Portrait Avedon-Baldwin : entretiens imaginaires, adaptation d’Elise Vigier et Kevin Keiss, mise en scène d’Elise Vigier
Portrait Avedon-Baldwin : entretiens imaginaires, texte d’Elise Vigier et Kevin Keiss, mise en scène d’Elise Vigier
Ce spectacle fait partie des Portraits imaginés par Marcial Di Fonzo, le directeur du Centre Dramatique National-Comédie de Caen: «Un regard sur un auteur, un artiste, un intellectuel, un scientifique, une personne au parcours pas ordinaire». Nous avions apprécié Letzlove-portrait(s) Foucault mis en scène par Pierre Maillet, Portrait de Ludmilla en Nina Simone, écrit et mis en scène par David Lescot et Portrait de Raoul de Philippe Minyana, mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo (voir le Théâtre du Blog ).
A New York, James Baldwin un écrivain noir homosexuel et Richard Avedon un photographe blanc et juif, tous deux célèbres, se rencontrent et en résulte Nothing Personal, un livre (1964), à l’origine de ce spectacle. Des échanges entre les comédiens Marcial di Fonzo Bo et Jean-Christophe Folly, se superposent à ces entretiens pour tisser des dialogues entre les réalités américaines d’hier et le présent de la scène. Nous avions vu, avec la même équipe en 2018, Harlem Quartett, adapté de Just above my head de James Baldwin (voir Le Théâtre du blog), qui, malgré quelques flottements, nous plongeait dans l’univers des Afro-Américains, à l’orée des luttes pour les droits civiques aux Etats-Unis de 1957 à 1970. Auxquelles ces Entretiens imaginaires, personnels mais en prise sur le social et le politique, nous ramènent. James Baldwin et Richard Avedon, anciens camarades d’école, portent un regard lucide, l’un en mots et l’autre en images, sur une Amérique raciste et impérialiste -on est en pleine guerre du Viet nam.
Le romancier souligne la schizophrénie des Etats-Unis qui ne pourront vivre en paix, tant qu’ils prétendront défendre les libertés, s’ils n’en finissent pas avec leur passé génocidaire et esclavagiste. Richard Avedon, lui, montre ces contradictions avec des photos de stars, contrastant avec celles de laissés pour compte. Il oppose des portraits de top-modèles, à ceux de malades d’un hôpital psychiatrique. Et face à face, Marilyn Monroe et Dorothy Parker. Ou encore le poète Allan Ginsberg et un membre du parti nazi américain.
Quelques pages du livre et des clichés en gros plan sont projetés entre deux confidences. Richard Avedon parle de son obsession précoce à fixer la réalité comme s’il était caché à l’intérieur de son appareil photo : «Je vois comme les musiciens entendent, de manière extra-sensorielle ». Il était dit-il, fasciné par la musique de son voisin Sergueï Rachmaninov dont il fit, raconte-t-il, un de ses premiers portraits. James Baldwin, lui, a depuis toujours voulu devenir écrivain pour sortir sa famille de la pauvreté. Artiste, il se vit comme une sorte de criminel qui aurait échappé à la délinquance: «L’œuvre, provient de la même profondeur qui voit surgir l’amour, le meurtre et le désastre.» A Paris, Richard Avedon en tombant amoureux, dit-il, il est «sorti du piège de la couleur». «La nudité de l’autre, dit-il, n’a pas de couleur.» Le photographe et le romancier ont en commun une sensibilité à fleur de peau et veulent décrypter les contradictions de leur pays. Ils se livrent l’un à l’autre avec une émouvante sincérité. Et ici les acteurs ont entre eux la même complicité que leurs personnages. Mais pourquoi avoir superposé à leur parole, des propos et souvenirs des interprètes?
Elise Vigier a demandé à Marcial Di Fonzo Bo et Jean-Christophe Folly de retrouver leurs photos de famille et de parler de leur rapport avec elles. En une heure de spectacle, ils quittent parfois leurs personnages pour raconter leur enfance et les discriminations qu’ils ont subies, l’un comme homosexuel à Paris, l’autre comme noir à Buenos Aires… Mais la greffe ne prend pas! Elise Vigier a voulu «dessiner une carte de l’intime et du politique quelque part entre Harlem et Barbès, entre la Normandie, Buenos Aires et le Togo. Mais aussi aux États-Unis en 1964 et nos enfances des années soixante-dix et quatre vingt- et la France d’ici, où nous vivons aujourd’hui.» Reste un beau dialogue entre ces artistes américains, servie avec talent par les acteurs. Et le public peut aussi découvrir ce Nothing Personal.
Mireille Davidovici
Jusqu’au 17 avril, Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt, Paris (VIII ème). T.: 01 44 95 98 00.
Nothing Personal est publié aux éditions Taschen.