Rêve et folie de Georg Trakl, mise en scène de Claude Régy

 

Rêve et Folie de Georg Trakl, traduction de Marc Petit et Jean-Claude Schneider, mise en scène de Claude Régy

Pascal Victor/ArtComArt

Pascal Victor/ArtComArt

Le poète autrichien Georg Trakl (1887-1914), étoile fulgurante au souffle rimbaldien et admirateur de Dostoïevski, connut une vie brève et douloureusement intense, marquée par la drogue, l’alcool et une relation incestueuse avec sa sœur Margarete … Et il connut une insertion sociale difficile, troublée par  la crainte de la folie et la culpabilité.

L’horrible Grande Guerre va poursuivre, néfaste, le poète qui, pharmacien-soldat sur le front  de Grodek, meurt à l’hôpital, en 1914 d’une surdose de cocaïne. Accident ou suicide? Une fin énigmatique. La poésie de Georg Trakl, d’inspiration expressionniste, signe la modernité d’avant 1914. Et Sébastien en rêve s’apparente à une douce folie: solennité religieuse et figure mythique de Sébastien supplicié et martyr : souffrance et douleur, angoisse et mort.

Un paysage de nuit et brouillard, dans un mouvement de déclin, folie, putréfaction et mélancolie. Ici,  le paradis enfantin est perdu à jamais, et l’inceste sororal est l’une des images de rejet : « Ma vie s’est brisée. (…) Dites-moi que je ne suis pas fou. Je suis plongé dans une obscurité de pierre. Ô mon ami, comme je suis devenu petit et malheureux.» Rêve et Folie, poème en prose autobiographique, résonne d’une musique apocalyptique et prophétise le cataclysme occidental du début du XX ème siècle.

Claude Régy, attiré par un sentiment existentiel, entre souffle et disparition, interstice entre vie et la mort, crée ici un spectacle-performance lumineux -vrai soleil noir- avec l’un de ses comédiens attitrés, Yann Boudaud.  Sallahdyn Khatir a imaginé une cellule d’ombre : un dessous d’arche de pont, une forme ovale englobant le comédien, comme un œil immense qu’habiterait en son centre l’interprète-iris. Il s’y déplace lentement, et avec lenteur et précaution s’étire les bras en croix et lève doucement une jambe, avant de la reposer délicatement sur le sol. Du fond de la scène, l’homme s’approche des spectateurs attentifs au verbe poétique de Georg Trakl qui  frappe les esprits, avec une caverne platonicienne d’images visuelles colorées et sensorielles, des scènes fortes comme la mort du père et le visage blafard maternel, l’enfance perdue et la mort s’avançant à pas lents. Bref, un vrai cauchemar expressionniste. Le poète pourtant progresse sans relâche dans sa folle avancée, errant dans le froid et le givre où l’être se sent seul.

Reviennent en mémoire les pierres glacées d’un monastère avec son caveau, sa chambre des morts aux mains tachées de vert. L’envers du jour est un thème obsessionnel: le promeneur erre dans une «nuit étoilée», un «jardin étoilé», «sous la lune blanche» ou «la nuit argentée de la lune», et si l’aube rougeoyante offre des reflets lumineux aux surfaces glacées de la montagne, les rencontres sont souvent annonciatrices de mort.

Le marcheur viole un enfant, figure de sa sœur dont le visage ressemble étrangement au sien. Il étrangle un chat, coupe le cou d’une colombe, et dénombre toutes les traces de putréfaction qui blessent le regard du vivant. Dans l’embrasure d’une porte, à travers une prose poétique suffocante, apparaît l’ombre maternelle et souvent celle de la sœur, ou parfois d’un ange. Remords et culpabilité rongent sourdement le poète à l’éloquence tendue, figure onirique enserrée dans le silence et les sons sourds de Philippe Cacchia, un bruit oppressant de moteur de lourde machine ou d’élévateur…

Comment mieux dire l’absence de Dieu et la solitude absolue de l’homme? Le poète évoque le poids sur ses épaules, d’une race maudite: celle de la faute et du péché. Après une telle expérience, on relit Claude Régy: «Il y a un courage dans la vitalité, incompréhensible, fabuleux, de vivre jour après jour. (…) Il y a, probablement, une force de vie qui est en nous, qui est déposée, qui fait qu’on encaisse tout, parce qu’on a besoin de continuer.» Rêve et Folie témoigne de cette persévérance à être, et à exister malgré tout, grâce à Georg Trakl, Claude Régy et Yann Boudaud.

