Livres et revues

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Frictions n° 39

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Ce beau et nouveau numéro commence avec un éditorial de Jean-Pierre Han, le directeur de cette publication si précieuse : Une bataille politique sur le plan esthétique ? Mais de quelle esthétique, parlons-nous ? où il analyse en profondeur les problématiques idéologiques-genre roman national portées par le Puy du Fou les cérémonies d’ouverture des Jeux Olympiques pilotées par Thomas Jolly ou par le projet au château de Chambord de Patrick Boucheron et Mohamed El Kahtib. Celui-ci, rappelle-t-il, avait conçu Stadium avec cinquante-trois supporters du Racing Club Lens. Jean-Pierre Han rappelle aussi, avec juste raison, que Le Royal de Luxe avait créé un merveilleux spectacle de « théâtre de rue », La Véritable Histoire de France. Et qu’il y a une tendance à «nous imposer un modèle de «festivalisation » du monde théâtral, un phénomène pointé du doigt et décrit par Jean Jourdheuil » Autrement dit, attention aux dérives et à bon entendeur salut.
Suivent plusieurs textes dont un de Jérôme Hankins sur Massacre des innocents : un nouveau paradoxe du comédien selon Edward Bond : des notes prises au cours des stages qu’il dirigea en France : un article tout à fait intéressant. Comme celui où Thierry Besche sur la voix à une époque où les metteurs en scène crient trop souvent que les micros H.F. Font des miracles…
Il y a aussi des textes, l’un de Noëlle Renaude sur Valère Novarina et sur
Théâtre et peinture
et une belle lettre de Gilles Aufray à cette «romancière poétique» qu’était Hélène Bessette (1918-2000). Voilà des lectures intelligentes mais aussi de belles photos, pour vous occuper sur les trajets mouvementés Clermont-Ferrand/Paris ou Brive-Paris ( à l’aller comme au retour) que vous offre généreusement la S.N.C.F…

Le Théâtre du Soleil Les soixante premières années de Béatrice Picon-Vallin

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Avec cette édition revue, l’autrice a complété son précédent opus sur l’histoire des dix dernières années de cette compagnie fondé en 64 par Ariane Mnouchkine et quelques camarades de fac de Sorbonne. Le premier spectacle que nous en avions vu, était Les Petits Bourgeois de Maxime Gorki dans l’ancienne petite salle du théâtre à Sartrouville. Souvenirs, souvenirs…
Le Théâtre du Soleil est la seule troupe avec la Comédie-Française, surtout à ses débuts et contre vents et marées, à avoir eu une une telle longévité et à être reconnue un peu partout dans le monde. Avec un fonctionnement collégial, même si Ariane Mnouchkine en est toujours restée la directrice et à quelques exceptions près, l’unique metteuse en scène.
Le Théâtre du Soleil s’est vite distingué par une approche radicalement différente du texte sous l’influence de Vsevolod Meyerhold mais aussi d’Antonin Artaud pour qui il
ne s’agissait pas « de supprimer la parole au théâtre mais de lui faire changer sa destination, et surtout de réduire sa place, de la considérer comme autre chose qu’un moyen de conduire des caractères humains à leurs fins extérieures(…) Or, changer la destination de la parole au théâtre c’est s’en servir dans un sens concret et spatial, et pour autant qu’elle se combine avec tout ce que le théâtre contient de spatial et de signification dans le domaine concret.
Et le Théâtre du Soleil à ses tout débuts, a toujours joué, par choix et aussi par nécessité, dans des espaces a-théâtraux comme, entre autres, une salle de boxe pour
La Cuisine d’Arnold Wesker, le cirque Médrano proche-il a, aujourd’hui, laissé place à un supermarché!-pour Le Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare…
Avant d’arriver dans les grands ateliers d’une ancienne Cartoucherie à Vincennes devenu depuis LE lieu mythique du théâtre français contemporain. Mais à l’époque encore à l’état de friche et dont la salle était très peu chauffée.  Ce fut la création en 70, juste après Milan, de son célèbre
1789, suivi par 1793. Avec une restructuration totale de l’espace public/scènes comme l’avait fait quelques années avant Luca Ronconi avec son très célèbre Orlando Furioso dans les anciennes halles de Paris: deux architectures du XIX ème siècle A la même époque, le Round House à Londres construit en 1847 par la London and North Western Railway pour abriter une plaque tournante pour locomotives; classé monument historique, il devint en 64 , un lieu de spectacle quand lle dramaturge Arnold Wesker y fonda la compagnie Centre 42.

A la Cartoucherie Robert Moscoso puis Guy-Claude François surent admirablement tirer parti de ce bâtiment industriel aux remarquables fermes Polonceau du nom de cet ingénieur qui imagina ces charpentes en fer et V inversé, capables de résister au vent. Et d’accueillir un très grand espace scénique frontal à l’éclairage zénithal (mais en réalité électrique) qui accueilli, entre autres, les cycle de tragédies grecques et shakespeariennes. On ne dira jamais assez combien le travail de Guy-Claude François-hélas disparu-qui dirigea la section Scénographie à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts déco à Paris- fut exemplaire et partie intégrante de chaque spectacle créé par Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil: «  Chaque chose au théâtre, disait-il, n’a de valeur que dans la mesure où l’on a besoin de l’autre pour s’exprimer. »
C’est tout ce parcours sur soixante ans ! de cette compagnie où ont travaillé des centaines d’acteurs, régisseurs, techniciens, administratifs… que retrace avec une grande précision ce livre de plus de quatre cent pages, très richement illustré de belles photos et complété par toutes les distributions. Un outil précieux pour les chercheurs et les étudiants.
Le Théâtre du Soleil, «l’honneur du théâtre français.» écrivait le grand metteur en scène Jacques Lassalle à Arian Mncouhkine.
Au chapitre des réserves: manquent, sauf erreur de notre part, un spectacle tonique Offenbach monté par des comédiens du Soleil-Ariane Mnouchkine étant malade- et joué dans une pauvre salle à Montparnasse, sans décors mais avec de somptueux costumes. Et un très court spectacle d’agit-prop Je suis le Juge et je fais régner l’ordre conçu et joué par cinq acteurs du Soleil en février 72 devant les usines Renault à Boulogne-Billancourt. Et dommage! le fameux Cortège funèbre pour la liberté d’expression du 13 mars 73 contre les phrases imbéciles de Maurice Druon, alors ministre de la Culture, organisé par le Soleil, L’Aquarium, La Tempête, la compagnie Vincent-Jourdheuil… soit juste évoqué par l’affiche en réduction et il n’y a même pas de photo…
Et on se demande bien pourquoi le texte et pis encore les notes en bas de page sont imprimés en gris; malgré un bon interlignage, une erreur évidente et cela rend la lecture fatigante. Malgré cela, et à un prix: 46 €, dépassant la barrière fatidique des quarante euros, ce livre pourra aussi intéresser les fervents du Théâtre du Soleil mais il leur y faudra de la ténacité…

