Le Code noir, musique de Louis Clapisson, livret d’Eugène Scribe, mise en scène de Jean-Pierre Baro,

Opera : Le code noir

© Michael Bunel

Le Code noir, musique de Louis Clapisson, livret d’Eugène Scribe, mise en scène de Jean-Pierre Baro, direction musicale de Jérôme Correas

Cette œuvre lyrique, la première en France à porter le personnage de l’esclave sur la scène d’un opéra, doit son titre au Code noir, un édit royal de Colbert qui réglementa  la vie et le sort des esclaves dans les colonies françaises jusqu’en 1848, date de la proclamation de la  II ème République.

Eugène Scribe en a écrit le livret en 1842 à partir d’un roman de l’époque, au moment où le courant abolitionniste prenait de l’ampleur (l’esclavage aboli à la Révolution Française fut rétabli par Napoléon !). La fable penche plus du côté de l’exotisme que du revendicatif mais nous plonge au cœur d’un problème resté d’actualité et fait entendre la partition d’un compositeur de valeur tiré de l’oubli par Jérôme Correas qui en a reconstitué l’orchestration pour les Paladins, l’ensemble qu’il dirige ici.

En Martinique, dans la demeure du gouverneur, on est en plein imbroglio amoureux entre maîtres et esclaves. Donatien, un jeune et noble officier de marine débarque de la métropole sur sa terre d’origine. Par hasard, il y retrouve sa mère, une esclave : i, en vertu du Code noir il est donc esclave et doit être vendu tel puisqu’il n’a pas de maître… Comme dans tout opéra comique, la dramaturgie fonctionne sur des quiproquos et chassés-croisés amoureux. A la différence qu’ici, la fable débouche sur une tragédie, l évitée de justesse grâce à un heureux coup de théâtre…

La scénographie aux couleurs délicates imaginée par Cécile Trémolière ouvre sur le salon du gouverneur, lieu unique de l’action. Il y règne une  chaleur tropicale et une paroi à claire-voie en fond de scène laisse deviner d’autres espaces où se déroulent des actions secondaires. Les costumes sans grande personnalité donnent une touche contemporaine à cette histoire mouvementée, portée par d’excellents chanteurs.

L’alternance de dialogues parlés, d’arias et de chants d’ensemble exige habileté et expressivité des interprètes de cette œuvre pleine de cris, menaces, pleurs et supplications. Deux chanteuses noires, deux chanteurs métisses  et trois chanteurs blancs se partagent la scène : une mixité encore impensable au XIX ème siècle… Jean-Loup Pagesy (basse) est Palème, un esclave affranchi, et il a une grande aisance jusque dans les cabrioles. Isabelle Savigny, soprano au timbre clair, interprète l’épouse fantasque et non conformiste du gouverneur  (le baryton Nicolas Rigas) qui a la raideur requise du « méchant ». Marie-Claude Bottius est Zamba, la cafresse au port altier. Mère de Donatien, elle se transforme en une pauvre créature et son chant se fait alors plus grave. Donatien (le ténor Martial Pauliat) subit aussi une transformation physique spectaculaire. La soprano Luanda Siqueira est Zoé, une esclave discrète et franche.

Jérôme Correas redonne vie à la musique romantique très peu jouée de Louis Clapisson, pourtant excellent compositeur. Admiré de son vivant par Hector Berlioz mais détesté par Georges Bizet, ce fils de facteur d’instruments à vent écrit ici de nombreux solos de hautbois, basson, cor ou  clarinette, pour traduire les états d’âme des personnages. Il utilise aussi des percussions de façon à dramatiser les situations extérieures: orage, danses populaires, chants des esclaves… Dès l’ouverture, la musique annonce la couleur : légère et sautillante comme dans une opérette, elle prend ensuite des tonalités sombres. Une architecture complexe et d’une grande originalité caractérisent  les duos, trios et quatuors avec des paroles différentes qui se superposent.

Cette mise en scène d’opéra reste assez classique… Mais Jean-Pierre Baro a souhaité que «la figure de l’esclave économique rencontre celle de l’esclave nègre d’hier». En effet l’Organisation internationale du travail estimait en 2016 que quarante millions d’êtres humains étaient victimes de la traite. Le metteur en scène cite justement, à la fin du spectacle, un magnifique extrait des Chiens se taisaient du poète martiniquais Aimé Césaire.

