Points de non-retour, texte et mise en scène d’Alexandra Badea


Points de non-retour, texte et mise en scène d’Alexandra Badea

 

 © Simon Gosselin

© Simon Gosselin

Qu’est-qu’«assumer l’histoire de ce pays, avec ses moments de grandeur et ses coins d’ombre» ?  L’auteure s’est interrogée sur l’injonction qui lui a été faite à la cérémonie de naturalisation, quand elle est entrée de plein droit dans la nationalité française… Comment dire cette propriété qui est aussi un héritage ? Notre pays qu’elle a choisi et l’a adoptée, a relevé le défi… Alexandra Badea, écrivaine de langue française, parle d’un terrible coin d’ombres couvert de mensonges que l’Histoire enfouit soigneusement dans l’oubli!
Comme cette affaire terrifiante du massacre de Thiaroye au Sénégal: les tirailleurs sénégalais, incorporée en 1938, puis faits prisonniers, souvent évadés et entrés dans la résistance, sont rapatriés dans leur pays cinq ans plus tard et regroupés au camp de Thiaroye. L’administration coloniale refusa de payer la solde due et, sous prétexte de rébellion, quand ils ne réclamaient que leur seul droit, les a fait mitrailler. Morts pour la France, et par elle, mais non reconnus comme tels jusqu’à présent !

Avec méthode, Alexandra Badea fait aussi se rencontrer une jeune femme qui a quitté sans retour possible, la Roumanie communiste et le fils de l’un de ces Sénagalais tués à Thiaroye. Leur histoire d’amour est impossible à vivre : un fils qui ne veut rien savoir ni assumer de ce passé, le petit-fils d’un des massacreurs lui-même anéanti par la mémoire de cet acte, et une jeune journaliste qui, trente ans plus tard, exhume les dossiers et tisse les liens entre tous ces héritiers d’un passé dont on peut enfin parler. La dette sera enfin payée ou effacée…

Alexandra Badea porte avec force, avec une évidente volonté pédagogique, ce tissage des destinées, et cette conviction qu’il faut savoir d’où l’on vient, pour aller quelque part ou tout simplement pour vivre. Même l’amour entre deux personnes est politique et déterminé par l’Histoire : le fils du soldat tué à Thiaroye ne peut pas rester en France et la réfugiée roumaine ne saurait la quitter… Bref, le présent grouille d’un passé empoisonné, sans que nous le sachions. Le jeu sur les temporalités du récit, du vécu, de l’enquête,  mais aussi de ses effets en retour sur ceux qui ont vécu cette histoire, fonctionne très bien. Sur tout cela, on suit l’auteure mais moins sur sa tendance à déplier les tenants et aboutissants psychologiques, le “ressenti“ de ses personnages, au risque de tomber parfois dans la formule, trop jolie pour n’être pas creuse.

Alexandra Badea a monté elle-même ce premier volet d’un triptyque avec une belle maîtrise et une parfaite cohérence. Scénographie unique de Velica Panduru en trois plans : une grève de sable rouge, le plateau et un triple écran. Les personnages glissent de l’un à l’autre, entrant dans le film, porteur aussi de leurs rêves et de la mémoire d’images énigmatiques et obstinées. Et cela embrasse le spectacle dans une sorte de tendresse, au risque de le refermer sur lui-même.«J’ai constitué, dit Alexandra Badea, une équipe multiculturelle d’artistes, pour la plupart binationaux, venus de différents pays à l’image de la France d’aujourd’hui : Madalina Constanti est roumaine, Sophie Verbeeck, franco-Belge, Aline Adjina franco-algérienne, Kader Lassina Touré, ivoirien, Thierry Raynaud, français (…). Je voudrais, dit Alexandra Badéa, connaître leur histoire, celle de leurs parents et grands-parents, croiser leurs expériences et réflexions, avec celles de personnes qui ont eu un tout autre parcours, une autre  vie,  et qu’on voit peu, qu’on entend peu »,.
Bénéfice de cette méthode : les comédiens sont eu cœur du projet, et au mieux de ce qu’ils peuvent donner. Avec un bémol : ce «théâtre-fleuve» est documenté, concret, civique et on attend la suite avec un grand intérêt, mais comment en porter le texte, quand il se perd en s explications, dans un trop-plein de mots ?