Philippe du Vignal

Coédition Actes Sud / Théâtre du Soleil (2025).  46 €

 


Archives pour la catégorie critique

Trahisons d’Harold Pinter, mise en scène de Tatiana Vialle

Trahisons d’Harold Pinter, mise en scène de Tatiana Vialle

Nous avions d’ailleurs découvert cette pièce en 82, mise en scène par Raymond Gérôme, avec Sami Frey (Robert), Caroline Cellier (Emma) et Andre Dussollier (Jerry) .Ecrite en 78  par le grand dramaturge anglais prix Nobel de littérature 2005, mort trois ans plus tard, elle inverse le cycle du temps avec une intrigue débutant par la fin, et se terminant par le début. Le manège amoureux où Harold Pinter peint les relations de séduction entre de vrais amis, est fondé sur le  trio classique : mari, femme et amant mais ci vu de façon parodique. Il y a d’abord une ultime séparation entre Jerry, un éditeur, Robert le mari, associé de Jerry (Marc Arnaud, l’amant (Swann Arlaud) d’Emma, une galeriste reconnue (Marie Kauffmann). Emma a entretenu une relation avec Jerry, agent littéraire, qu’elle a avouée, voici quatre ans à Robert qui est  aussi le meilleur ami de Jerry. La pièce s’ouvre sur un aveu, non au mari de l’infidélité passée, mais à Jerry : Emma lui apprend qu’elle a tout dit à son mari Robert.

 

© Caroline Bottaro

© Caroline Bottaro

Les rencontres se suivent avec son lot de cachoteries et non-dits. La mise en scène de Tatiana Vialle, très convaincante, souligne justement l’ambiguïté de ce trio amoureux qui n’est pas celui auquel on pense immédiatement ! Sur le petit plateau du théâtre de l’Œuvre, Alain Lagarde a réussi à créer une remarquable scénographie à base de tubes fluo mobiles et de vidéos réalistes. Les comédiens sont très justes-mention particulière à Swann Arlaud- leur amitié amoureuse semble indéfectible et ils interprètent tout en délicatesse l’ambiguïté qui les unit.
Au mi-chemin de la pièce, Robert dit à Emma, quand celle-ci lui avoue sa trahison avec Jerry : «C’est peut-être à moi, d’avoir une histoire avec lui. »
Le baiser de la dernière scène entre eux, quand Jerry un peu éméché tombe amoureux d’Emma, est troublant de vérité. Cela rappelle les liens unissant Sami Frey (David) ,Yves Montand (César) et Romy Schneider dans César et Rosalie ( 1972), un film mythique de Claude Sautet. Trahisons, d’une belle fluidité offre en une heure trente, un vrai plaisir de théâtre et il faut aller voir ou revoir cette pièce où tout le poids des non-dits et de l’incommunicabilité pèse sur les trois personnages.

Jean Couturier

Jusqu’au 30 mars, Théâtre de l’Œuvre, 55 rue de Clichy, Paris (VIII ème). T. : 01 44 53 88 88.

Antoine et Cléopâtre, texte et mise en scène de Tiago Rodrigues, avec quelques citations de la pièce éponyme de William Shakespeare (traduction Jean-Michel Desprats)

Antoine et Cléopâtre, texte et mise en scène de Tiago Rodrigues, avec quelques citations de la pièce éponyme de William Shakespeare (traduction Jean-Michel Desprats)

 Des noms, emmêlés, cognés, liés, inséparables, inusables : Antoine et Cléopâtre. Tout est là, dans ce duo amoureux mythique, dansé, parlé et ordonné par Sofia Dias et Vitor Roriz. C’est l’histoire d’un amour tellement fusionnel qu’il abolit tout : ils ne sont ni reine ni général, tout est fondu autour d’eux. Il n’y a plus d’histoire… L’Histoire, la grande, la politique surnage parfois dans le flot de la passion comme un noyé qui remonterait à la surface, presque intact, mais déjà très éloigné d’une forme consistante ; ou comme ces statues antiques trouvées dans le golfe d’Alexandrie et remontées ruisselantes par des grues anachroniques…
On entendra le nom d’Octavie, l’épouse diplomatique et romaine, de Marc-Antoine. Ici, elle n’est que «l’autre femme », l’objet des fureurs de l’Égyptienne, pourtant la préférée. On parle de guerre et Marc Antoine, pour ainsi dire, se trompe de navire et suit celui de Cléopâtre, « Égypte », abandonnant sa flotte, égaré dans le présent de la passion.

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L’histoire est reléguée derrière une brume, on entend quelques fragments de Shakespeare comme un écho lointain. Pour son Antoine et Cléopâtre, Tiago Rodrigues a inventé un langage dramatique particulier. L’effet produit par son texte ressemble à celui de la musique répétitive : toujours semblable et jamais pareil, comme l’eau d’une rivière, disait l’un de ses pionniers, Steve Reich. Antoine, Cléopâtre : les deux noms s’attirent, se répètent de façon obsessionnelle. Non pas comme dans Roméo et Juliette : « ton nom seul est mon ennemi », mais plutôt ton nom seul abolit l’ennemi qui est en toi, il est le monde entier, il est toi… Antoine raconte, instant par instant, ce que fait Cléopâtre et vice versa (que l’auteur songeait à prendre comme titre de la pièce), dans un récit étroitement tricoté, en même temps que les danseurs s’éloignent l’un de l’autre, se rapprochent, dessinent modestement l’espace, toujours s’adressant à nous, puisque c’est un récit…Récit particulier, on le voit : émietté, s’écoulant comme autant de grains de sable, lassant, berceur, drôle parfois, avec la grâce parfaite (c’est-à-dire sans effets) de ses interprètes, dont le jeu se reflète sur les disques colorés d’un mobile léger. Tiago Rodrigues, dès l’écriture de sa pièce (2014) voulait faire travailler le spectateur : on peut dire qu’il y arrive. La forme obsessionnelle du spectacle l’éloigne de nous, le temps de découvrir cette singularité et d’entrer dans son fonctionnement.
On s’en échappe parfois, ou elle nous échappe, mais une fois sorti de la salle, se produit comme une décantation, et le récit masqué se dégage de ses voiles. Antoine, Cléopâtre : dans le temps suspendu de la passion, l’histoire continue… On pense à un autre texte de Tiago Rodrigues, Le Chœur des amants : osez parler de l’amour. Nous sommes prévenus : c’est toute une expédition de les accompagner.