Mireille Davidovici

Du 7 au 9 novembre, Théâtre de Corbeil-Essonnes, 22 rue Félicien Rops, Corbeil-Essonnes (Essonne).  T. : 01 69 22 56 19.

Le 13 novembre, Théâtre de Cornouaille, Quimper (Finistère) ; le 29 novembre, Centre d’Art et de Culture de Meudon (Hauts-de-Seine).
Le 16 janvier, Centre des Bords de Marne, Le Perreux et le 31 janvier, Opéra de Massy.

 


L’Impossible procès, devoir d’Histoire en Guadeloupe de Guy Lafages, adaptation et mise en scène de Luc Saint-Eloy

Photo Félix Denis  L'impossible procès Martinique 2

L’Impossible Procès, devoir d’Histoire en Guadeloupe de Guy Lafages, adaptation et mise en scène de Luc Saint-Eloy

En 1967, un grave incident raciste eut lieu à Basse-Terre, chef-lieu du département de la Guadeloupe. Et Max Jeanne s’en est inspiré pour écrire un roman poético-réaliste La Chasse au Racoon ponctué d’humour rabelaisien et qui transforma une confrontation en légende.Vladimir Snarsky, propriétaire blanc d’un magasin de chaussures lâcha son berger allemand pour chasser Raphaël Balzinc, un vieux cordonnier noir et handicapé qui installait son étal en face de son commerce. Znarsky, militant au parti gaulliste U.N.R., dit à son chien: «Dis bonjour au nègre ! Ce qui  fut à l’origine d’émeutes et de grèves à Basse-Terre et à Pointe-à-Pitre; le préfet fit déployer deux escadrons de gendarmerie.

Le caractère xénophobe du geste était évident et l’association entre chien et esclavage avait rouvert une blessure encore trop présente à la mémoire et évoquait des souvenirs pénibles. Et cela avait provoqué une émotion dans toute l’île et déclenché une colère anticolonialiste qui couvait depuis longtemps! Il y eut par la suite un soulèvement  des ouvriers du bâtiment, des débats publics, des articles dans la presse d’opposition et d’autres incidents qui inquiétèrent les autorités… On a parlé de trois morts, chiffre qui n’a jamais été confirmé. Mais, à la suite de ces violences, dix-huit Guadeloupéens, issus de toutes les classes de la société, furent traduits devant la Justice. Accusés de porter atteinte à l’intégrité du territoire français et de meurtre. Le procès  eut lieu du 9 février au 1er mars 1968.

À l’occasion du cinquantenaire de ce procès devant la dixième Chambre correctionnelle à Paris, Luc Saint-Eloy, auteur dramatique, acteur et metteur en scène mais aussi directeur artistique du  Théâtre de l’Air nouveau, a créé un spectacle inspiré des interventions authentiques prononcées les derniers jours du procès. Cette reconstitution, conçue par Guy Lafages et Luc Saint-Eloy, à partir des plaidoyers des avocats et des verdicts prononcés, est d’un grand intérêt historique. Elle rassemble en effet la population guadeloupéenne autour d’une période importante d’une histoire que les archives officielles existantes n’ont jamais permis d’élucider. Mais c’est surtout une création artistique où le metteur en scène  clarifie les opinions de l’auteur et impose une remise en question critique des rôles alors joués par les différentes structures alors au pouvoir en Guadeloupe.  

Photo Félix Denis

Photo Félix Denis

Dès le début, les différentes interventions sont annoncées sur écran et soulignent les thématiques qui seront abordées, pour casser l’illusion et mettre en valeur les éléments formels.  Cette suite de courts épisodes s’inspire de la dialectique chère à Bertolt Brecht et permet aux auteurs d’insister sur l’opposition entre les preuves de culpabilité présentés par l’accusation et la manière dont elle a pu falsifier des documents pour faire valoir son point de vue.    