Un spectacle trop pédagogique? c’est là son moindre défaut. On ne reprochera jamais à un théâtre public de travailler sur de vraies questions collectives. Monter ce Points de non-retour, malgré un texte parfois logorrhéique, est un projet passionnant. Dans la grande salle du même théâtre, se joue aussi Révélation de Léonora Miano, mise en scène par Satoshi Miyagi (voir Le Théâtre du Blog) : après Antigone, au festival d’Avignon l’an passé,  le metteur en scène japonais travaille sur les âmes tourmentées du Roi Kongo, du Roi Bingue, de ceux qui ont été les complices de la “déportation transatlantique des sub-sahariens“. Il faut que les mots soient dits, et la dette payée, pour que se rééquilibre l’harmonie de l’univers.

Christine Friedel

Théâtre National de la Colline, rue Malte-Brun, Paris  XX ème, jusqu’au 14 octobre. T. : 01 44 62 52 52.

Les 18 et 19 octobre, à La Filature- Scène Nationale de Mulhouse.

Les 29 et 30 novembre, au Next Festival à la Comédie de Béthune.


Calek, d’après les mémoires de Calek Perechodnik

Calek, d’après les mémoires de Calek Perechodnik, traduction de Paul Zawadzki, adaptation de Charles Berling et Sylvie Ballul

 492x328x70244_calek-daniel-kapikian.jpg.pagespeed.ic.UQkZT6HfuF« Le 9 octobre 1943 … L’impitoyable processus qui mène à la destruction de notre famille touche à sa fin, il ne me reste plus que le triste rôle de celui qui raconte, de celui qui va mourir en dernier… Il y a à peine deux mois, j’avais encore l’illusion que nous pourrions peut-être nous faufiler à travers la guerre… »
   La musique minimale et intense de György Ligeti est absorbée par les murs assombris du plateau juste éclairé par trois ampoules suspendues (décor de Christian Fenouillat). Comme un rappel du bunker lugubre où mourut, lors de la capitulation du ghetto de Varsovie, Carel Perechodnik.
 Ancien membre de la police juive dans le ghetto, il est l’auteur d’un journal que Charles Berling considère comme un texte majeur pour notre mémoire collective, plutôt éloquent en des temps «où notre vieille Europe voit réapparaître les démons du racisme, de l’antisémitisme et de l’intolérance».
  Charles Berling a pensé que le théâtre devait se saisir, dans un geste politique nécessaire, de ce témoignage posthume sur la vie à l’intérieur du ghetto : accompagnement des siens à la mort pour Calek Perechodnik, hébétude et incrédulité des victimes, comme des policiers juifs passifs dont il fait partie, hommes toujours confiants en l’homme et à la dimension positive et innée de l’espoir. Mais aussi observation des exactions et des pillage des appartements désertés par des Polonais.
  Calek Perechodnik, devenu policier pour sauver peut-être sa famille, n’en verra pas moins sa femme et sa fille partir pour Treblinka! Survivant malgré lui et porteur d’un sentiment de culpabilité pesant, il détaillera le moment ultime d’une faute personnelle, à l’instant fatidique où, croit-il, il n’a pu agir comme il aurait dû.
 L’écrivain silencieux souffre à en crier d’une faille existentielle indélébile : il devait, soit passer du côté des victimes et rejoindre femme et enfant pour partager leur sort tragique, soit se révolter, dire non et s’opposer aux ordres, au risque de mourir immédiatement d’une balle dans la tête, tué par les nazis allemands.
 Que choisir, quand on ne peut ni agir, car la mort fait peur, ni adopter la posture glorieuse du héros qui partage le sort des siens, ni se contenter d’une soumission d’esclave obéissant aux tyrans ? 
 L’époux et père malhabile mais lucide ne peut oublier le regard interrogatif et éloquent de son épouse. Auparavant, il avait assisté encore, impuissant et écœuré, aux agissements de Ukrainiens battant, violant et tuant à leur gré des jeunes femmes.  
  Un des seuls et rares survivants du ghetto, lors de l’Action de liquidation de 1942, il réussira à s’évader, et trouvera refuge dans un appartement de Varsovie où il écrit fébrilement ses mémoires. Mais il meurt en août ou septembre 1944, lors de l’insurrection de la capitale, après les avoir confiées à un ami polonais. «Je vous demande de considérer ces mémoires comme une ultime confession. Je ne me fais aucune illusion. Tôt ou tard, je partagerai le sort de tous les Juifs de Pologne. »
 Charles Berling dit avec précaution, page après page, les feuilles du texte qui joncheront le sol quand il les jettera au vent de la mémoire… Une confession inavouable du sentiment douloureux de la faute, de l’erreur, d’un non-acte ou d’un non-choix, que Calek Perechodnik ne peut guère se pardonner.
  Emotion et grâce avec ces aveux terrifiants, révélés avec retenue et porteurs d’une humanité profonde dont nous sommes tous héritiers.

 Véronique Hotte

 Théâtre de Lorient-Centre Dramatique National, le 27 février.

