Château en Suède de Françoise Sagan, mise en scène d’Emmanuel Gaury et Véronique Viel


Château en Suède
 de Françoise Sagan, mise en scène d’Emmanuel Gaury et Véronique Viel

Bonjour Tristesse, le premier roman de cette autrice, paraît en 1954, il y donc soixante-dix ans! Tout de suite, un grand succès de librairie. Non, ce n’était pas au Moyen-Age mais la pilule n’existait pas encore en France et le livre qui sentait le souffre, fit vite scandale dans les familles bourgeoises, le clergé et les écrivains catholiques dont François Mauriac! Enfer et damnation… Imaginez un peu, Cécile le personnage principal, osait faire l’amour avec son copain, avant le mariage! 
Bonjour Tristesse obtiendra pourtant, non le Goncourt mais le prix des Critiques avec entre autres, excusez du peu: Jean PaulhanGeorges BatailleRoger CailloisGabriel MarcelMaurice BlanchotDominique Aury…La jeune autrice, née Quoirez, avait seulement dix-huit ans! Sagan, ce pseudo lui avait été inspiré par le nom, chez Marcel Proust, de la princesse de Sagan. Et le titre d’un poème de Paul Eluard lui avait fourni celui de son livre. Il y a de moins bonnes fréquentations… 

Château en Suède sera mis en scène par André Barsacq au Théâtre de l’Atelier, avec, entre autres, Philippe Noiret, alors débutant. Là aussi, un bon succès public. Et la pièce sera même reprise plusieurs fois et adaptée par Françoise Sagan elle-même, au cinéma. On y retrouve certains thèmes de ses romans : vie sans aucun problème financier dans des lieux merveilleux et clos, cocktail de cynisme, voitures de luxe-elle aura un très grave accident qui la marquera à vie-horreur de la solitude, besoin absolu d’opium, oisiveté permanente et jeux amoureux menés avec désinvolture… Ses personnages ressemblent à cette écrivaine ouvertement bisexuelle. Personnage du monde parisien, souvent flinguée par la critique, elle bénéficiait pourtant d’une rente de situation, comme l’avait méchamment écrit Angelo Rinaldi.
Grâce à la vente de ses romans-trop vite pondus- mais qui furent pourtant des succès commerciaux en France et à l’étranger, elle était riche. Abonnée à l’alcool et aux drogues, elle claquait son fric et était généreuse avec ses amis. Mais elle fut impliquée dans une affaire politico-financière: le fisc ne lui pardonnera pas et elle mourra ruinée… Elle avait écrit avec un certain humour, son épitaphe six ans avant: «Sagan, Françoise. Fit son apparition en 1954, avec un mince roman, Bonjour tristesse, qui fut un scandale mondial. Sa disparition, après une vie et une œuvre également agréables et bâclées, ne fut un scandale, que pour elle-même.»
Les jeunes générations ignorent jusqu’à son nom et quant à son œuvre, restent peut-être ce roman dont le parfum érotico-sulfureux s’est depuis longtemps évaporé et ce Château en Suède… dont se sont emparé curieusement ces jeunes metteurs en scène. C’était la première pièce (les autres sont déjà depuis longtemps oubliées!) de Françoise Sagan qui s’amuse visiblement à jouer avec les codes du théâtre de boulevard et qui, en grande lectrice cultivée, s’inspire des meilleurs dramaturges et romanciers…

© Studio Vanssay-

© Studio Vanssay

La recette? Deux grandes louches de Marivaux, une autre d’Anton Tchekhov, encore une autre, de Laclos, un cuiller à café de Labiche et une pincée de Proust qu’elle admirait beaucoup, ajouter un soupçon de Shakespeare, de Sade et  d’écrivains contemporains Georges Bataille et de la sulfureuse Histoire d’O de Pauline Réage (alias Dominique Aury) un roman publié comme Bonjour Tristesse en 54… Mélanger avec soin l’appareil, comme on dit en cuisine, en tirer de courtes scènes aux dialogues faciles mais parfois réussis. Ensuite faire cuire à feu doux pendant une heure et demi. Attendre : le début, assez cafouilleux, sent la première pièce à trente mètres! Cela se passe donc dans un grand château en Suède. Venu de Stockholm où il habite pour y séjourner chez  ses cousins au début de l’hiver, le jeune Frédéric (Gaspard Cuillé) est ébloui par la belle et séduisante Eléonore (Odile Blanchet), épouse de Sébastien (Benjamin Romieux). Il veut la séduire, y arrive mais ne sait pas si le mari est complice de cette situation ou pas (la ficelle est un peu grosse). Et Elénore lui dit qu’elle reste attachée à son mari et qu’elle ne partira pas avec lui. De toute façon, le château est loin de tout et les chemins qui y vont couverts par une neige abondante.  Il y a aussi dans ce huis-clos, de nombreux secrets. Et qui est au juste, cette Ophélie errant dans les couloirs?

Comme chaque hiver-cela arrange bien François Sagan- cette neige fermera au monde extérieur, la demeure où ces jeunes grands-bourgeois auront tout loisir de la voir tomber. Ils pourront aussi se livrer à des amours parfois aussi féroces, que savoureux. Mais la situation est sur le point de tourner au tragique, quand Sébastien arrive avec son fusil. Et la fin, bien conventionnelle que nous ne vous dévoilerons pas, n’est guère meilleure que le début. Françoise Sagan, la scandaleuse, est quand même embourbée dans son milieu grand-bourgeois et  n’a pas osé clore de façon dramatique, ce vaudeville… d’après guerre.
Les six jeunes acteurs, pour la plupart anciens élèves de Jean-Laurent Cochet, ce très bon enseignant disparu il y a quatre ans, sont ici dirigés avec unité et avec la rigueur nécessaire sur cette petite scène. Bonne diction et belle présence: tous crédibles (mention spéciale à Odile Blanchet). Même si, au début, ils ont tendance à réciter et à bouler leur texte. Les metteurs en scène ont bien du mérite et s’en tirent mais ils auraient pu nous épargner quelques moments de criaillerie, les maladroites incursions dans la salle-un procédé usé jusqu’à la corde-et auraient dû laisser en coulisses cette vieille grand-mère silencieuse-un mannequin-en fauteuil roulant.
Et la scénographie, faite de bric et de broc, avec rideau de fils en fond de scène, n’est pas très réussie, sauf la maquette d’un petit château du Moyen-Age revu dix-neuvième siècle ,avec ses nombreuses tours. Une actrice  y fera tomber à vue quelques flocons de neige, histoire de nous mettre dans le climat suédois. Comme dans la Russie imaginée par le Théâtre du Soleil pour Ici sont les Dragons (voir Le Théâtre du Blog)… Décidément, la neige dans le région parisienne, ne tombe plus que sur les scènes!

A cela près, ce Château en Suède se laisse voir, à une condition: n’être pas exigeant! Le texte ne vole pas bien haut et les petites scènes se succèdent laborieusement. Les élèves des écoles de théâtre auront une occasion pour dix euros d’avoir une idée du théâtre que leurs grands-parents allaient voir mis à part les pièces au T.N.P.  Ils se demanderont sans doute bien pourquoi André Barsacq avait monté ce Château en Suède. A l’époque, le seul nom de Sagan attirait… Mais ce genre de théâtre, même correctement monté, reste bien léger… Et nous ne voyons aucune raison majeure de vous conseiller ce  faux bijou  qui n’a rien de passionnant. Enfin, vous pouvez y emmener votre vieille tata pour Noël. Mieux vaut aller savourer dans l’impeccable mise en scène d’Alain Françon, Les Fausses Confidences (1737) de Marivaux, une comédie plus jeune et plus juste, malgré son grand âge.

Philippe du Vignal 


Jusqu’au 9 février, Théâtre de Poche, 75 boulevard du Montparnasse, Paris ( VI ème) . T. : 01 45 44 50 21.