Il en ressort  un doute profond quant à la véracité des propos tenus au fur et à mesure du procès, quant à la nature dite subversive du G.O.N.G (Groupement d’Organisation National Guadeloupéen). En montrant que le fait de choisir quelques lignes d’un article publié dans Le Progrès social, ou d’isoler un certain nombre de phrases de leur contexte ne  signifiait en aucun cas que cet article constituait une atteinte à l’intégrité du territoire national… Ainsi, l’avocat de la Défense balaye-t-il vite les arguments du Procureur! La dialectique brechtienne joue ici un rôle important et le metteur en scène impose une forme de réalisme critique teinté d’émotion.

La salle avec quelques  praticables reproduisant le lieu du procès, est sobre et sinistre; il n’y a guère ici d’émotion, exception faite des extraits de films réalisés à l’extérieur du Tribunal en métropole. Mais un groupe de militaires alignés aux côtés du Président de séance crée un malaise qui tourne vite au ridicule. Le Procureur de la République est joué par une femme (Carolin Savard) crispée, haineuse et caricaturale, sans humanité. En contradiction avec la sobriété du lieu, la vision épique de cette réalité est transformée par le regard critique des concepteurs. Mais les dix-huit inculpés placés derrière leurs avocats, juste en face du procureur, réagissent souvent comme un chœur, bruyant ou joyeux… Leur présence en impose et ils apportent des preuves incontournables.

Un extrait de film pour la télévision avec une journaliste à Paris qui explique le déroulement du procès qui va avoir lieu apporte une vérité certaine à la scène. Il y a des moments de réalisme critique,  comme savait en créer le grand metteur en scène allemand Erwin Piscator. Et l’ensemble du spectacle (scénographie et lumière de Stéphane Loirat) est ponctué d’actualités télévisées de l’époque. Avec des images sur écran des protagonistes de cette tragédie. Ce qui bouscule  notre perception et nous fait parfois tout remettre en question.     
Les contradictions entre réel et «réel critique» nous amènent à réfléchir sur l’évènement. Cela en devient même une  sorte de pédagogie associée à la fonction épique du spectacle. Certains acteurs, très connus dans la région, ont ainsi pu assumer leurs personnages sans une imitation réaliste, ce qui leur aurait permis de faire valoir leur jeu virtuose. Comme Marc-Julien Louka qui  imite Aimé Césaire, ou Eric Delors devenant le Félix Rodes puissant que tout le monde a entendu à la radio à la suite de son acquittement. Il y a aussi les interventions tonitruantes de Ruddy Sylaire qui joue maître Mainville-Darsières (1922-1998) un avocat martiniquais de la défense et ami de Frantz Fanon, encore plus  vrai que dans la vie. La puissante Isabelle Laporte, joue, elle aussi, une avocate. Et dans un numéro très réaliste, l’impeccable Théo Dunoyer interprète Gérard Lauriette (1922-2006), un pédagogue exceptionnel sorti Major de sa promotion à l’Ecole Normale, il décida à vingt ans d’échapper à «l’asservissement intellectuel du blanc». Et expulsé de l’enseignement public au motif d’aliénation mentale avant d’être mis à la retraite d’office à trente-neuf ans! Dans l’école privée qu’il fonda, il obtenu de très bons résultats.  Selon lui, l’enfant guadeloupéen devait partir de ce qu’il connaissait pour s’ouvrir à une autre langue et à une autre culture, il préconisa l’usage du créole en classe pour favoriser les apprentissages… Un personnage hautement théâtral mais qui n’avait rien à voir avec les accusations alors portées contre lui et qui chercha à divertir la Cour et le public. Il arrive sur scène avec les vrais survivants de cette tragédie qui se trouvaient déjà dans la salle…

Des ombres rougeâtres font sortir les personnages de leur passé mystérieux qui s’imposent alors comme des figures platoniciennes observant une vie autre,  celle qui dansait sur les murs de la grotte. Ils fascinent les spectateurs en leur prouvant que les avocats de l’Etat avaient essayé de prouver l’impossible : le lien entre les membres du  G.O.N.G  et le soulèvement qui avait alors bouleversé le pays.

 Il y eut récemment Delgrès, un spectacle-reconstitution du combat de Delgrès (une plaque en la mémoire  de ce Guadeloupéen a été placée dans la crypte du Panthéon à Paris : «Héros de la lutte contre le rétablissement de l’esclavage à la Guadeloupe, mort sans capituler avec trois cents combattants au Matouba en 1802. Pour que vive la liberté.» L’Impossible Procès est un autre moment important de théâtre politique qui clarifie les choses en contribuant à une réflexion sérieuse sur un événement historique de cette île française, si éloignée de la métropole.