 

Les derniers jours de l’humanité

Les derniers jours de l’humanité de Karl Kraus, traduction de Jean-Louis Besson et Heinz Schwarzinger, conception, adaptation et mise en scène de David Lescot

les derniers jours  »Ce drame, dont la représentation, mesurée en temps terrestre, s’étendrait sur une dizaine de soirées, est conçu pour un théâtre martien. Les spectateurs de ce monde-ci n’y résisteraient pas. Car il est fait du sang de leur sang, et son contenu est arraché à ces années irréelles, impensables, inimaginables pour un esprit éveillé, inaccessibles au souvenir et conservées seulement dans un rêve sanglant, années durant lesquelles des personnages d’opérette ont joué la tragédie de l’humanité (…)  avertit Karl Kraus (1874-1936) dans sa préface.»
En effet, cette chronique théâtrale de la Première Guerre mondiale, vue de Vienne, compte plus de deux cents scènes, cinq cents personnages et d’innombrables changements de décors. Il s’agit d’un colossal documentaire couvrant toute la durée du conflit avec un montage d’articles de presse, ordres du jour militaires, réclames, chants de guerre, textes réglementaires, discours politiques et sermons religieux.  Et toutes les voix que Karl Kraus a pu capter dans la rue, les cafés ou salles de spectacle…
  «Les faits les plus invraisemblables exposés ici, se sont réellement produits (…). Les conversations les plus invraisemblables menées ici, ont été tenues mot pour mot, avoue l’auteur  et les inventions les plus criardes sont des citations. »  Défenseur de l’expressionnisme, il façonne des figures sociales burlesques auxquelles il prête une emphase certaine, pour composer un cabaret satirique virulent, une «tragédie épique» en cinq actes, un par année de guerre. «L’action éclatée en centaines de tableaux, dit-il, ouvre sur des centaines d’enfers.»
Au fil du temps, on voit l’hystérie nationaliste virer au désenchantement cynique, les chants guerriers, aux requiems. Et les va-t-en-guerre, devenir des fantômes… 
David Lescot réalise l’exploit de faire tenir en une heure quarante-cinq, avec quatre comédiens et un pianiste, sur un petit plateau, cette œuvre monumentale, sans en dénaturer la vigueur ni l’esprit. Son adaptation privilégie les scènes récurrentes et resserre l’action sur les mêmes personnages.
Dans un décor unique, jonché de débris de pianos qui encombrent le plateau, de courtes séquences, monologues ou dialogues, nous transportent de Vienne à Berlin, des bureaux ministériels aux casernes, des quartiers populaires aux appartements bourgeois, et du front aux hôpitaux militaires.
Pour répondre à l’aspect documentaire de la pièce, des films d’époque, projetés sur un grand écran en fond de scène, sont accompagnés, comme au bon vieux temps du cinéma muet, par des compositions d’Hans Eisler, Arnold Schoenberg, Alban Berg, Joseph Haydn avec sa berceuse Deutschland über alles

Par choix, les images de propagande, bandes d’actualités diffusées pour entretenir le moral de l’arrière, sont majoritairement d’origine française. Ce qui offre un contrepoint au contexte germano-autrichien de la pièce. Le message porté par ces images s’inscrit en dialogue, ou en contradiction, avec le texte.  Comme ces longs plans, à la fin, du film En dirigeable sur les champs de bataille, réalisé en 1919, avec un panorama de ruines, en relation directe avec un épilogue apocalyptique : «Je suis bien grise, dit la forêt morte, moi qui fut verte ! »
Le matériau filmique, habilement utilisé, introduit une distance supplémentaire à celle que distille l’humour décapant de Karl Kraus qui, écrit-il, «n’est que le reproche à soi-même de quelqu’un qui n’est pas devenu fou à la pensée d’avoir gardé le cerveau intact en témoignant de cette époque. Seul lui, qui livre à la postérité la honte de sa participation, a droit à cet humour. »`
Le jeu des comédiens est en accord avec les intentions de l’auteur ; en véritables virtuoses, ils passent d’un personnage à l’autre avec célérité. On retiendra surtout la performance de Denis Podalydès qui se fait lecteur, à l’instar du polémiste viennois, qui, lors de soirées très prisées, donnait voix à l’immense cabaret de ses œuvres.
Acteur caméléon, il incarne aussi, et avec truculence, généraux cacochymes, prédicateurs verbeux, ou commères maniérées… Même s’il en fait parfois un peu trop, il imprime au spectacle une énergie débridée, fidèle à l’esprit satirique de ce contemporain et ami de Frank Wedekind.
La justesse et l’esprit acide de Pauline Clément, nouvelle recrue de la Comédie-Française, sont aussi dans le ton. On découvre talent lyrique de Sylvia Bergé et de Bruno Raffaelli, par ailleurs au jeu un peu inégal. Malgré quelques flottements dus à la difficulté de l’exercice, le spectacle fonctionne. Et Damien Lehman, au piano, accompagne discrètement le jeu théâtral  et les extraits de films d’archives.
Triste épopée d’un autre siècle, Les Derniers Jours de l’humanité n’a rien perdu de sa modernité ni de son mordant. Les accents guerriers, la langue de bois et le cynisme qu’elle épingle sont toujours de mise aujourd’hui… 

