars.

L’Esthétique de la résistance de Peter Weiss, traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz-Messmer, est publié aux éditions Klincksieck.

 

 

Les Nuages d’Hamlet, un spectacle de l’Odin Teatret, dédié à Hamnet et aux jeunes sans avenir, dramaturgie et mise en scène d’Eugenio Barba

Les Nuages d’Hamlet, un spectacle de l’Odin Teatret, dédié à Hamnet et aux jeunes sans avenir, dramaturgie et mise en scène d’Eugenio Barba

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Ariane Mnouchkine et Eugenio Barba, le Théâtre du Soleil et l’Odin Teatret, se sont rencontrés au  festival de Munich au début des années 1980 et une profonde et longue amitié lie ces troupes, nées en 64. « Au-delà des différences esthétiques ou formelles, elles ont vécu et parcouru, chacune à sa manière, les mêmes chemins, les mêmes bonnes ou mauvaises saisons, et continuent, chacune à sa manière, à interroger les destinées du monde contemporain. »Aujourd’hui, Les Nuages d’Hamlet est le septième spectacle de l’Odin Teatr présenté au Soleil, depuis vingt-cinq ans dont récemment Les grandes villes sous la lune (2016),  L’Arbre (2018), Thèbes au temps de la la fièvre jaune (2022).

Eugenio Barba, peu connu des jeunes metteurs en scène et acteurs est ce créateur italien de quatre-vingt huit ans formé à Wroclaw par l’immense Polonais Jerzy Grotowski (1933-1999). Il a dû récemment hélas! quitter les locaux de l’Odin Teatret, un  théâtre-laboratoire où il travaillait depuis 66 à Holstebro (Danemark). Entre temps,  il aura eu, avec un enseignement magistral  fondé sur  la recherche intérieure, la voix et le geste, une influence considérable en Italie et en Europe.