Archives pour la catégorie critique

Festival d’Automne Haribo Kimchi, de et par Jaha Koo

 Festival d’Automne

Haribo Kimchi, de et par Jaha Koo

Ce compositeur, performeur et metteur en scène de quarante ans,  a étudié le théâtre à l’Université des arts en Corée du Nord, puis à DasArts à Amsterdam.  Ses spectacles maintenant connus en France (voir Le Théâtre du Blog), associent musique, vidéos, texte, installation et performance, le tout  en lien  avec la politique, l’Histoire et sa vie d’artiste. Dans Trilogie Hamartia (2016), il voulait déjà montrer la manière dont le passé agit sur le présent de notre vie. Il explore le paysage politique, l’histoire coloniale et l’identité culturelle de son pays et a aussi écrit une autre trilogie Lolling and Rolling, dont le dernier volet, The History of Korean western theater, a été créé au Théâtre de la Bastille en  2020.  Selon Jaha Koo, une recette de cuisine peut incarner et transformer l’héritage d’une famille, les mythes d’une région, l’identité d’un pays. Depuis vingt ans, la Corée exporte sa culture à l’international, notamment sa cuisine, simplifiée et plus adaptée aux goûts occidentaux et donc affadie mais imposé aux Coréens eux-mêmes. Au centre de la scène, une pojangmacha, une de ces nombreuses petites tentes-boutiques nocturnes dans les rues de Séoul. Depuis longtemps, je réfléchis à la nourriture comme moyen d’expression artistique. Avec la vidéo, je sollicite le regard, et avec la musique, l’ouïe.  Je voulais aussi m’adresser à l’odorat et au goût.
Dans Cuckoo, avec un cuiseur à riz, le temps de la représentation était celui de la cuisson. Mais je n’avais pas encore trouvé une façon de construire toute une dramaturgie autour de la nourriture, en permettant au public d’expérimenter collectivement les dimensions esthétiques et politiques de la cuisine. Haribo
Kimchi s’est concrétisé quand j’ai eu l’idée de la scénographie, inspirée de ces pojangmachas. Je suis arrivé en Europe il y a treize ans  et, depuis , ma vie et mon sentiment d’appartenance culturelle ont changé. J’ai en partie adopté votre mode de vie et la nourriture est un medium puissant pour parler de l’entre-deux identitaire entre cultures. Mais ici, je voulais avec Haribo Kimchi laisser une plus grande place à la fiction, créer davantage de distance entre la représentation et mon histoire.

 

© Bea Rogers

© Bea Rogers

Jaha Koo invite un jeune couple de spectateurs et leur cuisine quelques plats, en nous parlant de sa vie à Berlin puis à Amsterdam. Au programme, amour d’une cuisine simple mais raffinée autour du kimschi, traditionnel coréen à base de piments et légumes lacto-fermentés et que préparait sa grand-mère,  nostalgie de son pays avec  nombreuses images de rues et de campagne, vie personnelle et découverte des métropoles européennes avec leurs diasporas: il a vu que le visage de ses compatriotes était différent, qu’ils ne parlaient plus coréen et avaient  un nouveau mode de vie mais que la nourriture traditionnelle, notamment le kimchi, servait de lien familial et social… Et il aime introduire sur le plateau des robots: dans Cuckoo, il y avait déjà un cuiseur à riz qui chantait et dans The History of Korean Western Theatre, une grenouille origami. Ici, une anguille lumineuse parcourt la scène au moment où sur les écrans de jeunes anguilles grouillent par centaines dans des élevages. « J’ai voulu, dit-il que l’anguille- robot soit à moitié transparente, dans un entre-deux, à l’image de ma propre identité diasporique. »
Tous selon lui peuvent ressentir un tel état, en allant vivre dans une autre ville, en vieillissant ou en subissant des évènements personnels.  Cet artiste sait faire les choses et jongle avec ses instruments de cuisine en s’adressant à la fois à des deux invités assis devant lui et au public.


De la belle ouvrage, vraiment, avec qu’il faut en matériels vidéo et informatique mais pourquoi ce maudit micro H.F, inutile dans cette petite salle et on aurait bien aimé sentir le parfum de ces plats mijotés avec amour. Pour se consoler, il y a, souvent projetées, des images vidéo  des rues de Séoul et de campagne verdoyante sur deux grands écrans, à gauche et à droite de la petite boutique. Mais ce court spectacle sympathique nous a laissé sur notre faim (sans jeu de mots). Enfin, en ces temps froids parisiens, un peu d’exotisme, cela ne peut pas faire de mal…

Philippe  du Vignal

Spectacle joué du 12 au 15 décembre au Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, Paris (XI ème).   Puis aux Pays-Bas, au Portugal, en Belgique, Pologne et Espagne.

Ici sont les Dragons

Ici sont les Dragons, (première époque), une création collective du Théâtre du Soleil, en harmonie avec Hélène Cixous, dirigée par Ariane Mnouchkine, le point de vue de Jacques Livchine…

Si je te dis,  c’est une splendeur, si je te dis, j’ai trouvé cela plus encore que magnifique, je n’ai rien dit. Le théâtre a cette force-là, il ne se raconte pas, l’ionisation de l’air entre le public et la scène, cela ne se décrit pas. Le théâtre ne se filme pas non plus: le silence n’est pas photogénique, et puis il y a l’atmosphère très spéciale au Soleil. Il fait froid, et on entre dans une espèce de taverne, les lumières éclairent les petites tables, le bortsch est fumant. Derrière des voiles sous les gradins, les comédiens s’affairent. C’est unique et c’est ici.
Petite annonce, grâce à nos dons, le Théâtre du Soleil fait fabriquer des drones défensifs. Il y a des boîtes pour accueillir nos billets. Nous sommes fixés: ici, nous ne sommes pas dans une indifférence au monde. Si tu n’aimes pas le théâtre politique, le théâtre historique  des vraies histoires de 1917, avec les vrais mots prononcés, ce que je vais raconter, n’est pas pour toi.

© Lucile Cocito

© Lucile Cocito

Si tu n’aimes pas les grandes fresques, les mystères du Moyen-Age, le monumental, inutile de continuer. Il y a cette phrase d’Anton Tchekhov : « Il faut des formes nouvelles, si elles n’existent pas, il vaut mieux que rien n’existe. Et je suis inquiet: le Soleil a soixante ans et Ariane Mnouchkine, bientôt quatre-vingt six. Pouvait-on vraiment attendre du neuf ? J’ai en tête ce vieux proverbe chinois:  « Quand tu atteins le haut de la montagne, continue de monter. » Eh ! Bien j’ai encore été étonné et même époustouflé. Pourquoi ?  Le Soleil est inventif en diable.
Un de mes aphorismes préférés: »Invente ou je te dévore » signé Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806)  l’architecte utopiste des Salines d’Arc-et-Senans. J’ai vu un jour cette équipe de trente-deux personnes en phase de concoctage.  Ils ne se contentent pas de jouer, ils enquêtent, s’informent sur 1917, lisent quantité de bouquins et présentent à Ariane Mnouchkine des esquisses de scènes: deux-cent trente deux et elle n’en a gardé que vingt-trois. Une démarche aussi incroyable que titanesque.
Et puis, encore un étonnement,  les acteurs sont tous doublés par des comédiens russes, anglais, allemands, ukrainiens. Ils ont appris le texte par cœur et nous croyons que c’est eux, et pourtant, non:  ils ont des masques fabuleux et  on  reconnait facilement Churchill,  Lénine, Staline, Trotski  etc.  Ils sont des têtes plus grosses que la  normale. Une impression absolument  transcendante. Image de marque du Soleil, les changements de décor très rapides, et très fluides, sur roulettes.
Un spectacle encore plus magique que d’habitude! Hallucinante, l’arrivée du train  » plombé » de Lénine dans une délire de bruits et fumées, et son discours  galvanisant. On va donc vivre toute la révolution, la fondation de l’URSS et le dévoiement, et déjà l’écrasement de l’Ukraine. On nous raconte l’histoire du vingtième siècle  bien sûr cela à  voir avec aujourd’hui, puisqu’il y a la dissolution, les bolcheviques  minoritaires, la recherche de coalitions, etc.
Je sais, et depuis toujours, que le théâtre est un instrument infaillible du décryptage de la politique, et que l’on peut résumer un livre de cinq cents pages en une seule image. On retrouve ici le grand théâtre politique d’Erwin Piscator, le souffle épique d’Eisenstein. Un puissant livre d’images.  Dans la dernière scène, il y a une maquette, la metteuse en scène approche son smartphone et ce qu’elle filme, apparaît sur le grand rideau au fond. Nous voyons des dizaines de personnages qui s’empoignent, c’est l’assassinat de l’assemblée constituante. Fascination. C’est fini pour ce soir, on a envie que cela continue tout de suite, mais il faudra attendre l’an prochain. J’espère que mon enthousiasme excessif ne va pas refroidir ton désir de traverser le bois de Vincennes. Souvent, je m’interroge sur la nécessité de l’Art.  J’ai la réponse.

Jacques Livchine, co-directeur avec Hervé de Lafond du Théâtre de l’Unité à Audincourt ( Doubs).