Christine Friedel

Un spectacle créé il y a onze ans à Lisbonne et repris en 2016 dans ce meme théâtre de la Bastille ( voir Le Théâtre du Blog)et l’an passé au festival d’Avignon que son auteur dirige maintenant.C’est une sorte de paraphrase poétique où Tiago Rodrigues reprend à son compte l’histoire politico-sentimentale des célèbres amants qui voulaient bâtir un immense empire en réunissant leur cœur et leur pays. A noter : Shakespeare semblait aimer ces titres avec deux prénoms. Troilus et Cressida, Roméo et Juliette… Ici, aucun véritable décor sinon une toile partant des cintres et allant jusqu’au bord de scène comme celles qu’utilisent les photographes dans leur studio.. Dans le fond, sans doute pour dire (pléonastiquement!) l’instabilité des amours et des vies humaines, un mobile façon Calder mais sans poésie et laid, avec deux grands disques en plastique ocre et deux autres plus petits, bleu foncé accrochés à de minces barres en inox!

Un banc en bois avec un électrophone pour disques trente-trois tours dont la pochette est bien placée verticalement pour qu’on puisse la voir et on entendra quelques courts extraits de la bande-son originale composée par Alex North pour Mankiewicz Cléopâtre avec cet autre couple mythique que formaient Elisabeth Taylor et Richard Burton, Et sans doute Tiago Rodrigndu tiutues a-t-il voulu à partir de ce texte répétitif, créer une osmose entre le public et Sofia DiasVitor Roriz. Il insiste même un peu lourdement : «Cette collaboration artistique inspirée par l’idée d’une collaboration amoureuse. Nous collaborons aussi avec l’histoire, avec Plutarque, avec Shakespeare. Et, finalement, nous collaborons avec le public, cet indispensable et ultime collaborateur. » Et cela fonctionne? Pas bien du tout, malgré la présence indéniable de ce couple: on comprend mal certaines phrases (le français n’est pas leur langue maternelle et ces chorégraphes ne sont pas des acteurs.) le récit coule bien lentement: « Sofia, dit Tiago Rodrigues, parle obsessionnellement d’un Antoine et Vítor avec la même minutie, de Cléopâtre. Sofia décrit tous les faits et gestes d’un Antoine vivant. »

Mais ce spectacle qui participe à la fois d’une chorégraphie, surtout des mains, mais aussi d’une performance orale avec une distance et une reprise incessante et systématique des mêmes termes, est trop long: Antoine dit, Cléopâtre dit… Il aurait sans doute fallu aérer les choses et ce qui est  évoqué ici, pourrait l’être en quarante-cinq minutes, au lieu de quarante-vingt dix. Il y a comme une sorte de volonté systématique de déconstruction du langage, assez  laborieuse et vite exaspérante, avec un usage systématique de la troisième personne, et un côté provoc un peu facile, du genre performance pour les nuls. Bref, on a connu Tiago Rodrigues mieux inspiré… Ce texte, parfois délicat mais estouffadou: trop fabriqué et fondé sur la répétition du langage, manque d’épaisseur… Malgré quelques belles images reprises plusieurs fois sur le vin et les fruits, les plaisirs de la vie et de l’amour au bord de la Méditerranée, qui font par moments penser à Justine de Laurence Durell, nous sommes resté sur notre faim. Et le public? Mon voisin s’est vite endormi, d’autres somnolaient mais la salle était divisée: certains ont applaudi fortement mais des spectateurs, comme un jeune couple, sont restés les bras croisés… Donc à vous de décider.

 Philippe du Vignal

 Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, Paris (XI ème). T. : 01 43 57 42 14.

 

L’Exception et la règle, de Bertolt Brecht, traduction de Bernard Sobel et Jean Dufour, mise en scène de Bernard Sobel

L’Exception et la règle de Bertolt Brecht, traduction de Bernard Sobel et Jean Dufour, mise en scène de Bernard Sobel

« Imbécile/ne peux-tu pas comprendre qu’un service/ est rendu à l’humanité/ quand le pétrole est extrait du sol ?/ Laisse tomber celui qui tombe, et donne-lui un coup de pied/ Car c’est bien ainsi. /Celui qui ne se méfie pas est un imbécile./Confiance égale bêtise./ Lehrstück: pièce didactique; nous sommes là pour apprendre quelque chose et ne pas rentrer les mains vides après le spectacle mais armés pour penser et, si possible, agir.
Bernard Sobel reprend cette pièce-clé qu’il avait déjà mise en scène, entre autres, dans les anciennes halles de Paris en 1970 et a eu l’idée toute simple ,et donc lumineuse, de la confier en partie, aux jeunes élèves de la Thélème Théâtre École. Nous sommes-là pour apprendre, eux aussi. La représentation commence par un défi: la « classe » bien alignée, reste rangée et joue la pièce mot par mot. Les didascalies, le nom des personnages, leurs répliques, tout fonctionne et chaque mot produit du jeu que les comédiens nous donnent à écouter. Belle école !

© H. Bellamy

© H. Bellamy

La troupe fidèle de Bernard Sobel prend le relais. Elle connaît bien la magnifique salle aux murs de pierres blanches de l’Épée de bois: Julie Brochen, Marc Berman, Claude Guyonnet, Boris Gawlick, Mathieu Marie et Sylvain Martin y jouent aussi dans la même soirée La Mort d’Empédocle de Friedrich Hölderlin. Le lien : la question de la croyance, de l’espoir politique. Empédocle renonce au suicide pour continuer sa route malgré, ou grâce aux désillusions.L’Exception et la règle nous en donne le mode d’emploi: « Nous allons vous rapporter /L’histoire d’un voyage./Un exploiteur/ Et deux exploités l’entreprennent. /Observez bien/le comportement de ces gens:/ Trouvez-le étrange,/même s’il n’est pas étrange/Inexplicable, /même s’il est coutumier/ Incompréhensible,/ même s’il est la règle. »

C’est clair et d’une implacable ironie. Un théâtre « à l’os», au couteau plutôt. Pas d’emballage, nous suivons le récit nu d’un cheminement «normal », ce que Brecht appelle : la règle. Un marchand est pressé d’arriver à Ourga à travers le désert, pour y être le premier en affaires et ses deux serviteurs le sont, eux aussi, pour toucher leur salaire «normal». Arrive un événement qui ne fait pas diversion mais qui donne la clé de ce lehrstück : le marchand tue son porteur (après avoir renvoyé son guide) parce qu’il s’est « cru menacé », quand celui-ci lui a tendu sa gourde qu’il a vue comme une pierre menaçante. L’œuvre nous fait entrer tout droit dans la mauvaise foi juridique : la peur ressentie par l’oppresseur (le marchand a menacé son porteur et l’a blessé, il craint sa vengeance) légitime son crime, et par la victime. La partie civile : la veuve du porteur, est déboutée de sa plainte.