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Ce court spectacle est, bien sûr, inspiré par Hamlet que cite Eugenio Barba: « Voyez-vous ce nuage là-bas qui a presque la forme d’un chameau?  » Polonius : « Par la messe ! On dirait que c’est comme un chameau, vraiment. Hamlet : Je le prendrais pour une belette.
 Polonius : Oui, il est tourné comme une belette. Hamlet : « Ou comme une baleine? Polonius : Tout à fait comme une baleine. »
J’ai cherché dans Hamlet les lignes où Shakespeare parle des nuages. Je les ai assemblées comme un noyau, à partir duquel j’ai développé les premières scènes d’un spectacle dont l’histoire et le sens devaient être découverts au cours des répétitions
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Ici, sur un étroit plateau au sol noir, (un « espace-rivière » dit-il), d’une douzaine de mètres  et bi-frontal, avec, à chaque bout, un rideau bordé par deux rampes verticales de leds  blanches ou rouges, ou bleues…  Cela commence avec une image-choc: un personnage traîne un berceau où on devine sous un linceul, le corps d’une petit garçon. Pouvoir d’une histoire qui fait penser à celles qui bercèrent notre enfance éditées dans la célèbre collection Contes et légendes. L’histoire  est celle d’Hamlet mais aussi de Shakespeare: en 1596, Hamnet, le fils unique de William Shakespeare, meurt à onze ans et cinq ans plus tard, le grand dramaturge perd son père et en deuil, écrit L’histoire tragique d’Hamlet, prince du Danemark. Dans l’orthographe fluctuante de l’époque, les prénoms Hamnet et Hamlet sont pratiquement interchangeables.
Et en deuil de son père, William Shakespeare  écrivit sa célèbre pièce.
Ici Eugenio Barba, dans une suite de merveilleuses images, danses, chants et musiques jouées au violon par Hamlet, nous  parle d’amour, de  désir de vengeance, bagarre violente, perte… Et il y a, au début, l’image projetée de la tête d’une statue ancienne qu’on retrouvera  à la fin, les orbites pleines de beaux cumulus blancs dans un ciel bleu. Revient aussi le corps du petit garçon qu’Hamlet dans les bras d’Ophélie, tient tendrement.
Attention, pas de méprise: ces Nuages d’Hamlet ne sont ni une pièce, ni une piécette, mais, disons, un poème théâtral  chargé de nombreuses références, avec des costumes insolites: robe bleue et blanches avec paillettes pour Hamlet, comme pour Ophélie, slip blanc pour Claudius et le grand dramaturge est représenté par une actrice au visage bleu, qui, elle seule, parle vraiment…
Le tout dans une fluidité absolue: les personnages « joués » par Antonia Cioază, Else Marie Laukvik, Jakob Nielsen, Rina Skeel, Ulrik Skeel, et Julia Varley, à la remarquable gestuelle-la marque de fabrique d’Eugenio Barba-passent, le temps d’un courte scène puis s’enfuient. Hamlet, lui, revient souvent, armé de son violon et dansant. Pas de saluts à la fin, comme si Eugenio Barba voulait nous laisser avec ses personnages-pantins hors-normes. Le public reste fasciné pendant les soixante-dix minutes où l’auteur-metteur en scène maîtrise de façon exemplaire, l’espace et le temps… Et pas besoin de connaître l’histoire d’Hamlet, il suffit de se laisser emporter par ce flot d’images poétiques comme venues d’un autre temps, celui où les drones n’existaient pas mais où la violence,elle, fleurit encore aujourd’hui…Les dernières photos sonnent comme une piqûre de rappel: terrifiantes, en noir et blanc, d’enfants-soldats fusil à la main et celle devenue emblématique du petit garçon juif du ghetto à Varsovie, les mains en l’air: pris dans une rafle et terrorisé par un S.S. qui pointe sur lui sa mitraillette.
Il y a quelquefois de petits miracles théâtraux: ce spectacle « enfantin » au sens étymologique du terme :les six personnages  ne parlent pas ( ou si peu) en est un bon exemple et il y avait quatre-vingt personnes assises sur deux rangs-dont pour une fois, de nombreux jeunes gens- qui ont savouré cet ovni exceptionnel… comme hors du temps, dans le silence rural de la Cartoucherie… Gilles Deleuze aurait sûrement aimé cette « image-temps puissante » comme il disait,  » elle donne à la narration une nouvelle valeur, puisqu’elle l’abstrait de toute action successive, pour autant qu’elle substitue une image-temps à l’image mouvement. » Il faut saluer cette performance qui aurait très bien pu être signée d’un jeune metteur en scène et qui a été chaleureusement applaudie… Oui, cela demande un effort d’aller jusque là et ces Nuages d’Hamlet se jouent seulement jusqu’au 9 mars mais croyez-nous, cela vaut le coup.
Allez, une dernière pour la route: « Si le théâtre est pour moi la terre de la nostalgie, dit Eugenio Barba, c’est parce qu’il nourrit le rêve du possible dans l’impossible, de la fantaisie dans la réalité, de l’émerveillement dans la banalité, de la danse dans l’immobilité. La possibilité de partager l’action avec d’autres personnes. D’où la profonde gratitude pour mes acteurs et pour tant de vivants et de morts qui m’ont appris à trouver le passage vers une énergie qui intensifie et éclaire le sens incommunicable de ma vie. » Tout est dit.

Philippe du Vignal

Jusqu’au 9 mars, Théâtre du Soleil (salle face au Théâtre de la Tempête), Cartoucherie de Vincennes, route du Champ de manœuvre. Métro : Château de Vincennes + navette gratuite. T. : 01 43 74 24 08.