Ici sont les Dragons, première époque, une création collective du Théâtre du Soleil, en harmonie avec Hélène Cixous, dirigée par Ariane Mnouchkine


Ici sont les Dragons, (première époque), une création collective du Théâtre du Soleil, en harmonie avec Hélène Cixous, dirigée par Ariane Mnouchkine


Le Théâtre du Soleil fondé en 1964 par Ariane Mnouchkine, Philippe Léotard, Jean-Claude Penchenat, Roberto Moscoso, Françoise Tournafond, Claude Forget… est une société coopérative et participative. Il vient de fêter son anniversaire. Le premier spectacle que nous avions vu était Les Petits Bourgeois de Maxime Gorki. C’était en 65 au Théâtre de Sartrouville, à l’époque, une petite salle pas bien luxueuse au-dessus d’un marché couvert et où Patrice Chéreau avait aussi présenté Don Juan. Puis vint Le Capitaine Fracasse au théâtre Récamier à Paris,  La Cuisine d’Arnold Wesker, un remarquable spectacle créé dans une  salle de boxe à Montmartre. Et Le Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare dans ce qui était alors le cirque Médrano, maintenant un supermarché !
Quelques acteurs du Soleil dont Jean-Claude Penchenat, Georges BonnaudGérard Hardy, Sophie et Roberto Moscoso, Philippe Hottier… après une tentative ratée, en compagnie de… Michel Foucault, le 1er janvier à cause d’une forte présence policière devant la prison de la Santé-nous  y étions!-jouèrent enfin Qui vole un œuf va en prison, qui vole un bœuf va au Palais-Bourbon, un court mais efficace spectacle d’agit-prop (répété toutes les cinq minutes, avec comme personnages: deux flics, un juge, deux accusés pauvres, et un bourgeois député) que nous avons pu enfin voir le 19 de ce même mois  à l’entrée des usines Renault à Boulogne-Billancourt.
Le même Georges Bonnaud, un petit-cousin d’Antonin Artaud, monta en 80, Des Moutons, pas de dragons (tiens, curieuse coïncidence de titre !)  dans la rue à Rodez, en réaction au projet imbécile de Michel Debré, ministre des Armées d’étendre le camp militaire de 3.000 à 17.000 hectares! sur le proche Larzac (Aveyron). François Mitterrand, élu président en 81, annulera ce projet aussi sot que grenu-désavoué par Jean Ménard, évèque de Rodez avant sa mort en 73-et qui pénalisait gravement les éleveurs d’une région pauvre. La pensée politique est dans les gênes du Soleil depuis longtemps…

Puis la compagnie émigra à la Cartoucherie de Vincennes, dans les anciens halls d’usine situés sur des terrains pavés mais boueux et mal éclairés la nuit; depuis, luxueusement arborés. S’y succédèrent nombre de spectacles, souvent socialement et politiquement engagés comme leurs acteurs et techniciens percevant tous le même salaire.  En 95, Ariane Mnouchkine avait fait une grève de la faim contre les massacres en Bosnie-Herzégovine et,  à la tête d’un collectif d’artistes en faveur des Africains sans papiers l’année suivante, elle les accueillera à la Cartoucherie. Depuis, le Théâtre du Soleil s’est toujours engagé politiquement et il y a deux ans, avec des comédiens du Soleil, Ariane Mnouchkine, à plus de quatre-vingt ans, n’a pas hésité, a trouvé les fonds et est allée à Kiev donner un stage aux acteurs ukrainiens. Il n’y a guère d’acteurs ou metteurs en scène qui l’auraient fait… Chapeau.
Quand le Soleil inaugura son lieu avec 1789, un spectacle devenu culte, l’immense nef était chauffée par des engins soufflants, éteints avant le représentation
car trop bruyants. Ensuite il ne faisait pas bien chaud… Dehors les grands espaces nus étaient boueux et sans lumière ou presque, la nuit. Qu’importe! Le public était  nombreux et le Théâtre du Soleil-déjà mythique- est déjà invité à l’étranger: 1789 a été créé à Milan en 70.
Puis la Cartoucherie, bien aménagée avec arbres, pelouses et stationnements par la Ville de Paris qui en est propriétaire, devint, avec Le Théâtre du Soleil, le Théâtre de la Tempête de Jean-Marie Serreau, père de Coline la cinéaste, et qui a été dirigé ensuite par Philippe Adrien, puis avec le Théâtre de l’Aquarium créé par Jacques Nichet et Didier Bezace, tous deux disparus, enfin le Théâtre de l’Epée de Bois, dirigé par Antonio Díaz-Florián, l’Atelier de Paris-Carolyn Carlson, devint un grand un lieu de création… Et maintenant connu dans l’Europe entière.

Ariane Mnouchkine, quelles que soient les difficultés rencontrées, s’est toujours battue et a cru aux vertus d’un théâtre fabriqué collectivement sur plusieurs mois, à la fois artisanal mais d’une haute exigence artistique, en particulier en ce qui concerne le jeu, les costumes et les éléments de décor das la lignée du grand metteur en scène allemand Erwin Piscator: d’abord pour 1789, avec les belles toiles peintes de Roberto Moscoso, puis avec les scénographies de Guy-Claude François dès 1793…  Et elle a toujours voulu ouvrir le théâtre français, en recréant des lieux et en s’inspirant, entre autres, du théâtre de rue en France, de récits légendaires mais aussi du kabuki, du nô et du bunraku japonais… du théâtre indien quand elle a mis en scène les belles séries de Shakespeare et d’Eschyle….
Bien des membres du Soleil ont disparu ou ne sont plus en état de jouer ou travailler. Mais plus de cinquante ans ans après, le lieu est devenu mythique, avec ses grande salles où le public peut manger une bonne soupe pas chère, et de nombreux locaux? Ariane Mnouchkine, un peu voûtée mais l’œil toujours vif, regarde si toujours si  cela va bien, accueille le public avec une grande gentillesse, déchire les tickets à l’entrée… Dans un rituel cent fois répété et comme destiné à faire reculer l’inexorable temps. Bref, pour le public, cela fait partie du voyage en Cartoucherie… Ariane Mnouchkine et ses très nombreux collaborateurs peuvent en être fiers.

©x

©x

Ici sont les Dragons Première époque: 1917, La victoire était entre nos mains est, dit la feuille de salle « Un grand spectacle populaire inspiré par de faits réels ». Il y a des drapeaux ukrainiens sur les murs du hall d’accueil. Dans une fosse à l’avant-scène, en combinaison de travail bleue, Hélène Cinque joue une bibliothécaire-archiviste, si l’on en croit les tiroirs en bois pour fiches avant l’ère informatique et les livres entassés placés devant elle. Mais elle endosse aussi de temps à autre le personnage d’une metteuse en scène n’hésitant pas à monter sur le plateau. Avant le spectacle, elle demande instamment au public « de mettre les portables hors d’état de nuire et de ne prendre aucune photo, sauf après le spectacle » et signale qu’il y a des boîtes dans la salle destinées à recueillir l’argent pour acheter des drones « non pour tuer mais pour protéger les civils ukrainiens. »
Une autre actrice fait secouer, à vue, l’appareil à faire tomber doucement la neige des cintres. Ainsi commence un cours d’histoire sur la révolution russe en 1917 et ses suites. Aussitôt, le visage grand format de Vladimir Poutine apparaît sur un immense rideau en fond de scène, puis Hélène Cinque ira frapper cette toile qui ondulera et ce visage très dur, maintenant célèbre, sera encore plus impitoyable. Une belle idée de mise en scène .Ici, Ariane Mnouchkine veut mettre les choses au point et montrer  la révolte populaire en 1917 des femmes de Petrograd qui réclamaient du pain, le droit de vote pour tous, le départ de Nicolas II et la fin de la première guerre mondiale. Au cours d’un hiver très rude avec, à la clé, une famine permanente.
Mais cette révolution avait été confisquée par ses dirigeants politiques qui voulaient ériger une dictature du pays pour le plus grand bienfait du peuple. Ariane Mnouchkine et ses collaborateurs disent, si on a bien compris, que ces événements, survenus il y a un siècle, sont les germes de l’arrivée de Poutine au pouvoir avec à la clé, l’invasion de l’Ukraine, pays indépendant.
Ici les Dragons essayent de raconter aussi de quelle façon, une fois le tsar débarqué, est né un gouvernement provisoire avec les soviets, des assemblées composées d’ouvriers, paysans, soldats de toute arme… qui n’arriveront pas à mettre fin à la guerre.  L’Allemagne voyait favorablement le retour en Russie d’agitateurs pour désorganiser le pays et autorisa l’exilé Lénine à revenir en train depuis la Suisse. Lui veut atteindre son objectif révolutionnaire et ce sera la fameuse Révolution d’Octobre avec les bolchéviques; menée par Lénine, Trotski et Staline. Soit le commencement d’une dictature qui ne dit pas son nom, même si  à terme, est annoncée la perspective d’une assemblée constituante…