Alvina Ruprecht

Spectacle présenté au Cinéstar-Les Abymes du 1 au 5 février, Z.A.C. de Dothémare, Parc d’activité La Providence, Les Abymes (Guadeloupe).

Ouvrage collectif de Guy Lafages, d’après Le Procès des Guadeloupéens, Editions L’Harmattan. Mé  ’67 de Raymond Gama et Guy Sainton : articles de presse et  documentation personnelle.

 

Mary Prince d’après The History of Mary Prince

 

Mary Prince d’après The History of Mary Prince, récit autobiographique d’une esclave mise en scène d’Alex Descas

IMG_0553Ce spectacle joué en 2015 au festival d’Avignon  il y a deux ans par la compagnie Man Lala, présente une séquence de textes extraits d’un récit autobiographique, premier témoignage publié en 1831 à Londres sur les conditions de vie de son auteur, Mary Prince, dans les colonies britanniques. Née  esclave dans les Bermudes vers 1790, elle est vite séparée de ses parents lors de la vente des esclaves de la maison.

Ses premiers maîtres la traitent avec humanité et elle bénéficie même d’un enseignement rudimentaire, mais trop jeune pour comprendre sa condition d’esclave, elle fait vite l’apprentissage de l’affliction avec la séparation brutale des siens, dans son plus jeune âge. « Je ne savais ni où j’allais, ni ce que mon nouveau maître ferait de moi, j’avais le cœur brisé de chagrin et mes pensées retournaient sans cesse vers ceux dont on m’avait si brusquement séparée. Je n’arrêtais pas de me dire: « Oh, ma mère! Ma mère! Oh, ma maman, et mes sœurs, et mes frères, vous reverrai-je un jour? »

 Sa condition va se détériorer de façon continue: elle  sera vendue successivement à différents maîtres dont la cruauté n’a d’égal que leur cupidité. Commence alors une descente aux enfers, adoucie tardivement par son mariage, la découverte de la religion et son départ pour Londres comme bonne d’enfants chez des maîtres qui l’aideront à présenter au Parlement, une demande d’assistance pour obtenir le rachat de sa liberté d’un maître qui la lui refuse avec obstination.

Un bref récit aussi juste et dense que bouleversant, et très précieux par sa véracité et son absolue sincérité. Pourvue d’une éducation frustre, Mary possède l’art du récit comme une vertu innée: une abondance de faits, une intelligence des caractères  et des situations, une description fine des actes les plus barbares: la distance avec la réalité de l’esclavage au quotidien toucher le cœur. A la fois dedans et dehors, victime la plupart du temps, Mary est quelquefois actrice courageuse, toujours témoin à la parole d’or, et connaît intuitivement l’art de l’ellipse.

Comment restituer sur scène un récit d’une telle force, sans rien perdre de son acuité? Un défi relevé par Alex Descas qui a conçu une belle mise en scène avec plateau nu, noir ambiant, lumière habilement distribuée, et gestuelle sobre: l’essentiel de l’émotion est porté par l’expression du visage de Souria Adèle. On a ici retranché du texte les enchaînements, et les passages d’intérêt secondaire, pour mettre en valeur les moments les plus intenses.

 Le spectateur saisit d’emblée la visée universelle du récit  dont il aurait cependant été  bon de souligner sa dimension universelle, en gommant quelques détails réalistes qui en diminuent la portée: comme le choix-contestable-d’un costume « couleur locale ». Il convient de dire le contexte historique: l’esclavage en cause est inscrit dans l’histoire et l’empire colonial britannique, comme tous les autres colonialismes. Mais a-t-il disparu des temps modernes, ou hélas, est-il seulement moins connu? La prolétarisation du travail, au service de la religion du marché en est un nouvel avatar.