Véronique Hotte

Nanterre-Amandiers, 7 avenue Pablo Picasso, Nanterre (Hauts-de-Seine), jusqu’au 16 décembre. T. : 01 46 14 70 00

Crépuscule et déclin et Sébastien en rêve  sont publiés chez Poésie Gallimard.

Écrits 1991-2011 de Claude Régy, Solitaires Intempestifs.

 


Lettres à Elise de Jean-François Viot, mise en scène d’Yves Beaunesne

Lettres à Elise de Jean-François Viot, mise en scène d’Yves Beaunesne

 

©GuyDelahaye

©GuyDelahaye

Témoignage juste et pertinent de la guerre 14-18, le spectacle, inspiré d’une correspondance réelle, entrelace la grande Histoire aux petites histoires familiales. Un instituteur, appelé au front, laisse au pays sa femme enceinte et ses deux enfants. Elle fera cours à la classe restée sans maître et accueillera aussi quelques Belges en exode qui aideront à la ferme. Elie Triffault, seul, lit ou bien fait revenir à sa mémoire certaines images d’un passé récent au village, avec son épouse et les siens,  et il anticipe les permissions qui tardent et finissent par arriver… L’acteur évoque, commente et décrit sa situation précaire. Derrière lui-belle scénographie de Damien Caille-Perret-une paroi vitrée sert aussi de tableau où le soldat dessine son pays en guerre et sa petite famille. Et des images vidéo laissent entrevoir la silhouette féminine aimée qui, peu à peu, dit avec émotion ses lettres de réponse.

Figure fugitive, fantôme gracieux en noir et blanc, elle semble glisser sur le sol. Peu à peu, Elise (Lou Chauvain) apparaît en transparence, à la fois présente et lointaine, indéfectiblement à Jean. Et les copains de service militaire restent soudés et forment une autre famille  pour la jeune femme quand son mari  est au front. Elise accouchera de Jeanne, la petite dernière et lui apprendra cette naissance mais aussi les notes à l’école de Camille et d’Arthur, les aînés, et l’arrivée d’un enfant et d’un adulte belges.

 Au front, un Noël partagé, fête éphémère entre soldats allemands et français. Mais les officiers tyranniques, seront capables de fusiller le chef de la compagnie: Victor bien-aimé de tous, aussitôt remplacé par Jean. Violence et brutalité des chefs haineux, sentiment de trahison chez les soldats…

Au village, la vie d’Elise s’organise et les Belges apportent leur lot d’humanité. Avec des instants comiques dans ce spectacle. Jean, lisant la lettre d’Elise, imite la Comtesse du village, altière et cruelle, qui ne livre pas de bois en quantité suffisante pour chauffer l’école mais protège son fils pour qu’il n’aille pas au front. La vie va, par-delà les horreurs de la guerre : graves blessures, voire amputations, séjours à l’hôpital et mort qui survient  brutalement. Comme on peut le voir aussi grâce à des images d’archives muettes des poilus dans les tranchées. Un spectacle précis et poétique, au plus près de la qualité des êtres.

 Véronique Hotte

Théâtre de l’Atalante 10 place Charles Dullin Paris XVIIIème, jusqu’au 14 avril. T. : 01 46 06 11 90

 

 

Les Vibrants

Festival d’Avignon:


Les Vibrants
par la compagnie Teknaï, mise en scène de Quentin Defait

0fc13a_c816e5dfef4c4f17af39295a3ea28f65Parmi les nombreux spectacles sur la Grande Guerre, celui-ci  reçu le label de la mission du Centenaire de la première guerre mondiale et ont été le coup de cœur du Club de la presse, au festival d’Avignon 2014.  Eugène (Benjamin Brenière), jeune soldat engagé volontaire, qu’un éclat d’obus a laissé défiguré, est hospitalisé au Val-de-Grâce dans le service du docteur Morestin. Dans ce service des  gueules cassées, où les miroirs sont absolument prohibés, une jeune infirmière fera tout pour le sortir de son mutisme.
Eugène a une fiancée, Blanche, jeune comédienne que, dans son état, il  refuse de revoir. La grande Sarah Bernhardt (Amélie Manet), lors de sa tournée aux armées françaises, fait escale au Val-de-Grâce, invitée par le colonel Picot (Mathieu Hornuss) qui cherche à remonter le moral de ses hommes.
 Elle rencontre Eugène, se prend d’affection pour lui, et lui apprend son métier puis lui offrira le rôle-titre de Cyrano de Bergerac, un comble pour le soldat dont le nez est une prothèse. Surprise : il apprend qu’il aura Blanche pour partenaire.