Après un court entracte, la démonstration reprend sur le comment et le pourquoi- longuets-de la naissance de l’U.R.S.S. On peut ainsi voir Lénine, Léon Trotski, Joseph Staline, Winston Churchill et… Adolph Hitler dans une tranchée que refusera de tuer un soldat anglais. Histoire de dire que l’Histoire tient parfois à une balle de fusil non tirée. Il y aussi Joseph Goebbels lisant sur un banc Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse de Vicente Blasco Ibáñez.
Ils jouent avec des masques -tous remarquables d’Erhard Stiefel- légèrement plus grands que leur tête et ont sans doute appris le texte, pour faire semblant de parler mais ils sont doublés en russe, allemand, anglais… Traduction simultanée garantie pour les francophones en sur-titrages sur le grand rideau fermant le fond de scène. Le type même de fausse bonne idée-sans doute pour faire plus vrai-mais qui ne fonctionne pas: on passe son temps à les lire… Le tout, assaisonné de couches régulières de fumigène, comme partout dans le théâtre actuel!- pour montrer le brouillard, la fumée des explosions… Et accompagné par une musique, avec fréquentes percussions, et bande-son très bien réalisée. Les acteurs du Soleil ont fait de nombreuses recherches et le texte est en partie écrit à partir de vrais discours politiques et des événements  historiques qui ont donné naissance à l’U.R.S.S. Mais bon, la dictature stalinienne n’est pas née de la politique menée par Lénine en 1917! Et c’est bien long, didactique et souvent  ennuyeux. En tout cas, jamais digne d’Ariane Mnouchkine… qui n’a pas mis en scène mais a « dirigé ce spectacle en harmonie avec Hélène Cixous « (sic).   L’ensemble, n’a rien, en tout cas, de vraiment convaincant.

L’attention du spectateur est happée par les allers et retours-visuellement parasites-d’éléments de décor sur  roulettes,  la lecture des sur-titrages des dialogues, le jeu des acteurs, les nombreux et beaux paysages dessinés par Elena Ant et projetés, la voix d’Hélène Cinque qui, elle, parle normalement français, et celle des acteurs qui doublent les personnages (parfois les mêmes, qui donne une certaine uniformité dont le spectacle n’a pas besoin), les indications de quelque vingt dates et lieux, la musique jouée en direct et la bande-son omniprésentes… Et il y aussi un  train miniature éclairé et dont la locomotive crache de la fumée-une citation souvent faite-celui de la fabuleuse Cerisaie mise en scène par Giorgio Strehler- et où voyage Lénine qui, à son retour, prononcera un discours.
Cette communication visuelle et orale, à la fois interne et externe, fonctionne bien mal. Accumuler ainsi des outils sémiologiques sans dramaturgie véritable, n’est pas efficace et on tombe vite dans la caricature… Ici, tout se passe comme si les auteurs de cette création, dite collective, avaient hésité entre un théâtre d’agit-prop en voulant relier l’Histoire à la récente actualité, et un spectacle historique accessible à tous- »populaire » selon le titre-comme ceux autrefois de Robert Hossein. Non, désolé, ce spectacle, assez ennuyeux, n’est pas vraiment  populaire et s’adresse à un public plutôt déjà au courant. On le sait bien, un ensemble d’informations est d’autant mieux ressenti au théâtre,  au cinéma ou à une conférence, qu’il est clair.

Les historiens Galia Ackerman, Stéphane Courtois ( Le livre noir du communisme Lénine, 1917) ,Nicolas Richoux, Dominique Trinquand ont conseillé  les acteurs-auteurs et Ariane Mnouchkine mais l’ensemble manque justement de clarté-et c’est un euphémisme-et surtout d’unité. Même si on nous indique régulièrement et de façon didactique, les date et lieu de chacun des vingt épisodes!
Bref, il y a ici une réelle beauté des images, une singulière maîtrise de la direction d’acteurs et de tout le spectacle… Mais cette accumulation scénique frise le simplisme et c’est une illusion de croire que cela peut fonctionner. Aujourd’hui, éliminer les personnages ou du moins, leur accorder une moindre valeur, est très tendance! Mais faire surjouer gestuellement des acteurs souvent masqués et les traiter comme des pantins, n’est sans doute pas une bonne solution. Et Ariane Mnouchkine qu’on a connue mieux inspirée, s’est trompée de logiciel.
Le public, surtout les jeunes, ne connait que de nom, ces dirigeants russes, allemands, anglais… Il sait que, boulevard Lénine à Bobigny, se trouve la MC 93 mais qui était-il? Quant à Léon Trostski, Lavrenti Beria, Grigori Zinoviev, voire même Joseph Staline?  Là-dessus, Ariane Mnouchkine semble rouler pour elle et le spectacle n’est pas très explicite. Alors que  la communication au théâtre peut aussi être d’une efficacité redoutable et cela, quel que soit le type d’œuvre, ancienne, moderne ou contemporaine, en salle ou à l’extérieur. Nous l’avons encore bien vu récemment quand des bandes de jeunes ont applaudi debout Les Fausses Confidences de Marivaux dans la sublime mise en scène d’Alain Françon (voir Le Théâtre du Blog).
Ici, ce qui se voudrait être une grande fresque historique, est très décevant. Malgré une maîtrise technique remarquable et encore une fois la beauté de certaines images comme à la fin où la bibliothécaire-metteuse en scène filme avec son portable la maquette de l’assemblée constituante, avec des personnages finement sculptés-une œuvre d’art en soi. Et cette image projetée en grand, est magnifique! Mais ce spectacle fatigant, dont le texte, assez médiocre, sent l’écriture de plateau à trente mètres, n’a pas été salué chaleureusement…Cela se comprend.

Reste le lieu toujours aussi beau et accueillant, où on se rend comme à un pèlerinage artistique. Et les grands-parents, fanas comme nous tous, du Théâtre du Soleil et qui ont adoré les longs mais formidables spectacles que furent 1789 (qu’on peut aussi voir ou revoir en film, puis 1793, la série des Shakespeare et des tragédies d’Eschyle et Euripide… y emmènent leurs petits-enfants… Comme autrefois, à la Comédie-Française. Le Théâtre du Soleil a été la référence exemplaire d’une autre façon de penser artistiquement le théâtre et il n’y a aucun autre lieu en France qui soit comparable à ce qui est devenu une institution, largement soutenue par le ministère de la Culture, la Région Ile-de France et la Mairie de Paris. Mais que deviendra-telle après Ariane?
Quant à ce spectacle-assez lourd: une trentaine d’interprètes et de nombreux techniciens- peut-il se bonifier? La réponse est non… A vous de juger,  s’il vaut le déplacement.

Philippe du Vignal

Jusqu’au 27 avril, Théâtre du Soleil, La Cartoucherie,  2 route du Champ de manœuvre, Vincennes. Métro Château de Vincennes+ navette gratuite. T. : 01 43 74 24 08.

 

 

 

 

 

Royan, la professeure de français de Marie NDiaye, mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia

Royan, la professeure de français de Marie NDiaye, mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia

 Pour la quatrième fois, Frédéric Bélier-Garcia met en scène un texte de Marie Ndiaye et ici avec un monologue écrit pour Nicole Garcia. Trois mots: solitude, trahison, souvenir, suggérés par la comédienne et le metteur en scène, à l’autrice, vont l’inspirer. L’histoire?  Un événement tragique qui va faire basculer le quotidien monotone de Gabrielle, professeur de français au lycée de Royan: « Daniella était subtile, elle était tendre-mon élève préférée.» Mais la jeune fille s’est défenestrée, du troisième étage de son établissement scolaire.