Mireille Davidovici

Théâtre du Vieux-Colombier, rue du Vieux-Colombier, 75006 Paris, jusqu’au 28 février.
La pièce est publiée en version intégrale aux éditions Agone.

Rouge décanté

 Rouge décanté, d’après le roman de Jeroen Brouwers, adaptation de Guy Cassiers, Dirk Roofthooft, Corien Baart, mise en scène de Guy Cassiers

  bezonken_rood_09_hiresJournaliste, écrivain et essayiste, Jeroen Brouwers est né en 1940 à Batavia (Indes néerlandaises). Après l’invasion japonaise en 43 et la capitulation de l’armée de son pays, son père fut enfermé dans un camp de concentration  près de Tokyo. Jeroen,encore petit,  sa grand-mère, sa mère et sa sœur, sont d’abord internés au camp japonais de Kramat, puis dans celui de Tideng, dans un quartier suburbain de Batavia. Mais sa grand-mère n’y résistera pas.
   Dans Rouge décanté, roman autobiographique, Jeroen Brouwers nous  parle du camp de Tideng, réservé aux femmes et à leurs enfants (les garçons de moins de dix ans restant auprès de leur mère).  Horreur et effroi, le séjour carcéral se fait pour Jeroen, expérience et découverte hasardeuse de la cruauté programmée et assumée des hommes.
 Les Japonais, qui n’ont pas d’état d’âme, obligent les prisonnières à se tenir droites des heures entières, sous la pluie ou le soleil, ou bien à sauter nues et à croasser comme des grenouilles, jusqu’à l’évanouissement ou la mort. La femme, être humain dont la beauté est blessée et détruite à jamais, n’existe plus.  Et la  douleur qu’il éprouve devant cette dégradation irréversible, l’enfant ne la comprend pas encore. Témoin oculaire, il grandira, empêché définitivement de sourire, à partir d’une épreuve initiatique inouïe dans un monde déserté par l’humanité.
Seule, la lecture et la récitation par cœur, pendant la séance de torture, du livre pour enfants offert par sa mère, poussera la petite victime qui porte sur la tête le casque colonial de son grand-père, à affronter l’insoutenable, à tenir debout et à résister en dépit de tout.
 Le narrateur et personnage, porté par le jeu intense de Dirk Roofthooft, analyse comment une part de lui-même n’a pu quitter la terreur de Tideng, coupant court à sa relation à la mère, aux femmes et au monde, comme incapable d’émotion et de sensibilité, malgré le souvenir plus récent de la beauté de Lisa.
Pour Guy Cassiers, cette entreprise autobiographique est une ode à la survie  grâce à l’imagination et, malgré le déni de l’auteur, une ode aussi à sa mère. Décor, lumière et vidéo de Peter Missotten impriment leur marque au spectacle, avec une évocation de jardins japonais aux dalles carrées, séparées par des filets d’eau, qui rappellent la froide abstraction du camp.
 Dans le lointain, un rideau de fer tendu sur les hauteurs, scintille de lumières, de reflets tranchants, et de taches rouges: sang et feu, pour  évoquer la bombe d’Hiroshima du 6 août 1945. Rappel aussi de toutes les barrières de l’enfermement, grillages et portes, qui bloquent les consciences. Le panneau sert aussi d’écran où  l’on voit le comédien qui, au plus près du public, fait sa toilette et brique son intérieur autant que possible, obsédé par le désir de nettoyer corps et objets pour retrouver une pureté perdue.
 Dirk Roofthooft décrit l’horreur inscrite dans un passé qui mord toujours sur le présent : «Toute chose dépend d’une autre qui la côtoie.» Évocations du présent immédiat, ou plus lointain, retour à la femme aimée et aux dérives de l’adulte, projections dans l’enfance: l’acteur ne cesse de toucher à des moments de vérité, d’où naît une émotion puissante…

 Véronique Hotte

 Théâtre de la Bastille, Paris, jusqu’au 18 décembre. T : 01 43 57 42 14.

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