Évidemment, mais la pièce nous apprend à nous méfier des évidences-les mots qui comptent sont ceux du titre. Qu’est-ce que la règle? On s’aperçoit que c’est l’habitude qui rend aveugle. Et l’exception? Un geste de solidarité. Et comment fonder une société sur l’exception… en l’en écartant? Qu’est-ce que la loi? La normalisation des rapports de forces. Questions raisonnables, utiles et posées avec une économie d’une parfaite efficacité. Et pour notre grand plaisir: nous sommes pris au piège salutaire de l’ironie brechtienne. Didactique ? On en redemande.

Christine Friedel

Jusqu’au 2 mars, Théâtre de l’Epée de bois, route du Champ de manœuvre, Cartoucherie de Vincennes. Métro: Château de Vincennes+ navette gratuite. T. :  01 48 08 39 74.

Élémentaire de Sébastien Bravard, mise en scène de Clément Poirée

Élémentaire de Sébastien Bravard, mise en scène de Clément Poirée

 L’obscurité se fait dans la salle .Un homme monte sur le plateau éclairé et crie : « Je veux aller à l’école ». Mais qui parle ? Un enfant qui désire apprendre à lire, lassé de « rester dans les jupes de sa mère »? Un personnage fictif imaginant une vie qui n’est pas la sienne? Ou effectivement, un homme qui, déclare-t-il, mène une double expérience de comédien et «professeur des écoles » en stage.

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«All the world’s a stage», disait Jaques dans Comme il vous plaira de William Shakespeare. On est dubitatif, légèrement déstabilisé parce qu’on se sait au théâtre. Mais l’accent est celui de la sincérité et on sent chez Sébastien Bravard, seul en scène plus d’une heure, l’enfant qui aimait la classe et l’enseignant qui débute. Oui, on peut prendre un poste de professeur des écoles, en CM1, devant une classe de vingt-sept élèves, corriger les cahiers à la pause de midi, rejoindre son théâtre à moto pour y jouer le soir. Et répéter sa pièce durant les vacances. Mais au fait, « répéter » n’est-ce pas un verbe qui s’emploie au théâtre comme à l’école ?
Ajoutons foi à cette fable dont Sébastien Bravard est l’auteur et l’acteur. Il l’avait conçue au lendemain des attentats de Paris en 2015, marqué par les événements et mu par la nécessité « d’être utile ». Il en lut les premières pages à Clément Poirée, alors assistant de Philippe Adrien au Théâtre de la Tempête et qui lui succéda en 2017. Il encouragea le projet et accepta d’en assurer la mise en scène : sobre et subtile à laquelle nous assistons aujourd’hui. Le spectacle, créé à la Tempête en 2019, a été repris au Théâtre du Train Bleu au festival Avignon,  trois ans plus tard avant d’aller en tournée.

Élémentaire est l’histoire d’un vertige ou d’un saut périlleux : le protagoniste se retrouve instituteur et interprète, mais aussi adulte et enfant, ou du moins adulte avec la part d’enfance qu’il garde en soi. Il lui faut faire la classe et fondre ces différentes persona : « Et là c’est un peu ça, mon premier saut en parapente, on court, on court et on s’élance, sauf que cette fois-ci, on n’est pas sûr d’avoir une aile dans le dos. Voilà, ça démarre comme ça. »
Il n’y a pas de message sur l’Éducation Nationale. Il nous est simplement rappelé que le corps des instituteurs a été créé par la loi du 12 décembre 1792 : « Les écoles primaires formeront le premier degré d’instruction. On y enseignera les connaissances rigoureusement nécessaires à tous les citoyens». On sait que les lois Jules Ferry (1881-1882) rendront l’école gratuite et obligatoire. Le texte n’aborde pas la question de la laïcité. Il se veut avant tout un témoignage sur « ce qui se construit à l’école primaire » que jadis, on nommait «élémentaire». Sébastien Bravard dépeint très bien le collectif que forme une classe, le temps qui passe, les scansions des «petites vacances» et l’arrivée, tant attendue, des mois d’été qui signifient aussi l’adieu au maître.

Une des particularités du comédien-instit. a été de faire entrer la littérature dans la vie de la classe, qu’il s’agisse de Jules Verne ou de Marie NDiaye. L’énergie que met Sébastien Bravard à revivre devant nous son année de «professeur des écoles stagiaire», les éléments autobiographiques qu’il livre, sa grâce créent « le sens par l’émotion» comme le disait Philippe Adrien. La scénographie d’Erwan Creff, les beaux jeux de lumière de Carlos Pérez et une création sonore à base de percussions de Stéphanie Gibert soutiennent l’acteur.

 Nicole Gabriel

Jusqu’au 30 mars, Théâtre de Belleville, 16 passage Piver, Paris (XI ème). T. : 01 48 06 72 34.

Je serai toujours là pour te tuer de Sophie Tonneau, mise en scène de Catherine Perrotte et Sophie Mayer

Je serai toujours là pour te tuer de Sophie Tonneau, mise en scène de Catherine Perrotte et Sophie Mayer

La pièce interprétée par l’auteure et Yves Comeliau est réjouissante à voir. À voir et à entendre : le texte, publié en 2007 aux éditions de l’Harmattan, plaisant à lire comme à ouïr, sobrement mis en scène dans le modique décor de Lou Hacquet-Delepine, les costumes «casual» de Chloé Douanne et l’éclairage intimiste de Samuel Zucca.
Résumé des faits : Helen est retirée à la campagne où elle se morfond. Elle engage Simon pour qu’il l’aide à en finir avec la vie sans souffrance, de façon imprévue. Mais, le temps venant, elle négocie un sursis, puis un deuxième, un troisième. Les deux personnages cohabitent, s’habituent l’un à l’autre et finissent par s’attacher. Le projet initial procrastiné, la situation devient absurde…

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Cette trame ne serait rien sans le travail d’écriture, la finesse des dialogues, le parti-pris comique qui le partage à la mélancolie. Sans parler du rebondissement final que l’on ne se permettra pas de déflorer.
La pièce dilue la noirceur qui caractérise son point de départ, son atmosphère britannique, l’imperturbabilité et la logique qui vont avec, dans un esprit ludique qui, mine de rien, met en abyme le jeu des acteurs. On pense à la mathématique des romans d’Agatha Christie, auteure qui, soit dit entre parenthèses, fut elle-même tentée par le suicide au milieu des années vingt. On a aussi en tête le flegme pervers d’Alfred Hitchcock.
Et on ne saurait oublier le thème éternel de Roméo et Juliette. Ce goût pour la culture d’outre-Manche, Sophie Tonneau nous le fait partager par le contenu de la pièce mais aussi par la formule théâtrale qui recourt à l’intermède musical, chanté et dansé. La chorégraphie et, peut-on penser, l’art du mime, sont de Sophie Mayer. Les interludes scandent le récit et contribuent au divertissement réel qu’est cet opus: à la fois comédie policière et musicale, pouvant être sous-titrée Suicide assisté, mode d’emploi. Ou, comme l’actualité l’exige, Mourir dans l’indignité.