© Ch. Raynaud de Lage

© Ch. Raynaud de Lage

Depuis le drame, ses parents attendent chaque soir le retour de lenseignante à son domicile, pour la confronter à ce qui sest passé : «Cela fait des semaines que vous essayez de me forcer à une rencontre que je repousse de toute mon âme.» Au fil dun monologue passionné, Gabrielle sadresse avec virulence à ces parents mais aussi à nous : « Oh! Je ne veux pas vous voir je ne veux pas vous parler je ne veux pas vous connaître. Je voudrais que vous soyez morts emportés par votre douleur bien proprement sans souffrir. Mourez ! Disparaissez ! »
La mort de son élève mais aussi son double, laisse place à l’évocation de sa jeunesse, puis au départ d’«Oran la radieuse », sa ville natale, puis à son arrivée à Marseille et enfin à Royan : «Je marche dans les rues de Royan, comme je marchais dans les rues dOran forcenée inquiète et séductrice. » Des souvenirs qui éclipsent la culpabilité.
Le contexte géographique et le climat ont toute leur importance dans l’évolution de la pièce
à la fin dune journée de printemps sous une douce lumière. Gabrielle quitte le lycée et rentre chez elle mais cest un peu le calme avant la tempête, lentrée en scène dune actrice et le début dune fiction théâtrale.
Nous ne manquons pas un mot, fascinés par cette femme qui ne semble en apparence, n’avoir rien d’extraordinaire. Mais au moment où Gabrielle arrive dans son immeuble, comme elle, nous entrons dans un autre univers. De l’extérieur à l’intérieur, de l’espace physique et public, à l’espace mental de Gabrielle, du clair au sombre : «J’ai laissé dans lavenue le grand soleil blond foncé. »

Du milieu public et socio-professionnel, nous passons au monde intime et confidentiel de son être : «Mais voilà quittant lunivers radieux la sphère bleu et or de lavenue de la Falaise pour entrer dans limmeuble obscur je ny vois rien mes paupières battent pour tenter de chasser les cercles miroitants qui m’égarent »Extérieur/intérieur, lumière/obscurité, mouvement/immobilité, bruit/silence, réalité/fiction : ces antinomies reflètent le rythme de l’écriture, la succession de situations dramatiques, et le mental tourmenté de Gabrielle : « Je ne porte le deuil de personne jamais jamais je nai fait de mal à qui que ce soit. »

Ici, un décor unique: cet espace fermé qui fait écho à la solitude et à l’état psychique du personnage : la cage descalier et lentrée de l’immeuble avec boîtes à lettres en bois vernis et moquette orange des années soixante-dix. La scénographie réaliste, sobre et bien pensée de Jacques Gabel nous laisse percevoir les changements de contexte dramatique, et d’autres situations plus évanescentes, comme le souvenir de la lumière et du soleil d’Oran. Elle entre en résonance avec ce fait divers et le personnage en apparence sans histoire, banal de Gabrielle. Cette enseignante est là avec son cartable, habillée simplement  : imperméable beige, jeans bleu foncé, chemisier bleu ciel et mocassins noir (costumes de Camille Janbon).
Les subtils éclairages signés Dominique Bruguière, comme les interventions musicales et sonores de Sébastien Trouvé, offrent un passage du clair, au sombre,
très graphique, contrasté et réussi, en harmonie avec le rythme et l’esthétique de l’écriture de Marie NDiaye. La mise en scène renforce l’atmosphère douloureuse et énigmatique qui traverse le texte et l’intériorité de cette professeure de français: entre les séquences, apparaissent furtivement et en clair-obscur, des silhouettes: les parents de Daniella? Fantasme et/ou réalité dans ce déferlement de paroles, proférées ici avec une émotion froide, une violence, et parfois humour.
La pièce est remarquablement mise en vie, avec une sensibilité profonde et l’interprétation de Nicole Garcia est unique. Avec une voix grave, des gestes et regards pré
cis, elle est à la fois dure, blessée, ironique et parfois drôle et s’empare avec une vérité saisissante, de ce texte complexe et brûlant. Elle évoque avec une rare intensité, la conscience perturbée de Gabrielle dont le tempérament tranchant nous surprend : «Mais je ne suis pas une femme aimante et mon cœur nest pas formé pour adorer. »

La poésie de la langue étonnante, merveilleuse de Marie NDiaye, est ici transmise par l’actrice, avec de temps à autre, une diction hésitante, ou hachurée-mais parfaitement maîtrisée-et en accord avec l’agitation mentale du personnage. Nicole Garcia laisse exploser avec puissance et brutalité, sans aucun pathos, les blessures existentielles, le rapport mimétique, comme les ruptures sociales vécues par Gabrielle, une femme fière : « Je ne donne aucune prise à la curiosité vicieuse à l’apitoiement au désir commun de sintroduire dans lesprit des autres ».
Parfois cynique ou révoltée, de mauvaise foi, Gabrielle nous touche, nous révulse, nous fascine et nous interroge… Ce texte polyphonique laisse entendre des voix, en réverbération ou en contradiction avec celle de Daniella et évoque avec une écriture picturale, sonore et sensorielle, d’autres mondes inconnus ou oubliés, cruels, mythiques
Marie NDiaye nous interpelle entre autres, sur le rapport entre vérité et fantasmes. Entre dire et silence, non-dits, cette parole dramatique sans aucune ponctuation ou presque, chemine toute en nuance et sans rien étouffer. la puissance théâtrale est ici manifeste.
Fiction et réalité semblent se fondre en un seul geste. Du grand art ! Sur les mots de Marceline Desbordes-Valmore : « Ah! Je crois que, sans le vouloir, jai fait un malheur sur la terre. », le public s’en va, touché, du Théâtre de la Commune et se réjouit de la nomination de son nouveau directeur et metteur en scène de la pièce, Frédéric Bélier-Garcia.

 Elisabeth Naud

 Jusqu’au 15 décembre, Théâtre de la Commune d’Aubervilliers-Centre Dramatique National, 2 rue Édouard Poisson, Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). T. : 01 48 33 16 16.

Mám, mise en scène et chorégraphie de Michael Keegan-Dolan, musique de Cormac Begley et Stargaze

Mám, mise en scène et chorégraphie de Michael Keegan-Dolan, musique de Cormac Begley et Stargaze

Depuis 1985, le Théâtre de la Ville sous la direction de Gérard Violette (1936-2014) nous a habitué à des découvertes chorégraphiques variées et parfois hors cadre. Comme cette troupe irlandaise. Pleins d’énergie, ses danseurs nous font plonger dans un monde onirique où les légendes ancestrales bousculent la modernité… Un magistral joueur de concertina, l’accordéoniste Cormac Begley va entraîner toute la troupe dans une fête de village. Baptême, mariage, joyeux enterrement? Une fête mi-païenne, mi-religieuse…où la virtuosité de la musique, jouée en direct vient magnifier les danses de groupe. Le même joueur de concertina sera rejoint par le groupe Stargaze (piano, violoncelle, contrebasse, guitares électriques, batterie)

©x

© G. Meunier


Les danses s’enchaînent avec fluidité et quelques solos montrent l’excellence de ces jeunes interprètes . Et dans un long tableau mais émouvant et sensuel , un artiste vient donner un baiser avec fougue à chacun des danseurs et musiciens.  Une adolescente, de blanc vêtue jusqu’au gants en dentelle, observe toute cette agitation autour d’elle, témoin innocente de ces joutes dansées entre cette meute de femmes et hommes.
Certaines scènes d’opposition entre les deux sexes rappellent celles de Kontakthof, la mythique pièce de Pina Bausch.


A un moment, les danseurs face public, s’assoient sur des chaises d’église à l’avant-scène pour nous prendre à témoin de leurs troubles intérieurs. Durant ces quatre-vingt dix minutes, le rythme de la musique et de la danse, loin des soi-disant traditionnelles danses irlandaises caricaturales inondant les grands plateaux du monde entier, fait naître un bel enthousiasme dans le public,

Depuis huit ans à la tête de la compagnie Teac Damsa-Maison de la danse” en gaélique-Michael Keegan-Dolan a été récompensé en 2017 par l’Irish Times Theatre Award pour Le Lac des cygnes / Loch na hEala et en 2018 par le National Dance Critic Award, au titre de : meilleure nouvelle production.. Le public a salué debout les artistes et nous avons hâte qu’ils reviennent.

Jean Couturier

Spectacle joué du 4 au 7 décembre,Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, place du Châtelet, Paris (Ier).
T. : 01 42 74 22 77.