Le Funambule de Jean Genet, conception et mise en scène de Philippe Torreton

Le Funambule de Jean Genet, conception et mise en scène de Philippe Torreton

 D’abord, lire la note d’intention. Le texte de Genet n’est pas obscur, mais elle rend à César, ce qui est à César, c’est-à-dire à l’écrivain : une admiration sans mièvrerie et le désir pressant, impérieux qu’avait Philippe Torreton de monter ce texte. À la source de sa carrière, quand il jouait Thomas Diafoirus à la Comédie-Française avec une drôlerie infernale, ineffaçable, le clown-acrobate Paillette (tout aussi inoubliable), venait le maquiller et lui parler de Jean Genet et du Funambule.
« Fin de l’année 1956, Jean Genet rencontre Abdallah Bentaga, un jeune garçon de piste nommé  qui tâte un peu de l’acrobatie. Il n’a que dix-huit ans et Genet, quarante-six. Et comme souvent quand il aimait, l’écrivain le prend sous son aile, lui paye des stages dans les plus grands cirques : il veut en faire un funambule, un grand funambule. »
Et voilà le mot : tout l’élan de l’écrivain vers ce jeune homme, tout ce qu’il va lui demander, c’est arriver à la perfection de son art. « Si tu tombes, tu mériteras la plus conventionnelle des oraisons funèbres. » Il tombe, ne s’en remet jamais complètement et se suicidera parmi les livres de son mentor que Philippe Torreton préfère appeler son «nautonier », le passeur des morts. Et c’est ce qu’il met en scène : à l’ouverture du spectacle, le jeune homme (Lucas Bergandi) gît sur son lit, entouré de livres, ceux de Jean Genet. Une promesse non tenue. Au fil de la parole du narrateur, il se lèvera, essayera de réapprivoiser son fil d’acier, ou de se laisser à nouveau apprivoiser par lui. « Essayer encore. Rater encore, rater mieux. » disait Samuel Beckett, contemporain de Jean Genet (1910-1986).Philippe Torreton construit une boucle, de la mort à la mort, avec l’incessante présence du narrateur, obsédant, obstiné à faire monter encore et encore son poulain vers le geste parfait. On finit par sentir qu’il y a là quelque chose de platonicien: le narrateur n’aime pas le jeune homme comme une personne mais comme un « conducteur» possible vers un perfection, une beauté qu’il n’a pas le droit de manquer.

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Philippe Torreton qualifie le personnage qu’il interprète de « spectral». Au sens d’un démon qui obsède sa proie, oui. Pour le reste, son corps est très présent et puissant. Pas un instant, il ne lâche le jeune fil-de-fériste qui, une fois, une seule, ouvre la bouche et prononcera un mot. Transgression inacceptable et qui ne se reproduira pas : sa parole humaine n’a pas sa place ici. Le narrateur parle et cingle son poulain : toujours plus haut, il faut s’oublier, soi et son narcissisme, mourir à son ego et laisser le fil faire son travail, dans la pureté et la beauté du geste. Cela rappelle L’Âme et la danse de Paul Valéry : «Je diffère de moi-même comme une corde tendue diffère d’elle-même qui était lâche et sinueuse.» : ce n’est pas l’homme qui mène la danse, c’est la danse qui le dirige.

 Dans ce désir d’intensité, sous cette pression qu’il se donne, l’acteur-metteur en scène appuie d’un geste chaque parole, presque chaque mot. Une pratique délibérée du pléonasme qui va contre les bonnes règles du théâtre. Et l’on sait à quel point notre acteur les connaît. Mais avec l’auteur qui cultive l’inconfort-c’est le moins qu’on puisse dire- les règles changent et son écriture n’est ni «aimable» ni arrangeante. De même, Philippe Torreton a demandé au compositeur Boris Boublil de composer et jouer en direct une musique pour accompagner le spectacle. Mais elle fait plus que l’accompagner, elle ne le lâche pas, l’obsède, l’illustre.  On mettra ce choix au compte du dressage de l’acrobate par « monsieur Deloyal », un rythme imposé qui le laisserait sans repos. Le public pourrait avoir envie d’écouter le silence des mots, leurs résonances mais le spectacle ne lui en laisse pas le choix.

 Pour le silence, nous avons celui de Lucas Bergandi, le funambule. Il prend le temps de mesurer son partenaire : le fil, dressé et tendu par son mentor et de l’essayer avec toute la grâce de l’échec possible (et organisé), et de la chute, chorégraphie aussi possible d’une révolte. Mais la fragilité de l’acrobate, plus que dans la chute ou les rattrapages (très forts, techniquement) sur le fil, est dans sa nudité, en simple slip « kangourou », corps livré sans protection au dressage d’un maître qui le trahit- un thème important chez Jean Genet-protégé, lui, le plus souvent d’un manteau. Tout se passe dans un décor de cirque délabré. Quel passé, quelle décadence évoque-t-il ? Quelle nostalgie inutile? On n’en sait rien et cela ne sert pas à grand-chose : le fil, l’adversaire, le partenaire, l’ami-ennemi devrait suffire… Spectacle dense et captivant à sa façon, ce Funambule nous met en fois de plus en face de Jean Genet au théâtre, un grand classique du vingtième siècle jamais résolu. Il nous laisse avec une pointe d’insatisfaction qui continue à travailler en nous. Il ne nous lâche pas et nous, non plus.