Nicolas Villodre

Jusqu’au 6 avril, La Folie Théâtre, 16 rue de la Folie Méricourt, Paris (XI ème ). T. :  01 43 55 14 80

 

 

Le Horla, libre adaptation de la nouvelle éponyme de Guy de Maupassant de Jonas Coutancier, mise en scène de Camille Trouvé et Brice Berthoud

Le Horla, libre adaptation de la nouvelle éponyme de Guy de Maupassant par Jonas Coutancier, mise en scène de Camille Trouvé et Brice Berthoud

La compagnie Les Anges au Plafond présente une remarquable version théâtrale de cette nouvelle fantastique. Ce spectacle avait été créé, il y a trois ans d’une heure dix, avec un étonnant dispositif scénique qui va évoluer et qui utilise la marionnette et l’illusion, pour nous emmener dans une dimension irréelle.
Nous sommes  plongés dans l’épilogue: un terrible incendie ravage l’habitation du personnage principal(Jonas Coutancier). Derrière le rideau de scène troué, on entend le crépitement des flammes et on voit des lueurs orange se propager…Le rideau tombe et fait apparaître l’intérieur d’une maison (marqué d’un pourtour lumineux bleu), avec des meubles, et un praticable où est perchée une violoncelliste (Solène Comsa) qui interprétera la musique et créera les bruitages.

Un compteur affiche le nombre de jours avant le drame. Jour : 126. Un homme, debout au milieu du plateau, s’exprime dans une confusion la plus totale : «Je suis fou ! Je suis malade. Je suis resté dans ma maison hier, mais qu’arrivera-t-il demain ? Je suis fou, je suis malade…»

©Arnaud Berthereau

©Arnaud Berthereau

Un tic-tac résonne et nous remontons le temps jusqu’au jour 1. L’Homme s’installe dans sa nouvelle maison. Accompagné de la chanson On the Regular de Shamir,il met en place une table, un fauteuil… et déballe un lit pliable. Il emménage en dansant mais tout à coup, plus de musique…
L’Homme sort alors de son personnage et à l’avant-scène, en brisant ainsi le fameux quatrième mur, s’adresse à nous. Il y a tout à coup des grésillements sonores et le cadre de l’espace intérieur se met à clignoter, puis une ampoule du lustre grille…Le compteur décline : six, sept, huit, neuf jours… L’homme a un peu de fièvre et n’arrive pas à dormir. Il s’assoie alors sur son lit, dos public et s’enlace : une troisième, puis une quatrième main parcourt son dos et son cou… et disparaît d’un seul coup comme dans un mauvais rêve.
L’Homme ferme alors les rabats verticaux de son lit pour dormir et on le voit allongé sur le dos en ombre chinoise. Alors, une énorme main et deux avant-bras, surgissent de son torse et touchent son visage puis essayent de l’étrangler. L’Homme se réveille et a l’impression qu’« un danger le menace, que la mort approche. » Hors-jeu, il s’adresse à la musicienne puis se met en équilibre sur un grand carton et tombe par terre.

Jour 42 : l’Homme enfile un anorak, prend un sac à dos et une lampe frontale pour aller prendre l’air. Il sort à cour, pour revenir à l’avant-scène, derrière la limite de  la « zone ». Il traverse la scène et un vent violent s’engouffre dans son costume (superbe effet  magique et de conception artisanale).

Jour 56 : il croit être guéri mais les meubles bougent tout seuls et une partie de la moquette se retourne pour laisser apparaître un réseau lumineux. L’Homme se met à table, boit un verre de vin et épluche des carottes. Il entend en résonance que l’on croque plusieurs fois dans ces carottes (bruitage de la musicienne) et devient fou à cause du son sorti de nulle part.
Des épluchures lui sont jetées dessus et l’homme plante un couteau dans une carotte. Pour se calmer, il se fait une inhalation, la tête dans un bol couvert d’une serviette  On aperçoit alors un saisissant demi-visage (masque très réaliste) avec une main qui tient son menton. Tout à coup, le visage se coupe en deux et on voit un interstice noir au milieu (effet remarquable de scission).L’Homme retourne se coucher. Mais une ombre chinoise sort de son corps en se pliant et en lui touchant son visage, puis saisit la bouche de l’Homme et lui fait avaler un tissu, puis lui referme les lèvres, comme pour lui voler son âme. L’Homme se réveille en sursaut.

Jour 68 : le 14 juillet, fête nationale. Il imagine des présences surnaturelles et se noie dans l’alcool en dansant sur de la musique  de plus en plus forte, jusqu’à tomber par terre et casse la bouteille. Six mannequins en k-way tombent alors des cintres : des doubles de lui-même… Il se bat avec eux comme pour attraper le pompon dans un manège de fête foraine. Ces silhouettes inquiétantes sautillent et finissent par disparaître dans les cintres.
L’Homme a des spasmes et se roule au sol… Puis il sort une nouvelle fois de son rôle et explique au public que la bouteille brisée est en faux verre, et raconte une aventure qui lui est arrivée en Normandie: il avait failli tomber d’une balustrade et nous dit la sensation qu’il avait eu au ventre. Il retourne dans l’espace de la maison qui s’éclaire et dont le sol se retourne à nouveau, laissant apparaître un réseau de lignes lumineuses.

La violoncelliste parle de croyances et légendes surnaturelles, fées et Dieux : «Les religions sont des inventions stupides.» L’Homme apparaît alors transformé, avec quatre mains disproportionnées (des excroissances en latex comme deux à ses pieds).  Il porte aussi un masque représentant son visage sur la tête et sa silhouette ressemble à une créature monstrueuse et difforme qui marche comme un animal, une représentation du Horla. Il inspecte la maison, monte sur les meubles, sort de la zone et disparaît en fond de scène.