 

L’Eclipse par le collectif Bajour, mise en scène de Leslie Bernard et Matthias Jacquin

L’Eclipse par le collectif Bajour, mise en scène de Leslie Bernard et Matthias Jacquin

Cela se passe en 98 à Baume-les-messieurs, un village du Jura. Ils ont entre seize et dix-neuf ans et vont entrer en terminale au lycée Jean Michel à Lons-le-Saunier. Dans une grande salle, une jeune fille doit aller passer un concours de chant. Très nerveuse, elle s’adresse au public et parle beaucoup. Puis sa bande de copains- la plupart de famille pas bien riches- arrive… Depuis, une vingtaine d’années s’est écoulée et ils sont tous là comme dans un passé proche qui s’éloigne à toute vitesse, à chahuter et à revivre leurs premières amours et leurs désirs sexuels. Ce ne sont pas encore les vieux messieurs et vieilles dames de La Classe morte de Tadeusz Kantor qui reviennent dans leur école mais ces anciens collégiens sentent bien qu’ils sont à la mi-temps de leur vie.

©x

©x

Ils aimaient faire de la danse ensemble pour préparer le spectacle de fin d’année mais la prof n’est plus là. Un nouveau professeur, ancien interprète de danse classique de ballet arrive et les dirigera avec fermeté mais aussi avec une tendresse parfois ambigüe. La petite bande promet de se retrouver dans vingt ans sous les tables de classe où ils ont écrit des fragments de leur vie… Une invitation faite au public à  retrouver son adolescence, même si depuis, tout a bien changé réseaux sociaux, portables, circulation de la drogue un peu partout et aussi dans les lycées, agressions, voire assassinat d’enseignants…

Belle idée que ces aller et retours dans le temps mais la mettre en pratique est une autre histoire…  Il y a une scénographie réussie de Léa Jézéquel qui a imaginé des murs de la salle en mauvais état, comme la verrière du toit. Et les metteurs en scène savent créer des images comme cette classe de danse  en silence tout à fait remarquable ou cet échange de baisers entre ados derrière les vitres. L’image est un mode de représentation plus fusionnel que les paroles, et plait visiblement aux nombreux jeunes dans la salle.

©x

©x

Mais le texte n’est vraiment pas à la hauteur des ambitions du collectif Bajour: (…)  » Nous avons quelques textes écrits en amont par le metteur en scène, des canevas, des thématiques. L’acteur amène le détail, la complexité de l’histoire grâce au travail de plateau, mais surtout s’approprie et invente le langage spécifique du spectacle. S’ensuit un aller-retour du plateau au texte qui se construit pas à pas. Au cours du travail et des représentations, l’acteur écrit ainsi en direct, traversé par le texte, le fruit des improvisations en répétitions mais avant tout par le présent de la situation. La pièce est ainsi construite par des textes et des canevas d’improvisation selon ce que demande chaque scène. (…) « C’est pourquoi; nous allons travailler sur l’écriture beaucoup plus en amont et de manière plus précise que sur nos précédents spectacles. L’écriture s’enrichit aussi des acteurs, du plateau et des improvisations. L’écriture collective reste le cœur de notre travail. » Vous avez dit: un poil prétentieux?
Ce sont trop souvent les mêmes arguments qu’on retrouve dans les notes d’intention rédigées sur un coin de table et les mots: texte, improvisations, écriture, plateau, répétés plusieurs fois, semblent être un obsession chez le collectif Bajour. Et c’est bien ici justement que le bât blesse et malgré quelques airs de Britney Spears, Daft Punk ou Louise attaque, la pièce est souvent confuse et ces deux heures, bien longuettes…
La faute aussi à une mise en scène où fleurissent les stéréotypes: pans de décor qui s’abattent, fumigènes à gogo, fréquents transports de table et chaises… et à une direction d’acteurs trop approximative: diction vraiment faible sauf chez l’acteur qui joue le prof de danse, jeu de trois quarts dos au public… Bref, ce qui voudrait être une chronique de la vie adolescente avec ses bonheurs et malheurs, sur l’identité au cours de la vie  aurait mérité de véritables dialogues et une réalisation plus exigeante.  Ces jeunes acteurs sont sympathiques mais cette Eclipse nous a laissé sur notre faim et on se demande bien pourquoi Pauline Bayle, directrice du Théâtre Populaire de Montreuil, l’a programmée.
Allez, pour se consoler, quelques mots de Jean-Pierre Vernant (1914-2007), grand historien et résistant, qui a écrit un beau livre sur l’individu, la mort et l’amour et dont on a donné le nom à la salle où se joue le spectacle: « Pour être soi, il faut se projeter vers ce qui est étranger, se prolonger dans, et par lui. Demeurer enclos dans son identité, c’est se perdre et cesser d’être. On se connaît, on se construit par le contact, l’échange, le commerce avec l’autre. Entre les rives du même et de l’autre, l’homme est un pont. »

Philippe du Vignal

Jusqu’au 20 décembre, Théâtre Public de Montreuil-Centre Dramatique National, 10 place Jean-Jaurès, 63 rue Victor Hugo, Montreuil (Seine-Saint-Denis). T. : 01 48 70 48 90.

 

Kolizion, texte et mise en scène de Nasser Djemaï

Kolizion, texte et mise en scène de Nasser Djemaï

 Un sorte de fable contemporaine à l’usage des grands et moins grands: Mehdi (en français : le guide éclairé par Dieu) est né par une nuit de pleine lune mais sans avoir été vraiment désiré- septième fils! de Malek et de Hayat (en français le Roi et la Vie). Ils n’étaient pas bien riches et cette naissance tombait mal pour ce mineur et  pour cette femme au foyer comme on dit. Avec tous ces enfants, il y avait du travail: ménage quotidien, courses, rangements, lessive et jamais beaucoup d’argent. Une famille très unie et Medhi est très aimé de ses parents et de ses frères. Mais, quand il avait six mois, confié à un aîné qui le berçait trop vite, le bébé percute un mur et sera hospitalisé deux semaines, d’où le surnom: Kolizion, qu’on lui donna. Et, à neuf ans, pour s’amuser, il allume un feu dans le jardin avec de l’essence et sera gravement brûlé…

© F. Robin

© F. Robin

Mehdi, brillant élève, obtiendra ensuite sans difficulté brevet puis bac avec mention très bien et sera admis en maths-sup et maths-spé.
Devenu étudiant, il bosse comme un fou, mange peu et quand il a le temps, n’a aucun loisir mais prend des médicaments pour arriver à tenir le coup et ne pas sombrer dans la dépression qui le guette.
Il arrivera à finir ses études et trouvera facilement du travail dans une entreprise où il se rendra indispensable et où il grimpera vite dans la hiérarchie.

Ce benjamin aimé, très soutenu par les siens, est le seul à avoir fait de longues études-ses frères sont tous artisans du bâtiment- et il ne peut les décevoir…Très bien payé, il réussira à acheter une maison à ses parents. Mehdi est bien conscient que toutes ces années de travail acharné et de sacrifices,  risque pourtant de le faire tomber malade et passer à côté d’une vie plus paisible…voire heureuse avec une belle jeune femme qu’il convoitait…
Mais il accepte les méfaits du capitalisme et la rentabilité qu’on impose aux cadres de son entreprise. Et quel que soit le prix à payer, il travaille de plus en plus et à la limite de ses forces. Jusqu’au jour où… Nous ne vous dévoilerons pas la fin-un peu téléphonée-de cette saga personnelle que Nasser Djemaï met en scène brillamment en une heure quarante, dans une série de dix-huit tableaux.

 Cela se passe sans doute en France ou dans un pays européen. Une belle scénographie signée Emmanuel Clolus.  Sur le plateau couvert de copeaux d’écorce avec au centre de grosses bougies symbolisant les membres de la famille  et où s’entassent de nombreux livres-ceux qui n’existaient pas dans la maison familiale-une théière en inox, une cocote-minute, des fagots de bois mort, un fauteuil en rotin, un cadre de porte… Radouan Leflahi, acteur déjà confirmé, est exceptionnel: jeu intense et juste sans aucune criaillerie, diction magistrale, maîtrise absolue de la langue française et gestuelle impeccable:rare et cela le plus grand bien..
Il emporte le public là où il veut dans ce récit personnel écrit et mis en scène par Nasser Djemaï, le directeur du théâtre des Quartiers d’Ivry. C’est un travail précis mais ce monologue est sans doute un peu trop long et dans les vingt dernières minutes, fait un peu du sur-place. Nasser Djemaï aurait pu aussi nous épargner d’abondants jets de fumigène et des lumières stroboscopiques : deux stéréotypes inutiles… A ces réserves près, c’est un bon spectacle qui sera joué longtemps et servi-nous insistons-par un acteur vraiment exceptionnel. 

Philippe du Vignal

Jusqu’au 20 décembre, Théâtre des Quartiers d’Ivry-Centre Dramatique National, 1 place Pierre Gosnat, Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne).