Le texte d’Aïda Asgarzadeh (qui joue aussi dans le spectacle) est bouillonnant d’intelligence et déploie de beaux ressorts dramaturgiques, bien relayés par les comédiens  et la mise en scène. Cette saga humaine et historique rappelle la structure en fresque du Porteur dHistoire  d’Alexis Michalik, qui a triomphé à Avignon et au-delà avec lui aussi de jeunes comédiens.

Des rangées de tulle partagent le plateau en deux, et symbolisent les rideaux qui  séparaient les lits d’hôpital. Malgré un espace réduit, les quatre jeunes comédiens passent facilement d’une scène à l’autre, en modifiant l’espace du plateau. Les masques, très réalistes, contribuent à  l’unité esthétique du spectacle. On se laisse embarquer dans cette histoire émouvante et forte, grâce à une interprétation, des images et une travail sonore soignés… Autant de raisons d’aller voir  la mise en scène de Quentin Defalt.

Julien Barsan

 Théâtre de l’Alizé à 20h45 T. 04 90 14 68 70

 http://www.dailymotion.com/video/x20vsf2

Voïna (La Guerre)

 

Voïna (La Guerre), d’après La Mort d’un héros de Richard Aldington, L’Iliade d’Homère et Les Notes d’un cavalier de Nicolai Goumilev, livret d’Irina Lychagina, mis en scène de Vladimir Pankov

   VoinaVladimir Pankov dirige un collectif d’acteurs et de musiciens bien connu à Moscou depuis une dizaine d’années, et avait présenté au Théâtre des Abbbesses, il y a presque déjà cinq ans, une sorte de comédie musicale inspirée de Tchekhov (voir Le Théâtre du Blog). Il réitère mais cette fois, mais sur le grand plateau du théâtre de la Ville, avec une fresque épique commandée et créée en Russie pour le centenaire la première guerre mondiale.
  Cela se passe à Paris en 1913 dans un milieu cosmopolite, où des jeunes gens très libres, bien habillés, les hommes en habit noir et les femmes en robe longue et chapeau blancs. En majorité, peu conscients de la tragédie qui se prépare en Europe, ils fêtent Noël en buvant du champagne. On entend le son éraillé d’un ancien tourne-disque. Il y a ici, entre autres, George, un peintre anglais sa femme Betsy, mais aussi des poètes russes Vladimir, et Nicolaï, accompagné d’Anna, sa femme.
On parle beaucoup d’art et de littérature mais aussi, et avec une grande insouciance, de la guerre qui n’a pas encore eu lieu et dont les jeunes gens ne peuvent avoir aucune idée, et qui va pourtant se charger de rebattre atrocement les cartes du monde occidental. La guerre: fléau évident pour certains d’entre eux plus lucides,  alors que d’autres la voient comme une fatalité, voire même comme une nécessité inhérente à toute forme de civilisation.
Avec à l’appui, la fameuse épopée d’Homère qui raconte la guerre de Troie où vont s’affronter les Achéens de Grèce, et les Troyens, avec la complicité des dieux: Zeus, Athéna, Poséidon, Apollon…  Le  siège de Troie dura dix ans, ce qui, pour l’époque, était très long. Les très fameux:  Agamemnon, Ulysse, Achille, Ajax, Patrocle, Nestor, Ménélas, la belle Hélène, et de l’autre côté: les non moins fameux: Priam et sa femme Hécube, Pâris, Hector et Andromaque, Cassandre…  Achille finira par tuer Hector le Troyen, et les Achéens  gagneront cette guerre.