« Aujourd’hui, dit Roland Gori, ce n’est plus seulement le « guerrier » qui réduit par la force le vaincu, en esclavage, en chose, en propriété, et qui le dépossède de ses droits. Dans une série d’enquêtes et de témoignages sur la vie des ouvriers des usines chinoises de Foxconn qui fabriquent les IPhone, Kindle et autres technologies de pointe, une organisation du travail dépossède les employés de leur capacité à penser et à réfléchir, et les réduit à faire une série de gestes répétitifs et simples, les rendant apathiques. Les témoignages sont bouleversants: « Les machines ressemblent à d’étranges créatures qui aspirent les matières premières, les digèrent à l’intérieur et les recrachent sous forme de produit fini [...] Nous sommes devenus leurs domestiques .J’ai souvent pensé que la machine était mon seigneur et maître, dont je devais peigner les cheveux. Il fallait que je passe le peigne ni trop vite ni trop lentement, afin de ne casser aucun cheveu, et le peigne ne devait pas tomber. Si je ne faisais pas bien, j’étais élagué. »

Est-on si loin de Mary Prince faisant preuve d’un discernement qui s’aiguise au fur et à mesure que sa condition empire. Elle saisit bien les mécanismes de la déshumanisation dont elle est victime: dépossession de soi, de son corps torturé à l’envie,  et de son âme,  à cause de l’arbitraire et de l’injustice qu’elle subit: «Il ne se passait pas de jours sans que ces garçons ne reçoivent le plus sévère traitement, souvent pour rien du tout. On aurait dit que mon maître et ma maîtresse pensaient qu’ils avaient un droit à les maltraiter à leur gré et ils accompagnaient très souvent leurs ordres de coups, que les enfants se conduisent bien ou mal.

Peut-on dire plus clairement l’arbitraire, le déni des droits humains? Si les châtiments corporels et l’horreur quotidienne en sont l’expression la plus cruelle, la dépossession de soi en est l’expression ultime, le comble de la violence faite à l’homme. Ici Mary semble dire de l’âme, ce qu’Augustin dit du temps: « Qu’est-ce donc que le temps? Si personne ne me le demande, je le sais; mais que je veuille l’expliquer à la demande, je ne le sais pas! « .

On a tort d’hypostasier l’âme qui est le point ultime de refuge de l’être, comme nous le rappellent Primo Levi et avec lui, toutes les victimes de viol. Et de façon aussi convaincante, Mary Prince : « J’ai été esclave, j’ai ressenti ce que ressent un esclave et je sais ce qu’un esclave sait ». De façon pertinente, la mise en scène du texte ouvre et se ferme sur cette parole indépassable.

Car c’est bien son âme qu’on a volée à cette esclave, après avoir martyrisé son corps. Et voilà pourquoi Mary trouve un tel refuge dans la rencontre avec les frères Moraves dont la secte a incarné une force d’opposition à l’Eglise romaine. Persécutés dès 1460, ils ont prôné pendant longtemps la fraternité des hommes sans distinction de classe, de nation ni de couleur.
 Ce n’est donc pas par hasard que Mary trouve auprès d’eux le réconfort moral et la réaffirmation de son être profond: même la reconnaissance de son statut de pécheresse lui est un baume, car on lui reconnaît la responsabilité de ses actes: on la traite en  personne libre et intègre. En outre, les frères vont lui apprendre à lire, reconnaissant son intelligence et confirmant ainsi sa dignité humaine.

Quelle surprise que de trouver dans ce récit d’une esclave du début du XIXème siècle des lumières susceptibles d’éclairer le monde contemporain! Car l’entreprise de déshumanisation  se trouve bien au principe du « technofascisme » dont s’accompagne le libéralisme et dont on retrouve les effets dans la technocratie totalitaire, la montée des racismes, des populismes de tout poil, et l’ensemble de ce monde sans esprit qui nourrit les régressions et le salafisme djihadiste.  Comme le dit Hannah Arendt: « Il est intéressant de noter que le mot latin homo désignait à l’origine un être qui n’était rien qu’un homme, une personne sans droits et, par conséquent, un esclave. »

Merci donc à la troupe Man Lala et à Souria Adèle de nous avoir fait partager la force de ce témoignage, de l’avoir proposé à notre entendement, même ils en ont quelque peu restreint la portée, à leur insu. Mais comprendre, discuter, et alimenter par sa propre expérience, n’est-ce pas là le rôle du spectateur émancipé ?

Michèle Bigot

Spectacle vu au Théâtre municipal de Fort-de France, le 2 février.