Du 4 au 7 février, sur ces dates: avec Adil Mekki,  MC2 Grenoble-Scène nationale (Isère)

Le 7 mars, Les Passerelles-Centre culturel de Pontault-Combault (Seine-et-Marne). Du 20 au 22 mars  Théâtre Joliette-Scène conventionnée, Marseille (Bouches-du-Rhône). Du 25 au 30 mars, Scène de Bayssan (Hérault).

Les 3 et 4 avril, Théâtre Sartrouville et des Yvelines-Centre Dramatique National. Du 9 au 11 avril, Théâtre de Nîmes- Scène conventionnée (Hérault).

Le texte est paru aux éditions Actes Sud-Papiers.



 

Festival d’Automne Le Ring de Katharsy, conception, écriture, chorégraphie et mise en scène d’Alice Laloy

 Festival d’Automne

Le Ring de Katharsy, conception, écriture, chorégraphie et mise en scène d’Alice Laloy 

 Elève de 98 à 2001 de l’école du Théâtre National de Strasbourg, section scénographie-costumes, elle créera D’Etats de femmes en 2004, puis Moderato, deux ans plus tard. En 2012, recrée Batailles, prix de la création/expérimentation de l’Institut International de la Marionnette. Invitée par Fabrice Melquiot à concevoir un spectacle sur le dadaïsme, elle crée Ça dada en 2017 au Théâtre Amstramgram à Genève.
Puis Alice Laloy entreprend une recherche photographique autour de Pinocchio et ira en Mongolie, à l’occasion du programme Hors les murs 2017 de l’Institut Français dont elle a été lauréate. Elle en présentera une version scénique:
Pinocchio (live)#1 à la Biennale Internationale des Arts de la Marionnette en 2019. Et deux ans plus tard , elle crée Pinocchio(live)#2 au festival d’Avignon, un magnifique spectacle (voir Le Théâtre du Blog) avec les enfants-danseurs du Centre Chorégraphique National de Strasbourg et les jeunes élèves en art dramatique au Conservatoire de Colmar..

©x

© Simon Gosselin

Cette pièce a été créée en octobre dernier au T.N.P. à Villeurbanne. Deux hommes assis dans un fauteuil manipulent des êtres vivants sur un ring dessiné par deux bandes de craie, comme dans un jeu vidéo mais ici ritualisé, hurlant leurs ordres au micro : « Avance, recule, plus vite, etc. Dans le fond une cantatrice debout ( Marion Tassou) dans une très longue robe grise comme les rideaux à jardin, à cour et dans le fond : un univers dystopique, comme on dit maintenant pour faire chic. Ici, tout est uniformément gris : sol, visages, corps et costumes de ces vraie/fausses marionnettes humaines comme magistralement animées en quatre manches. Ce sont des êtres réels mais vivants? on ne sait plus trop, surtout quand deux assistants les prennent dans leurs bras et les replacent sur des bancs. Un moment magnifique. Entre temps, ils ont sauté, couru comme des automates, le regard terriblement vide…
Sur le mur du fond, s’affichent les scores sur deux écrans et ces slogans qui nous agressent partout jusque sur les panneaux lumineux dans le métro, genre:  black friday, click and collect…  pour nous pousser à acheter et à consommer encore plus, selon l’évangile trumpien. De temps à autre, les écrans bafouillent: des lettres de mots s’affolent, ou bien apparait le très laid dessin géométrique d’un visage. Alice Laloy dénonce ici cet envahissement de ce qu’on ose appeler : « communication ».

© Simon Gosselin

© Simon Gosselin

Régulièrement tombent des cintres pour rythmer chaque épisode, une table, des chaises, un fauteuil, un canapé, un lampadaire mais aussi des carottes (un souvenir de Samuel Beckett?) un tas de vêtements noirs et des cartons remplis de feuilles et déchets de papier  qui envahissent le plateau . Mais toujours exactement à l’endroit nécessaire, pour être utilisés par les mannequins-automates. Cette machine scénographique, toute noire, inquiétante, bien visible, suspendue au-dessus du plateau, a été conçue par Alice Laloy, avec un fonctionnement d’une précision qui donne le vertige, elle a quelque chose d’implacable comme le jour et la nuit, ordonné par on ne sait quelle divinité,  et de quasi-métaphysique: Alice Laloy sans avoir l’air d’y toucher, nous parle de la relation entre esprit et matière, entre être et identité: tous ces pseudo-humains sans aucun nom, sont déplacés dans un espace et un temps qui ne leur appartient pas: ici dans un présent fugitif, mais ni passé  ni futur envisageables. Ici  ces humains automatisés semblent soumis à une causalité qui leur échappe.
Le spectacle-et cela se sent-est le fruit du travail de toute une équipe et a dû faire l’objet de nombreux réglages. Avec une exceptionnelle maîtrise, Alice Laloy entraîne le public dans une quête fascinante où se mêle vrai et faux.

© Slmon Gosselin

© Simon Gosselin

Ici, pas de texte ou si peu, ni psychologie, ni personnages. Aucune véritable narration ou scénario mais l’objet, lui, est un personnage à part entière: comment ne pas penser à l’armoire et au lit du curé dans Wielopole, Wielopole, aux pupitres en bois achetés à une école de la campagne polonaise, dans La Classe morte avec ses petits élèves-poupées qu’étaient les vieillards et qui les portent sur leur dos…
Des éléments essentiels dans ces spectacles-culte imaginés et réalisés par Tadeusz Kantor auquel les jeunes générations de créateurs ne cessent de se référer et qu’Alice Laloy connait visiblement bien.

Katharsy ou catharsis? Et ce Ring de Katharsy dans un défoulement de violence gestuelle et sonore a aussi quelque chose à voir avec le théâtre antique grec… Sous le regard chorégraphique de Stéphanie Chêne, Coralie Arnoult, Lucille Chalopin, Alberto Diaz, Camille Guillaume, Dominique Joannon, Antoine Maitrias, Nilda Martinez, Antoine Mermet, Maxime Steffan et Marion Tassou, la cantatrice font ici un travail exemplaire. Les deux joueurs finissent par ne plus avoir la maîtrise de ce combat permanent, et seront couverts par des jets de poudre violette envoyés par les acteurs-marionnettes.
Et, à la fin, sorti de la robe de la cantatrice envahira tout le plateau, un immense drap de cette même couleur.  Celle de la tenue liturgique durant les périodes de jeûne mais peu utilisée par les peintres. Mais Henri Matisse, Edgar Degas, Egon Schiele, Pablo Picasso… se sont emparé de ce violet, à chaque fois indiqué: manteau, tutu, bas, costume, dans le titre du tableau, pour habiller leur  personnage.   Cette couleur a aussi été à la même époque- sans doute pas par hasard-celle des suffragettes. Et ensuite souvent les féministes ont-elles porté des vêtements mauve dans les manifs… Une revanche contre le paternalisme et le pouvoir religieux?
Ce spectacle poétique hors-normes est très accessible et d’une beauté exceptionnelle, dans la lignée exacte de son Pinocchio. Alice Laloy s’y interroge aussi sur le corps humain et la marionnette qu’il tend à devenir dans la société actuelle. Y emmener votre vieille tata? Pas sûr (encore que!)  mais vous, allez-y. Le public-pour une fois en majorité jeune- se retrouvait dans ce questionnement et a fait une ovation debout aux acteurs, à la créatrice et aux nombreux techniciens. Au moment des saluts, Alice Laloy et Daniel Jeanneteau, directeur du T2 G, ont rappelé avec juste raison que ce spectacle nécessitant de gros moyens, avait pu être créé grâce au service public.  Et c’est bien que les habitants de Gennevilliers puissent aller le voir.  Madame Le Pen, même si elle n’ira sans doute jamais en prendrait de la graine…

Philippe du Vignal

Jusqu’au  16 décembre, T2 G Centre Dramatique National , 41 avenue des Grésillons, Gennevilliers (Seine-Saint-Denis). T. : 01 41 32 26 10.

La Rose des Vents, Scène nationale  de Lille-Métropole, Villeneuve-d’Ascq (Nord), les 9 et 10 janvier.

Théâtre Olympia-Centre Dramatique National de Tours, l’Hectare, les Territoires vendômois- Centre National de la Marionnette et  Université de Tours  (Indre-et-Loire), du 26 février au 1 er mars.