 Christine Friedel

Théâtre de la Ville-Théâtre des Abbesses, 31 rue des Abbesses, Paris (XVIII ème). T. : 01 42 74 22 77.

Élégie de mémoire de Nick Payne, traduction en grec de Dimitris Kioussis, mise en scène de Fotis Makris

Élégie de mémoire de Nick Payne, traduction de Dimitris Kioussis, mise en scène de Fotis Makris

La mémoire, élément fondamental du fonctionnement général de la pensée, nourrit notre vie d’humains d’expériences spatio-temporelles: nous sommes d’abord tout ce dont nous nous souvenons. Notre plus grand effort: préserver cette identité, de la naissance, à la mort. Si l’on perd la mémoire, quelqu’un d’autre doit nous rappeler les visages et les choses, pour que notre vie conserve les fils d’une continuité nécessaire. Mais tout sera-t-il comme avant ?
Dans Élégie de mémoire (2016), le dramaturge britannique éclaire l’indicible douleur de celui qui porte seul le lourd fardeau des souvenirs. Tournant son regard vers un futur proche, il contemple l’Homme qui profitant des avantages de l’avancée des technologies et de la science, en payant souvent un lourd tribut. La pièce est fondée sur une condition hypothétique: articuler les dilemmes réels apparaissant à travers le temps dans les relations humaines.

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Lorna et Carrie sont unies par les liens du mariage depuis vingt ans. Elles s’aiment. Mais Lorna est atteinte d’une maladie de dégénérescence neuronale. Miriam, son médecin, lui propose alors un traitement salvateur pour éviter la fatalité. Cela lui permettra de vivre mais effacera une grande partie de ses souvenirs, en particulier les années passées avec sa femme qui seront effacées. La pièce est fondée sur des références médicales, ce qui renforce la tension dramatique, tout en évitant le mélodrame. Et Nick Payne a observé minutieusement la plus grande privation vécue par l’homme: à savoir ce gouffre incorrigible projeté sous forme exagérée par l’absence, la perte et le manque de l’Autre.
Le dramaturge gère brillamment le temps en déroulant les événements à l’envers: cela commence par la fin où Lorna, saine de corps, ne reconnaît pas du tout sa femme. L’enchaînement des scènes se fait donc à rebours et Nick Payne décrit de manière poignante les étapes d’une  décision douloureuse et met en lumière les limites de la bioéthique.

Dimitris Kioussis, avec un langage théâtral fluide et vivant, a su mettre en valeur dans sa traduction, les termes et explications scientifiques sur le langage expérimental. Fotis Makris qui signe une mise en scène bien-rythmée et les éclairages, insiste sur l’aspect spectaculaire et place les visages des interprètes à des postes de tir dans un environnement stérile et cauchemardesque, envahi d’écrans et de fils. Ces lumières exemplaires illustrent le traumatisme invisible d’un esprit dérangé. Images fortes d’une plaie ouverte.  Et nous avons aimé la précision et la dynamique de l’excellente vidéo de Foivos Samartzis qui a créé un espace à l’intérieur de l’espace, complétant ainsi de manière critique, les dialogues de Nick Payne. La musique de Nilos Karagiannis contribue à l’esthétique d’un environnement audiovisuel morbide  angoissant, voire proche de la terreur et Vassiliki Syrma a imaginé des costumes simples mais correspondant aux qualités des personnages.


Stella Krouska incarne avec sensibilité la psyché labyrinthique de Lorna et maîtrise les couleurs tonales de la voix dans les éclats dus à la maladie. Maria Tsima (Carrie) est profondément émouvante, quand elle capitule en silence, face à l’inévitable et elle souligne le sacrifice d’une femme qui aime sa compagne et qui veut le meilleur pour elle. L’actrice a su créer une sensualité à travers des vibrations intérieures impulsives. Fani Panagiotidou (Miriam) incarne ce médecin qui garde une distance par rapport à l’émotion  et qui accomplit son devoir avec une froide logique. Un rôle métonymique multidimensionnel où l’actrice met bien en valeur les thèmes de cette pièce. A voir.
 
Nektarios-Georgios Konstantinidis
 
Studio Mavromichali, 134 rue Mavromichali, Athènes.  T. : 0030 2106453330
 
https://www.youtube.com/watch?v=P4mT5mi4tTI
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