  Quelques mois plus tard, les jeunes gens de Voïna, en proie à une incompréhension totale, vont se retrouver, plongés dans l’horreur des combats et des hôpitaux militaires avec ses mourants et ses blessés. Vladimir apprend, accablé, la mort de George, et Anna emmènera Vladimir consulter un psychiatre, qui, dit la note d’intention, « va inventer un jeu de rôles fondé sur la guerre de Troie ».
Ce qui est moins évident sur le plateau où l’on a du mal à s’attacher aux personnages!  Pourtan musique, chorégraphie, chants et jeu  sont réglés avec un grand soin mais malheureusement toujours comme en force, avec une balance très mal réglée.
Ce dont se défend Vladimir Pankov qui nous a dit n’avoir pas eu le temps nécessaire pour répéter à Paris et que ce Voïna est un spectacle de recherche. Assez étonnant ! Quand on déplace une trentaine de comédiens/musiciens et toute une équipe technique depuis Moscou, on prend ses précautions…
Résultat: au bout d’une trentaine de minutes de cet estouffadou visuel et sonore, avec un texte tricoté sur trois registres, on décroche, d’autant plus, quand on ne connait pas la langue de Tolstoï, qu’il faut se raccrocher aux sur-titrages…
Malgré de belles images:  une trentaine de capotes militaires pendues à de cintres qui descendent d’un seul coup  du ciel, ou ce groupe de jeunes soldats qui transportent un piano/crapaud noir, comme un cercueil (mais on oubliera vite ces images répétitives  de jeunes femmes debout suspendues en l’air) on ressort, de ces deux heures vingt, un peu sonné par cette avalanche d’informations visuelles d’abord, mais aussi orales, textuelles en surtitrage, musicales, chantées qui, collées, n’arrivent pas vraiment à faire sens…
Pour le metteur en scène russe, la guerre n’a rien de quelque chose de confortable et il a fait exprès, nous a-t-il-dit, pour que l’on ne comprenne pas la structure de la pièce… Cette pirouette rhétorique ne nous a pas convaincu.
Le texte raconté ici, et traduit en sur-titrage, associe l’épopée d’Homère aux extraits du roman (1929) de l’anglais Richard Adlington qui fut une sorte de réponse poétique à la guerre. Reste au public à se débrouiller comme il peut, avec ce flot d’images associé aux extraits succincts de cette Iliade finalement mal connue, et aux  les textes de Richard Adlington et de Nikolai Goumilev, le tout enrobé de chansons et de musique jouée en direct sur le plateau par les remarquables comédiens/musiciens.
Sur scène, règne un incroyable va-et-vient, mais réglé par Vladimir Pankov comme dans son précédent spectacle, avec une précision d’horloger.
On retrouve ici la même rigueur de direction d’acteurs, habillés des mêmes costumes noirs et blancs, tous très soignés de La Noce. Aucun doute là-dessus: Vladimir Pankov sait faire, et bien faire, mais ici dans une sorte de sécheresse,  malgré un thème aussi grave, et il ne crée aucune émotion. Bref, cela ne fonctionne pas, et le metteur en scène aurait pu aussi nous épargner ces fournées de fumigènes à gogo, et une musique envahissante qui surligne tout. Sans véritable efficacité!
“La guerre, personnage principal de la pièce, dit Vladimir Pankov, est bien au cœur de toutes les situations dramatiques: d’une idée abstraite, elle se fait concrète par la présence de la douleur, et de la terreur ».
On veut bien, mais malheureusement ici, on ne ressent pas grand chose!  Même il a été influencé d’évidence par le fabuleux Wielopole, Wielopole…, n’est pas le grand Tadeusz Kantor qui veut! L’artiste et metteur en scène polonais savait de quoi il parlait: il avait connu la guerre de 14 au plus près, puisqu’une partie de sa famille y avait été tuée. Et il avait aussi bien connu la suivante, avec l’invasion de sa Pologne, vingt ans plus tard… (Il n’avait jamais voulu aller jouer en Russie à cause du massacre en  1940, de plus de 4.000 officiers polonais à Katlin par les sbires de Staline)…
Le gros point faible de Voïna? Une dramaturgie beaucoup trop compliquée, et une mauvaise gestion du temps qui rendent ce spectacle de deux heures vingt, bien long et dans l’ensemble, assez  fastidieux. Vladimir Pankov, malgré une indéniable maîtrise technique, a, cette fois-ci, raté son coup. Dommage.
La diplomatie, en matière d’échange de spectacles, devrait avoir certaines limites…

 Philippe du Vignal

 Théâtre de la Ville, Paris  jusqu’au 15 janvier. Image de prévisualisation YouTube

 

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