Scène nationale de Malakoff (Hauts-de-Seine), dans le cadre du festival Marto, les 13 et 14 mars. Théâtre d’Orléans-Scène nationale (Loiret), les 20 et 21 mars.

Théâtre de l’Union-Centre Dramatique National du Limousin, Limoges (Haute-Vienne), les 3 et 4 avril. La Comédie- Scène nationale de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), les 9 et 10 avril.

Théâtre de la Cité, Centre Dramatique National de Toulouse-Occitanie (Haute-Garonne), du 23 au 26 novembre.

Les Chroniques, d’après l’œuvre d’Emile Zola, adaptation et mise en scène d’Eric Charon (conseillé à partir de quinze ans)

Les Chroniques, d’après l’œuvre d’Emile Zola, adaptation et mise en scène d’Eric Charon (à partir de quinze ans)

Cet écrivain et journaliste (1840-1902) est sans doute, avec Honoré de Balzac et Victor Hugo, un des écrivains  français les plus populaires, et a été traduit dans le monde entier. Dans Les Rougon-Macquart, une fresque romanesque en vingt livres, il peint la société sous le second Empire, à travers plusieurs générations. Entre autres dans Le Ventre de Paris (1873), L’Assommoir (1877), Nana, 1880, Pot-Bouille (1882), Au Bonheur des dames (1883), Germinal (1885), La Terre (1887), La Bête humaine (1890), un roman magistralement filmé avec Jean Gabin, quarante-huit ans plus tard par Jean Renoir. Et Thérèse Raquin, qu’Emile Zola adapta lui-même pour le théâtre. Il écrivit aussi quelques pièces… mais jamais passées à la postérité.

Maître dans l’art de la fiction à base de naturalisme, il a une obsession de la vérité des personnages et situations. Et grâce à une solide documentation et aux recherches sur place, à un sens du détail et du narratif, le traitement  qu’il fait des thèmes sociaux et ses dialogues ciselés sonne juste.Des éléments pouvant aussi intéresser les metteurs en scène et cela ne date pas d’hier L’Assommoir, Germinal, Nana, Le Ventre de Paris, Pot-Bouille  et Thérèse Raquin, ont été adaptés de son vivant pour la scène, ce dernier même par lui…
Et La Terre qu’il avait écrit, quand le blé américain avait inondé le marché français, entraînant la chute des prix et des tragédies rurales, est d’une rare actualité! L’histoire bégaie avec l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et les pays du Mercosur : Brésil, Argentine, Paraguay et Uruguay… Tiens, tiens comme c’est curieux et comme c’est bizarre, le premier de ces pays avait « importé » des  œuvres d’Emile Zola pour les monter au théâtre.
La Terre a été adaptée avec succès cette année (voir Le Théâtre du Blog) au Théâtre Gérard Philipe par Anne Barbot où se jouent ces Chroniques.

© Simon Gosselin

© Simon Gosselin

Membre du collectif In Vitro depuis 2009, Éric Charon dit avoir été séduit par la modernité et la puissance des thèmes sociaux et politiques que le grand romancier a traités dans Les Rougon-Macquart. Pour ces Chroniques, il a travaillé  dans L’Assommoir sur le personnage de Gervaise, vingt-deux ans qui vit misérablement avec Auguste Lantier, un ouvrier et leurs deux enfants, Claude et  Étienne. Mais Auguste l’abandonnera. Devenue blanchisseuse, elle est en couple avec  Coupeau. Tombé d’un toit un couvreur s’est cassé une jambe. Mais il a peur de ce travail, ne travaille plus et sombre dans l’alcool. Lantier revient et s’installera chez eux…

Après un prologue sans grand intérêt dans le hall et sur le parvis du théâtre où on voit Gervaise faire un semblant de lessive au son de l’accordéon, nous arrivons dans la petite salle. Scénographie bi-frontale avec des tables et chaises des années cinquante, et accrochées au mur du fond, quelques percussions et devant, un saxophoniste et un accordéoniste qui se déplaceront ensuite. Nous allons assister d’abord à une remarquable scène avec, en voix off, un juge, tirée de  La Bête humaine où l’on retrouve Jacques Lantier, le fils de Gervaise.

© Simon Gosselin

© Simon Gosselin


Roubaud, sous-chef de gare au Havre, a fait injustement l’objet d’une plainte. Il apprend que Séverine a été l’amante de Grandmorin, président de la compagnie des chemins de fer.
Fou de jalousie, il décidera alors de le tuer, avec Séverine, comme complice. Jacques Lantier, vingt-six ans, lui, mécanicien sur la ligne Paris-Le Havre, va souvent chez sa marraine Phasie Misard dans le logement de son mari, garde-barrière sur la même ligne.

Flore, leur fille de dix-huit ans, est amoureuse de Lantier qui croit avoir vu un meurtre dans son train. Misard lui dira ensuite que c’est bien le président Grandmorin qui a été tué. Roubaud et sa femme, ayant voyagé dans ce train, seront entendus comme témoins.  Lui dira qu’il l’a rencontré cet homme par hasard mais qu’il ne sait rien de plus, comme sa femme. Lantier affirme, lui, avoir été témoin mais n’a pu voir clairement l’assassin. Denizet, le juge d’instruction  soupçonne les Roubaud: ils ont une maison que leur a léguée Grandmorin. ..
« Ces deux opus imbriqués, dit Eric Charon, auscultent l’humain dans ce qu’il a de sublime et de plus pathétique, de plus fort et de plus faillible, reliant sans cesse histoire intime et grande histoire. Ces allers-retours confèrent à cette création plusieurs couleurs et plusieurs registres dramatiques, du rire aux larmes. »  Le metteur en scène a adapté et entremêlé ces histoires d’amour, violences et mort.  Emile Zola met le doigt là ou cela fait mal et pose habilement la question du déterminisme et de la justice sociale.

© Simon Goselin

© Simon Gosselin

Le présent ou plutôt un présent des années cinquante si on en croit le mobilier avec des acteurs, parfois conteurs, qu’accompagne la musique de Maxime Perrin. Brutalité dans les familles, extrême violence du patronat envers les ouvriers, jeu, alcoolisme et prostitution, criminalité, système judiciaire appartenant à la bourgeoisie, logements ouvriers sales et surpeuplés, accidents du travail fréquents et vus comme une fatalité, assemblée nationale réactionnaire, justice sociale en berne…
Et hérédité lourde à porter : Eric Charon sait dire tout cela avec efficacité et cite à juste titre Gilles Deleuze: « La fêlure est donc cette prédisposition héréditaire à cause de laquelle un personnage est dominé par ses pulsions, par son instinct. À travers elle, l’instinct cherche l’objet qui lui correspond dans les circonstances historiques et sociales de son genre de vie : le vin, l’argent, le pouvoir, la femme… »

Emile Zola revient souvent sur la question de l’hérédité criminelle-il y a chez Jacques Lantier, quelque chose chose de maudit- et sur la profonde injustice qui gangrène le monde puissant de la Justice. Il est aussi un des premiers romanciers à mettre en scène le train, les gares et le réseau ferroviaire… Ce sera le paysage d’innombrables films et, avec tous ses croisements de lignes, symbole de la vie humaine chez les riches, comme chez les prolétaires…
Côté dramaturgie, l’histoire, pas toujours facile à suivre et cette imbrication de scénarios ne sont peut-être pas l’idée du siècle, comme la musique trop fréquente sous le texte de Maxime Perrin, à l’accordéon et de Samuel Thézé,  à la clarinette. Et il y a souvent, dans la seconde partie, un manque de rythme, dû en partie à cet espace tout en longueur, pas facile à apprivoiser.
Mais la direction d’acteurs est de tout premier ordre et l’interprétation, exemplaire: Zoé Briau, Éric Charon, David Seigneur, Aleksandra de Cizancourt, Magaly Godenaire (mention spéciale)  et Olivier Faliez en voix off, tout de suite absolument crédibles dans de multiples rôles, savent donner au texte une belle saveur et même parfois une émotion, peu fréquente dans le théâtre contemporain… Les jeunes gens-majoritaires pour une fois-et le reste du public-les ont longuement, et avec raison, applaudi.

 Philippe du Vignal

Jusqu’au 15 décembre, Théâtre Gérard Philipe-Centre Dramatique National, 59 boulevard Jules Guesde, Saint-Denis (Seine-Saint-Denis).

 

12345...665

DAROU L ISLAM |
ENSEMBLE ET DROIT |
Faut-il considérer internet... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Le blogue a Voliere
| Cévennes : Chantiers 2013
| Centenaire de l'Ecole Privé...