Les jours passent : 80, 81, 82, 83, 84… Toujours rien et les phénomènes semblent avoir disparu, puis, le 2 août les meubles bougent à nouveau tout seuls. «Je vais me faire docile, dit-il, il est le plus fort. Mais je pourrai bientôt le tenir sous mes mains, le mordre, le déchirer… » L’Homme enfile alors un masque qui se décompose lentement en un réseau sanguin de lumières bleues. Puis, il se lance dans un combat imaginaire avec un bâton ( bruitages de coups par la musicienne) et enfin tourne alors sur lui-même à 360° comme une hélice: « Quelqu’un veut être moi et j’obéis, je ne suis plus rien. Je désir sortir mais je ne peux pas. Je ne peux pas fuir, je reste. »

Jour:101 : « J’ai pu m’échapper deux heures mais une voix ma dit de rester chez moi.» L’Homme essaie de sortir du cadre quand il y a un bruit de court-circuit mais les portes du théâtre restent fermées. Hagard, l’Homme monte alors dans les gradins vers les spectateurs, se place en équilibre précaire sur une rambarde (comme la balustrade évoquée plutôt) et crie: «Malheur à l’homme, le Horla va faire de nous, sa chose, sa nourriture !»
Il revient ensuite sur le plateau et range tous les meubles : « On est condamné au réel, laissez-moi sortir! » Le sol se replie encore un peu, ne laissant qu’un infime espace. La petite maquette d’une maison descend des cintres et l’homme y met le feu… Sur une musique électronique progressive et assourdissante, les flammes se propagent dans cette maison : terrifiante image ! Et de la fumée se diffuse lentement… l’Homme revient défiguré par une multitude de fils lumineux et tout un réseau fluorescent parcourt son corps et le plateau, comme dans le film futuriste Tron.
Il se couche alors et se confond avec le sol : tout le réseau lumineux s’éteint subitement comme un cœur qui vient de s’arrêter…La petite maison brûle et les cendres couvrent le plateau… Une effroyable et poétique mise en abyme.

Sébastien Bazou

Spectacle vu au Théâtre des Feuillants, Dijon (Côte-d’Or).

 

Empire, chorégraphie de Magali Milian et Romuald Luydlin

Empire, chorégraphie de Magali Milian et Romuald Luydlin

Une nouvelle création (pléonasme ?) de la compagnie la Zampa, simplement intitulée Empire. Selon les auteurs, l’empire en question désigne une «aire de jeu autant qu’un état d’esprit, une tentative plastique et chorégraphique de déjouer l’autorité à plusieurs ». La note d’intention est scrupuleusement suivie par un sextet ou sextuor de danseurs contemporains qu’accompagne, plus d’une heure durant, le guitariste électr(on)ique Marc Sens. Les chorégraphes font partie de la distribution où brillent à part égale Alice Bachy, Joseph Kraft, Camilo Sarasa Molina et Anna Vanneau. Le plateau, parquet ou dance-floor, est composé d’une série de tatamis maousses juxtaposés au sol, non au carré mais en polygone étoilé. Ce désordre géométrique assumé relève de l’installation, de la proposition « arty » ou de l’ornement scénographique. Il annonce la couleur et, dans une certaine mesure, le programme chorégraphique et musical.

©Alain Scherer

©Alain Scherer

La pièce, par sa rigueur même, requiert l’attention et l’adhésion du public. Elle n’est pas si simple d’abord : c’est, en effet, de la danse pure, technique, exigeante aussi bien pour les artistes sur scène que pour les spectateurs. Il s’agit d’un spectacle sans anecdote ou presque. Dysnarratif, avec, néanmoins un court texte poétique dit par cœur au micro par Alice Bachy et une dramaturgie de Marie Reverdy. Peu d’effets atmosphériques, quelques fondus lumineux, une composition musicale minimaliste, des costumes carnavalesques ou cabaretiers enfilés à vue par les artistes, quelques grimaces empruntées aux expressions des gargouilles gothiques. Aucune aspersion de fumigène, ce qui vaut d’être signalé…

 Le « guitar hero », impassible, impavide, sûr de son fait, mi-David Gilmour (pour le vibrato, le « bend » et les sonorités psychédéliques), mi-Rhys Chatham (si l’on se réfère à la période punk de celui-ci et à son duo avec la ballerine Karole Armitage), mi-Denis Mariotte (en raison de son accompagnement musical réduit à une seule note dans la pièce Umwelt de Maguy Marin), fait dans le « drone ambient ». À savoir le bourdon de cathédrale, avec ses boucles rythmiques obtenus par frappes à la baguette sur la six-cordes et les motifs mélodiques produits par frottis. La danse est ici, pourrait-on dire, sous l’empire de(s) sens. En raison du patronyme du musicien, discret visuellement, sagement assis côté cour, mais omniprésent de bout en bout. Du fait également de l’influence nippone sur la chorégraphie et de l’importance de l’art martial dans la deuxième partie de l’œuvre.

Il est vrai que « l’objet chorégraphique» de la Zampa (pour reprendre les termes de Magali Milian et Romuald Luydlin) est singulier. Il n’a que peu à voir avec le spectacle Nage no kata (2024) présenté à la Maison du Japon, une suite de mouvements exécutés par deux judokas aguerris, Stephen Roulin et Antoine Bidault, accompagnés de musique «contemporaine» (atonale), ayant pour but de signifier ou de dignifier artistiquement parlant une technique de combat ayant ses qualités propres qu’un cinéaste comme Akira Kurosawa avait déjà assimilé à l’art chorégraphique dans son film La Légende du grand judo (1943). Empire se réfère au pays du soleil levant mais aussi à l’Angleterre, développant dans toute la première partie de la pièce une suite gestuelle inspirée de la contredanse ou « country dance ». Les auteurs se sont assuré la collaboration de Guillaume et Serge Bertrand, pour le judo et de Cécile Laye, pour la contredanse anglaise.

 Au XVII ème siècle, la contredanse, comme l’art du jardin, diffère totalement entre la France et l’Angleterre. Jean-Marie Guilcher, dans son livre La Contredanse (1969), cite Lorin qui, de retour de Londres, estime que la contredanse anglaise n’impose aucun pas et, pour ce qui est de la contredanse à six, semble avoir été surpris de «la bizarrerie et de la diversité des pas, que chacun y faisait à sa fantaisie ». Les nombreux pas de deux de la pièce rappellent les danses de couple de cet âge d’or de la contredanse -quoique les costumes de Violette Angé pour Empire, hormis les collerettes, paraissent anachroniques, en particulier les pantalons à froufrous qui ressemblent à ceux des danseurs de mambo ! Les duos, naturellement, sont aussi ceux des affrontements de judokas.