 

La Traversée Invasion ! adaptation et mise en scène d’Eva Dumbia

La Traversée Invasion ! adapatation et mise en scène d’Eva Dumbia

 

eva-doumbia-2_0L’afropéenne Eva Dumbia propose une traversée des rivages africains jusqu’au Havre, port négrier, en passant par les Antilles. Avec un triptyque construit à partir de cinq textes qu’elle a revisités : Insulaires ou Seul l’impossible pourra m’apaiser, d’après Jamaïca Kincaid et Fabienne Kanor, La Vie sans fards, précédé de Ségou, d’après le récit autobiographique et le roman de Maryse Condé, et enfin La Grande chambre de Fabienne Kanor.
En trois volets, sont mis en scène les destins et paroles de ces romancières qui racontent quelque quatre cents ans d’histoire: Maryse Condé, Guadeloupéenne née en 1937, a mené une partie de sa carrière universitaire sur le continent africain, Fabienne Kanor,  quarante six ans, née à Orléans de parents martiniquais, et Jamaïca Kincaid, soixante sept ans, née dans l’île d’Antigua à cinquante kms au Nord de la Guadeloupe.
Soit une histoire de la traite négrière et de l’esclavage revisitée au féminin. Eva Dumbia, elle,, née d’une mère normande et d’un père malinké, a grandi en banlieue du Havre.
  L’histoire coloniale nous est ici contée dans un langage marqué par le métissage des techniques, le chevauchement des époques et des voix. Narration romanesque, récit autobiographique et dialogue théâtral s’appuient sur le cinéma, la photo, la danse, le chant et la lumière.
Chaque partie se déroule sur un continent : l’Afrique, l’Amérique des Caraïbes et l’Europe, et évoque l’identité noire de descendantes d’esclaves. Second point commun : le  brassage de moments historiques dans un aller et retour permanent entre siècles passés et vie contemporaine. Illustrant au mieux la thèse de Walter Benjamin qui refuse de voir dans le passé une époque révolue ; le passé ne passe pas, dit-il, c’est une autre forme du présent…

  Vrai pour toutes les époques, mais l’histoire des Noirs le dit de façon exemplaire. Si L’histoire coloniale n’en finit pas de coller à la peau de l’Europe, celle des Noirs, s’est écrite dans l’esclavage et continue encore! Ainsi, dans La Grande Chambre, la jeune Dorylia, Antillaise née au Havre, part à la recherche de son ancêtre africain, premier noir doté du statut de domestique libre… Pour elle, la frontière entre hier et aujourd’hui s’avère ténue,  comme celle entre rêve et réalité.
Se rencontrent ici les héros d’hier et d’aujourd’hui, dans un lieu au nom lourd de symbole : la «grande chambre» située dans l’entrepont des bateaux négriers où étaient enfermés les esclaves.  Tout fait écho à cet événement traumatique inaugural : cela se passe au Havre, haut lieu du commerce dit triangulaire, avec des personnages à la recherche d’une généalogie, et surtout avec l’humiliation, celle qu’ont vécue les parents et celle qu’on reçoit en partage.
Dans le langage théâtral qui fait vivre cette quête de mémoire, la parole s’articule aux cris et au chant. Musique, danse et rythme tiennent ici une place importante, traduisant une force vitale et le spectacle devient alors une cérémonie qui tire sa force du féminin,  où on célèbre l’écriture, et où on dit la vie de femmes laissées dans l’ombre : écrivaines, poétesses, danseuses et chanteuses qui font de la création artistique leur planche de salut.
A ce métissage artistique, s’ajoute la vidéo, qui,  loin d’être ici un support illustratif ou décoratif, redouble la scène du récit, en lui conférant une profondeur géographique et/ou historique, et en  convoquant un ailleurs où se joue le destin d’un peuple. Avec émotion, mémoire et puissance d’évocation dans une belle rencontre entre Eva Dumbia et ces  écrivaines….
Bravo à Macha Makeïeff qui a accompagné Eva Dumbia qui reviendra cet automne à La Friche de la Belle de Mai avec Massilia Afropéa.

 Michèle Bigot

Spectacle créé au Centre Dramatique national de La Criée, Marseille du 29 mars au 2 avril.

 

 

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