 Les mouvements quotidiens relèvent d’une tradition… contemporaine, faite de petits gestes faciles à exécuter, comme ceux de la postmodern dance. Qui dit empire dit chute et l’impressionnante série de roulades, pour ne pas dire « ukemi waza », exécutées par tout le groupe, conclut la pièce de façon spectaculaire. Nous avons été sensible aux qualités de saltation de Joseph Kraft et à la prestation toujours juste d’Alice Bachy. Comme toutes les œuvres réussies, Empire gagne à être vue et revue.

Nicolas Villodre

Spectacle vu le 19 février à la Scène nationale du Sud-Aquitaine-Théâtre Michel Portal, Bayonne (Pyrénées-Atlantiques).

 

 

 

 

 

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En dehors, la jeunesse de Rirette Maitrejean,texte et mise en scène de Sylvie Gravagana

En dehors, la jeunesse de Rirette Maîtrejean, texte et mise en scène de Sylvie Gravagana

Anna Estorges, alias Henriette ou Rirette Maîtrejean (1887-1968), n’est pas un nom connu du grand public. C’est pourtant à cette figure de l’anarchisme individualiste que s’est intéressée Sylvie Gravagna dans le spectacle qu’elle a conçu et qu’elle interprète. Il a été créé à Uzeste en 2022 et repris ici. Rirette était la fille d’un couple d’agriculteurs corréziens; appauvri, son père devient maçon à Tulle. Elle fait partie des premières générations à bénéficier de la scolarité gratuite et obligatoire et est une excellente élève qui veut être institutrice.
Mais son père meurt et sa mère veut qu’elle épouse un riche veuf. Agée de seize ans, elle serre son baluchon et s’enfuit pour la Capitale. Elle survit d’abord grâce à des travaux d’aiguille, puis apaise sa soif de savoir en fréquentant les causeries et universités populaires, issues du courant individualiste de l’anarchie qui ne s’accorde ni avec une perspective insurrectionnelle, ni avec celle de la grève générale.
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Pour les individualistes, la transformation des mentalités était un préalable à toute transformation sociale. Ils donnaient une importance toute particulière à l’éducation ainsi qu’à une presse prenant le contre-pied des informations données par journaux bourgeois. Ils adhéraient en outre à des pratiques propres à libérer l’individu ou le transformer, telles la vie en communauté, l’union libre, souvent plurale, le néo-malthusianisme (ou contrôle des naissances), le végétarisme, le nudisme, les randonnées à bicyclette…
Rirette se marie avec Louis-Auguste Maîtrejean, un ouvrier sellier qui fréquente les causeries populaires. Elle met au monde deux enfants mais cette union ne dure pas: Rirette, estimant qu’elle n’a pas avec lui suffisamment d’échanges intellectuels, le quitte pour Maurice Vandamme, dit Mauricius. Il écrit dans L’anarchie, organe de presse des individualistes. Elle y fait la connaissance d’Albert Libertad, le flamboyant fondateur du journal, qui sera tué lors d’une manifestation et Rirette s’occupera de L’anarchie avec Victor Kibaltchiche, fils exilé de révolutionnaires russes. Ils vivent en communauté à Romainville, en compagnie de jeunes libertaires légèrement chapardeurs. 

 Des dissensions apparaissent dans le groupe avec l’arrivée de Jules Bonneau, partisan de la «reprise individuelle» et, le cas échéant, du coup de feu et de l’explosif. Rirette et son compagnon prennent leurs distances. La presse, d’abord installée à Romainville, sera installée  rue Fessart dans le haut de Belleville. Mais  Rirette et Kilbatchiche sont entraînés dans le torrent médiatique et judiciaire qui accompagne braquages et attentats. Le procès de la «bande à Bonnot» fait, de Rirette, une bien involontaire vedette et lui vaut quinze mois de préventive. Elle est acquittée mais Kibaltchiche -le futur Victor Serge, son grand amour- est condamné à cinq ans de prison, au terme desquels il sera expulsé de France.

Sylvie Gravagna ne présente pas Rirette telle que le public la découvrit à son procès: une jeune mère de famille de vingt-cinq ans aux cheveux courts, aux grands yeux bruns, habillée d’un sarrau noir agrémenté d’un col Claudine blanc. Mais c’est Claudine devant les tribunaux, murmura-t-on! L’écrivaine Colette était à l’audience, envoyée par Le Matin. Tout ce que nous voyons et entendons est en flashback. Rirette, incarnée par la metteuse en scène, est une femme d’un certain âge, au visage très doux, qui se souvient. Le spectacle se réfère au texte de Rirette, paru en feuilleton dans les colonnes du Matin, en 1913 (2). Lorsque la lumière se fait sur le plateau, deux chaises : sur l’une, elle est assise habillée de teintes beiges ou camel: sur l’autre; une jeune harpiste blonde (Juliette Flipo), un peu ébouriffée, en salopette d’un rouge éclatant. Un effet optique des plus réussis…
L’une parle, l’autre chante, entrecoupant de romances ou de chants de combat, d’une voix à l’ample tessiture, le récit de l’aînée. Le spectacle se réfère aux Souvenirs d’anarchie de Rirette publié en feuilleton dans Le Matin du 19 au 31 août 1913. Le texte sans doute été  modifié, voire réécrit par le journal, ce qui valut à Rirette des attaques virulentes, souvent de nature misogyne, de la part du milieu libertaire. Il est republié en 1937, sous le titre  Confessions n°15, agrémenté d’une coda signée Commissaire Guillaume.
Sylvie Gravagna qui s’inspire des travaux d’une universitaire spécialiste de l’anarchisme, Anne Steiner, auteure de Rirette l’Insoumise, Tulle (2013) a fait
  un habile découpage, refusant un ordre purement chronologique. Son monologue commence par l’évocation de la soi-disant « bande à Bonnot», un personnage pour lequel elle n’a jamais eu de sympathie. Elle insiste au contraire sur la révolte de très jeunes gens, comme Edouard Carouy ou Octave Garnier, abattu par la police à vingt-deux ans. Dans les Mémoires qu’il laissa, on pouvait lire qu’il refusait de « vivre la vie de la société actuelle » et « ne voulait pas attendre d’être mort pour vivre ». Rirette évoque de son côté « la misère, l’humiliation, l’exploitation, l’abrutissement » qui étaient le lot de la classe ouvrière, lorsqu’elle courbait l’échine…
En courtes saynètes, sont remémorées les meilleurs moments de la vie de groupe, quand,par exemple, la communauté de Romainville pédalait jusqu’à la Marne, «empruntait» une barque et ramait : « Que c’est beau la vie ! » Sont naturellement rappelés ici les pires comme le braquage de la rue Ordener, premier hold-up motorisé en décembre 1911. Bonnot est au volant et un garçon de recettes de la Société Générale est dévalisé et grièvement blessé. Audace inouïe qui suscite le rejet de l’anarchisme et que dénonce, dans le spectacle, la belle voix grave de Juliette Flipo.
Rirette rapporte elle-même son procès, les questions que lui pose l’Avocat général et ses réponses : «En 1909, à vingt-deux ans, vous êtes devenue directrice du journal L’Anarchie.» « Non, gérante. Il n’y a pas de directeur chez nous. Nous sommes des anarchistes. » (…) « Et si notre journal enseigne le mépris des morales conventionnelles, chacun est libre de choisir son chemin . »
Rirette trace le portrait de celui qui fut « son plus beau souvenir d’anarchie », Libertad le bien nommé, « appuyé sur des béquilles, la tête énorme et le buste rabougri». Elle parle de sa voix et de sa verve, qui «l’électrisaient. «Ce n’est pas dans cent ans qu’il faut vivre en anarchiste. C’est maintenant. Méfiez-vous de ceux qui prônent la grève générale pour bâtir ensuite un monde meilleur ! » Et de rapporter ses bons mots : «La propagande par la fête ! ».
Quand Sylvie Gravagna
fait allusion à la Ruche de Sébastien Faure, expérience d’éducation mixte et anti-autoritaire pour orphelins, la musicienne pose son instrument, se lève et se lance sur l’air de L’Internationale dans une danse folle, L’Internationale des enfants. Malgré l’abondance des informations livrées, le spectacle, jamais difficile à suivre, est passionnant de bout en bout, réveille les morts ou une mémoire largement occultée et retrace la trajectoire romanesque d’une femme qui ne s’est jamais pliée à son destin…

Nicole Gabriel

Jusqu’au 22 février,  Local des autrices, 18 rue de l’Orillon, Paris (XI ème). T. : 01 46 36 11 89.


 

 

 

 

Neandertal, texte et mise en scène de David Geselson

Neandertal, texte et mise en scène de David Geselson

 Une reprise d’un spectacle créé au festival d’Avignon 2023, et déjà rejoué l’an passé dans ce même théâtre (voir Le Théâtre du Blog). Presque trois ans après, il a sans doute évolué. Un monde: on dira qu’ici «tout est dans tout» et ce sera vrai. David Geselson part aux origines de l’Humanité, avant même l’homo sapiens-notre espèce, à peu de choses près-et son cousin disparu :neandertal. Pas si disparu: quelques-uns de ses gènes se seraient mêlés à ceux de l’homo sapiens et auraient survécu jusqu’à nous, ici, maintenant. Ici, quelques-uns de ces «nous» : des hommes et des femmes s’aiment, des chercheurs voués avec passion à la science, et, en images : ils ne méritent pas la générosité des comédiens pour les incarner, des êtres qui en haïssent d’autres au point de les assassiner.
Revient le souvenir d’un monde primitif imaginaire où les homo sapiens savaient «chercher les traces pour avancer ». Le noyau de cette recherche est l’ADN (acide désoxyribonucléique) et la génétique, science fascinante et dangereuse, quand on se met à y déceler une identité et à lui procurer droits et passe-droits. Mieux vaut chercher d’anciens ossements dans le désert à l’étranger-les squelettes des hominiens n’ont pas de patrie ! Et mieux vaut observer au microscope électronique des particules infimes dans un laboratoire aseptisé. Avec l’orgueil, la gloire du chercheur et sa crainte, toujours, de l’erreur fatale, de l’élément «étranger» qui viendrait détruire l’édifice de son hypothèse en polluant sa pureté. On n’y peut rien,: ces mots ressemblent trop («danger venu de l’extérieur, de l’autre»), à ceux des idéologies les plus destructrices. Dur constat pour des scientifiques voués à l’universel et pour un spectacle résolu à parler d’amour…

 

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Embrasser la totalité des temps humains possibles, intensément et dans le désordre? Remonter à la naissance de l’humanisation, du côté des «parents d’Adam et Eve» (et que Dieu s’en débrouille !) ? Chiche ! Et l’auteur le fait, sans insister et sans interdire l’émotion. Rien de mieux que le théâtre pour se prêter à cela : en quelques minutes, un rocher de carton-pâte «joue» à la fois, l’illusion du désert et la réalité artisanale de ce qu’il est: un laboratoire couché sur le plateau, puis dressé à la verticale par les acteurs et les accessoiristes  à vue.Le mur du labo devient écran où sont projetées des images d’actualité, devenues images d’Histoire (assassinat d’Yitzhak Rabin en 1995, montée en puissance du Likoud et de Benjamin Netanyahou). David Geselson ne craint pas d’appuyer là où cela fait mal et d’interroger l’histoire de la Terre promise. Mais on manque beaucoup de moments de ce spectacle aussi ambitieux que courageux, et on doit souvent de contenter d’en deviner les perspectives : tout simplement, on entend mal. Le grand plateau, la coupole de l’ancienne patinoire avalent les voix mais, en même temps, le jeu est assez métaphorique et les situations assez fortes pour qu’on puisse suivre les pistes indiquées et percevoir l’ensemble. Le spectateur est obligé de faire sa propre cuisine et finalement, tant mieux: on entre dans le jeu, on s’approprie certains éléments et on les reprend en direct, avec son imagination. A se demander si ce n’est pas un dessein à peine caché de l’auteur: que le public travaille lui aussi autant que les artistes!
Lui-même ne s’interdit pas de prendre à partie le monde tel qu’il est, au nom de priorités à lui et nous invite implicitement à en faire autant. Nous aurons moins, et plus, qu’une bonne soirée. Mais il ne faudrait pas que ces considérations passent pour une plaidoyer en faveur d’une mauvaise acoustique et/ou d’une diction faible.
De ce que l’on entend, reste l’essentiel: la joie de la recherche, du doute, la liberté d’interpeller jusqu’à Dieu. L’adjectif: sapiens signifie : la connaissance et peut-être la sagesse, mais aussi le goût et avec lui le plaisir. Et Neandertal: « l’homme d’une vallée nouvelle»: David Geselson avoue voir été tenté de prendre cette formule comme sous-titre, et l’avoir trouvée trop belle…

 Christine Friedel

 Jusqu’au 16 février, Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt, Paris (VIII ème). T. : 01 44 95 98 00.

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